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Full text of "Le monde des aveugles: essai de psychologie"

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15 
■V 



Bibliothèque de Philosophie «oientiflQue (bu 



3° HISTOIRE 



lLEXINSKT(6règoira), ancien député & It Donnai, 
.a Russie moderne (8* mille). 

ILEXINSKY (Grég.). La Russie et l'Europe 

5» mille). 

lURlAC (Jules d 1 ). La Nationalité fran- 
çaise, sa formation. 
IVENEL (Vicomte Georges d'). Découvertes 
l'Histoire soolale (6* mille). 
IATIFF0L (Louis). Les Anciennes Répu- 
iliques alsaciennes. 
MOTTOT (Colonel). Les Grands Inspirés 
levant la Solence. Jeanne d'Arc. 
ILOCH (G.), professeur à la Sorbonne. La 
république romaine. 

IQRGHÈSE (Prince G.). L'Italie moderne 
4« mille). 

IOUCHE-LECLERCQ (A.), de l'Institut. L'Into- 
éranoe religieuse et la polltloue('i'i. . 

JRUYSSEL (E. tan), con--;ï *r- èr»-": ii- !:■ . 
fane. La Vie sociale ;«• mine. . 

SAZAMIAN ;Lcis\ m« <li- Conférences à la 
tarhonne. L'Angleterre moderne (7 a m.) 
IAZAM1AN Louis . La Grande-Bretagne 
)t la guerre. 
ÎHARRIAUT. La Belgique moderne (7* m.) 

ÎHARRIAUT (Henri) et ■.-L.AMICIGROSSI. L'I ta- 
ie en guerre. 

I0LIN (J.), Lt-Cotone!. Les Transforma- 
Ions de la Guerre (6* nùl.e;. 

ÏOLiN (J.) L'-Colonel. Les Grandes Batall- 

esderHistoire/0e/'«ft{f<7i</féâf9/J.(6*m..: 
IROiSt'T «A.-, memnre de rir.itif.:'.. Les Dm- 
nocraties antiques tO* mii.e.. 
Ilthi Gm* t" f : •■»• ''-v 'i** • .:fi: î ..i. Une 
RépuD'.iaue patricienne. Venise >;* :? .. 



GARCIA-CALOERON (F.). Les Démoora 
latines de l'Amérique (5* mille). 

OENNEP. Formation des Légendes (S 
HARIANO (J.)» ambassadeur. Domina 
et Colonisation. 

HILL, ancien ambassadeur. L'Etat mode 

LE BON (0' Gustmï. La Révolution F 
çaise et la Psychologie des Rév 
tlons (11* mille;. 

LEGER .Louis.', membre de l'Institut. 
Panslavisme et l'Intérêt français 
LICHTENBERGER (H.), professeur adjoint 
Sorbonne L'Allemagne moderne (14* 

LICHTENBERGER |H.) et PaJ PETIT. L'In 
rialisme économique allemand. 
IUC U A' : £ J H' • I .* i'ln«i:tiit de Flor 
Le» Démocraties italiennes. 
MtYNIER/Csmrciruiint t.;. j» r à l'feiV.e mil 
de SainM'.yr. L'Afrique noire ..V mi 
■ICHELS (Robert). Professeur a .l'niv* 
de Turin. Les Partis Politiques. 
■UZcT A.;. Le Monde balkanique (5 

NAUDEAU ^Ludovic). Le Japon mode 
son Evolution (10 e mille i. 

OLLIVIER ;E.).i-ÏAca.ic:i'i< !ran^.s«. Pi 
sophle d'une Gusrrs 1870 i : * n 

OSTWALD -W. . ».«!..•.«* -r r 1 : :..••. 
Leipzig.. Les Grands Hornnea 

PRENNE *K.;, I r«î ? a J i'û »>»mi. ^> 
Les Oemccratse* des F*ny*> Bas •.-.' 

S02 {Fîrrr'ri .i.'Fne»"S«w américaine, i 



Le Monde des Aveugles 



ESSAI DE PSYCHOLOGIE 



Bibliothèque de Philosophie scientifique 



il 

-Al *■ 



PIERRE V1LLEY- 



AGRÉGÉ DB i/UMVKRSIT* 



Le Monde 



des Aveugles 



ESSAI DE PSYCHOLOGIE 




PARIS 

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 
26, acs hacinb, 26 

1918 

droit* de tndaction, d'adaptation et de reproduction réservé* 
pour tous les pays. 



Droits de traduction et de reproduction réservé» 
pour tous les pays 

Copyright 1914, 

by Ernest Flammarion. 



AVANT-PROPOS 



J'ai eu l'occasion de faire sur moi-même et sur 
beaucoup d'autres aveugles un grand nombre d'obser- 
vations. D'autre part, des renseignements abondants 
sur la psychologie des aveugles sont ensevelis dans 
leurs publications spéciales. Il m'a paru qu'il pouvait 
être intéressant, à la fois pour le grand public et pour 
les psychologues, de réunir ces documents. 

Cette considération seule pourtant ne m'aurait 
peut-être pas décidé. Je m'étonne d'écrire aujourd'hui 
mon nom sous le titre de ce livre; il y a dix ans, je 
ne m'y serais pas résolu : l'aveugle éprouve une 
répugnance parfois invincible à entretenir les autres 
de son infirmité. Pour triompher de cette pudeur, 
il a fallu le sentiment d'un devoir. Les aveugles sont 
victimes de l'ignorance où est le public de leur véri- 
table condition. Faire connaître leur psychologie, 
c'est les défendre contre des préjugés qui sont la 
principale entrave à leur activité professionnelle. 

Le lecteur n'a pas à redouter que ces deux desseins 
s'empêchent l'un l'autre, qu'un désir d'apologie 
fausse mes observations. J'espère que le scrupule 
avec lequel j'ai essayé de marquer les limites de ce 
que peut l'aveugle, s'il lui vaut peut-être des reproches 



"«3 

i 



VI AVANT-PROPOS 

de la part des intéressés, fera le mérite de ce petit ' 
volume. Ma conviction profonde est que la vérité - 
seule peut servir efficacement la cause que je défends. 

Une large place a été faite aux opinions erronées ■; 
qui ont cours sur la cécité. Elles ont été mentionnées ; 
parce que, toutes fausses qu'elles sont, elles ins- " 
truisent le psychologue, en tant qu'elles représentent 
l'idée de la cécité qui germe spontanément dans le 
cerveau du voyant, et aussi parce qu'elles comptent 
parmi les réalités les plus douloureuses auxquelles se 
heurte l'aveugle. 

A bien des reprises il sera question des aveugles- 
sourds. Mon dessein n'est pas de présenter leur 
psychologie, et des problèmes intéressants qui les 
concernent sont peut-être restés dans l'ombre. Mais 
il m'a paru que pour éclairer les sentiments d'êtres 
qui sont privés d'un sens, il était instructif de les 
confronter avec des êtres privés de deux sens, en 
même temps qu'avec des êtres normaux. Presque 
dans chaque chapitre, les aveugles-sourds nous offri- 
ront un terme de comparaison plein d'enseignements. 

Au reste, on voudra bien regarder cet essai comme 
le résultat d'une collaboration. Bien des aveugles y 
ont fourni, souvent sans la savoir il est vrai, leur 
contribution. MM. Papendieck, président du Verein 
der deutsch-redenden Blinden; Stainsby, secrétaire 
général de la British and Foreign Blind Association, 
de Londres ; Siddal, ancien élève du collège de Wor- 
cester; Pietro Landriani, président de la Société Mar- 
gareta, à Florence, ont très aimablement facilité ma 
documentation dans leurs pays respectifs. Plus parti- 
culièrement je dois des remerciements à M. Maurice 
de la Sizeranne qui a si largement mis à ma disposition 



I 

I 



AVANT-PROPOS VII 

les ressources de Y Association Valentin Haûy et les 
siennes propres. Il a vu dans ce livre un champion 
j d'une cause à laquelle il a donné sa vie; c'est dire 
i / assez quelle bienveillance il lui a témoignée. V Asso- 
ciation Valentin Haûy pour le bien des aveugles, qu'il 
a fondée, et qui a son siège à Paris, 9, rue Duroc, 
offre à tous les informations les plus riches sur la 
psychologie des aveugles et les moyens de se rendre 
compte de tout ce qui concerne la vie des aveugles. 



"I 



17 février 1913. 



Le Monde des Aveugles , 

ESSAI DE PSYCHOLOGIE 



PREMIÈRE PARTIE 

L'INTELLIGENCE 



CHAPITRE I 
Les facultés intellectuelles. 



I 

-if 

Voici un siècle un quart que, pour la première fois, 
le soleil s'est levé sur le petit monde des aveugles. La 
culture morale et intellectuelle que, Tan 1784, Valen- 
tin Haiiy les déclara capables de recevoir, n'a pas 
seulement apporté dans leurs ténèbres la lumière des 
âmes, et fécondé tant de cœurs et tant d'intelligences 
jusqu'alors en friche, elle a fait surgir une cité labo- 
rieuse qui s'efforce d'assurer de jour en jour davan- 
tage à chacun de ses membres, ces déshérités de la 
veille, avec un développement plus complet de leurs 
facultés la dignité et les joies d'une activité utile. 

Jusqu'alors les aveugles étaient des isolés. Les con- 
quêtes de chacun d'eux étaient perdues pour ses 
frères d'infortune. En les appelant tous aux bienfaits 
de l'instruction, Valentin Haûy a créé un lien entre 
eux. Désormais des intérêts communs les unissent. 
Us forment un petit monde. Us ont leurs écoles spé- 
ciales, leurs bibliothèques, leurs journaux, leurs 

1 



2 LE MONDE fcfcS AVEUGLES 

associations. Ce que chacun imagine pour l'améliora- 
tion de son propre sort est communiqué à tous. Une 
solidarité étroite leur permet de perfectionner pro- 
gressivement leurs procédés de culture et leurs 
moyens d'action. 

Leur vie s'est ainsi complètement transformée. 
Autrefois, seuls quelques aveugles placés dans des 
circonstances privilégiées parvenaient, au prix d'ef- 
forts que l'on imagine difficilement, à développer 
leurs facultés. Tous aujourd'hui trouvent un milieu 
favorable à l'épanouissement de leur personnalité; 
tous, au moins en principe, sont appelés à recevoir 
une culture adaptée à leurs besoins et à tmener une 
existence utile. Mais malgré cette transformation, le 
préjugé de la cécité subsiste toujours, il ne recule que 
bien lentement. 

Dans presque tous les esprits, toujours le mot 
aveugle évoque la même image pitoyable et fausse. 
Derrière ces yeux éteints, cette face sans vie, le pre- 
mier mouvement est de supposer que tout s'est 
assoupi, l'intelligence, la volonté, les sensations, que 
les facultés de l'âme se sont engourdies et comme stu- 
péfiées. Et puis, habitués que sont les clairvoyants à 
ne rien faire sans l'aide de leurs yeux, tout naturel- 
lement il leur semble que si la vue venait à leur man- 
quer, ils seraient aussitôt incapables de toute activité, 
que le cours même de la pensée s'arrêterait en eux. 

Ils ne s'imaginent pas aisément que, privés des 
ressources de la vue, les aveugles trouvent en échange 
dans les autres sens d'autres ressources, négligées de 
la plupart des hommes que les largesses de la nature 
rendent insouciants, mais précieuses à qui sait les 
faire fructifier. Ils ignorent ou ils oublient que des 
bienfaiteurs ont inventé des procédés spéciaux, des 
méthodes qui permettent aux aveugles de diminuer 
le fossé que la cécité a creusé entre eux et les autres 
hommes. Pour le monde, l'aveugle reste un être sin- 



LES FACULTÉS INTELLECTUELLES 3 

guliep, étranger à la vie commune. La rencontre d'un 
aveugle adroit et distingué vient parfois contredire 
cette image sommaire; mais bien vite elle revient, 
elle triomphe des expériences contraires. Il faut 
peut-être fréquenter longuement des aveugles pour 
s'en défaire tout à fait ; encore, même à ce prix n'y 
parvient-on pas toujours. 

Ce qui rend si difficile la lutte contre cette erreur 
psychologique c'est qu'elle a son fondement au plus 
intime de la conscience. Le clairvoyant juge les aveu- 
gles non par ce qu'ils sont, mais par la crainte que la 
cécité lui inspire. Si son image fausse de la cécité 
reposait principalement sur l'expérience mal inter- 
prétée, si elle venait essentiellement par exemple de 
la vue de tant de mendiants aveugles rencontrés aux 
portes de nos églises, d'autres expériences, en suppo- 
sant à celles-là, en corrigeraient l'effet. Mais plus 
forte que toutes les observations venues du dehors, la 
révolte de toute sa sensibilité en face de « la plus 
atroce des infirmités » impose au clairvoyant son pré- 
jugé et donne cours à mille légendes. Le clairvoyant 
s'imagine lui-môme frappé de cécité. Comme les 
moyens d'action de l'aveugle sont très différents des 
siens, ils sent tout ce qu'il perd, et non ce, qu'il 
retrouve. C'est un abîme qui s'ouvre devant lui. Toute 
son activité et sa pensée même, organisées autour 
d'impressions visuelles, lui échappent à la fois, toutes 
ses facultés enveloppées de ténèbres sont comme 
perdues et figées ; il lui semble surtout que l'aveugle 
reste écrasé du fardeau qui l'accable, que les sources 
mêmes de la personnalité en lui sont empoisonnées. 
C'est là une impression chez le clairvoyant plus qu'un 
jugement, je le sais, mais aussi nos impressions pèsent- 
elles plus dans notre conduite que n,os jugements. 

Puisque cette impression provient des différences 
psychologiques qui séparent l'aveugle du clairvoyant, 
de ce quç, ayant, donné la vue pour base à sa vie il la 



4 LE MONDE DES AVEUGLES 

sent s'effondrer tout entière dans la cécité sans 
qu'il ait conscience des moyens de la rebâtir sur 
une base nouvelle, pour la combattre efficacement le 
meilleur procédé est peut-être d'examiner avec pré- 
cision la psychologie des aveugles, d'inviter le clair- 
voyant à se représenter exactement les ressources 
dont ils disposent. Avant tout il importe de bien éta- 
blir cette vérité fondamentale que la cécité n'entame 
pas la personnalité, qu'elle la laisse intacte. Ses 
sources restent saines ; aucune des facultés mentales 
de l'aveugle n'est atteinte, et toutes, dans des circons- 
tances favorables, sont susceptibles d'un plein épa- 
nouissement, du plus haut degré de développement 
auquel un être normal peut aspirer. Au point de vue 
physique il sait qu'il ne peut pas prétendre à la mên^e 
liberté d'action que le clairvoyant. Il peut n'être pas 
complètement dans la dépendance du clairvoyant, 
voilà tout. Mais au point de vue intellectuel et moral 
il a des prétentions plus hautes : il se déclare l'égal 
des autres hommes. 

Maintenant que les aveugles, réunis dans des éco- 
les, sont faciles à observer, maintenant qu'une cul- 
ture rationnelle, si elle n'a pas encore produit tous 
les effets désirables, montre du moins aux psycholo- 
gues ce que l'on peut attendre de leurs facultés, il est 
aisé d'échapper aux erreurs de Diderot. Même Valen- 
tin Haûy, avec toutes ses généreuses ambitions, 
n'osait pas tant espérer de l'avenir, et il écrivait au 
roi en 1786 : « Nous ne prétendons pas mettre jamais 
le plus habile de nos aveugles en concurrence dans 
aucun genre, même avec le plus médiocre des savants 
ou des artistes clairvoyants. » Malgré l'expérience 
qui, si des questions de détail restent obscures, a 
répondu péremptoirement sur ce point essentiel, 
l'opinion n'a guère dépassé le point de vue de Valen- 
tin Haiiy. Les psychologues et les typhlophiles du 
moins ne peuvent plus s'y tenir. 



LES FACULTES INTELLECTUELLES 



II 

Qu'on veuille bien y réfléchir, la vue n'est pas 
nécessaire au bon fonctionnement de la pensée. Si 
le mal qui Ta détruite a été confiné à Pœil et «i ses 
dépendances immédiates, s'il n'a pas atteint le cer- 
veau, l'intégrité de l'intelligence est sauve. Il y a 
dans l'esprit de l'homme fort peu de notions que 
l'aveugle (j'entends l'aveugle-né) ne puisse acquérir, 
parce qu'il y en a fort peu qui nous viennent unique- 
ment par les yeux. Analysez les éléments d'une sen- 
sation visuelle : vous verrez que presque tous se 
retrouvent dans la sensation tactile. Vous regardez 
une règle auprès de vous sur votre table : la couleur 
vous frappe d'abord. Voilà une sensation que l'aveu- 
gle-né n'aura pas, il aura beau palper la règle sur 
toutes ses faces, jamais ses doigts ne lui diront qu'elle 
est noire. Mais tout le reste : longueur, largeur, 
hauteur, forme des extrémités, rigidité des angles 
et des arêtes, poli des faces, place occupée sur 
votre table, distance qui la sépare de vous, toutes 
ces autres notions lui seront données par sa main 
qui explore. Toutes en effet se ramènent à des notions 
élémentaires d'espace, d'étendue, de solidité que le 
toucher fournit aussi bien, et jnôme plus exactement 
que la vue. 

Il y a sans doute des objets trop éloignés de nous 
et de dimensions trop considérables pour qu'ils puis- 
sent être palpés ; niais toutes les notions que Ta vue 
donne aux hommes sur ces objets se ramènent à 
celles que nous venons d'indiquer; toutes donc, la 
notion de couleur exceptée, sont concevables pour 
x l'individu qui est doué du toucher. Il suffira de mul- 
tiplier et de composer des notions d'espace et d'éten- 
due données par le toucher pour construire l'idée de 
cet objet et s'en faire une image exacte. La vue est un 



6 LE MONDE DES AVEUGLES 

toucher à longue portée, avec la sensation de couleur 
en plus; le toucher est une vue de près avec la cou- 
leur en moins, et avec la sensation de rugosité en 
plus. Les deux gens nous donnent des connaissances 
du même ordre. 

Les clairvoyants ne peuvent pas embrasser la terre 
d'un seul regard ; ils ne laissent pas cependant de 
s'en construire une idée d'après les indications que 
leur donnent les géomètres. De même, pour le sobjets 
qu'ils ne pourront point toucher les aveugles se for- 
meront des idées d'après les rapport des clairvoyants 
toujours traduisibles en langage tactile. 

Donc l'aveugle-né sera privé de la notion de cou- 
leur : c'est une notion élémentaire celle-là, qu'aucun 
autre sens ne peut 'donner, qu'aucun langage ne peut 
faire comprendre, qu'aucune analogie ne peut per- 
mettre d'entrevoir à qui n'a pas vu. J'y joins la notion 
de lumière qui est dans le même cas. Mais ce sont là 
des notions de peu d'importance au point de vue 
intellectuel : elle ne concernent que la superficie des 
objets; elles n'entrent en aucune façon dans la cons- 
titution des idées essentielles à la pensée humaine 
comme sont les idées d'espace, de temps, de 
cause, etc.. 

L'aveugle sera encore privé de ces impressions de 
plaisir ou de douleur que causent à l'esprit certains 
rapports entre les formes et les couleurs perçues par 
l'œil. Il n'aura pas la sensation du beau visuel. Et ici 
je reconnais que ce qui lui manque est considérable. 
Beaucoup d'émotions puissantes lui sont refusées. 
Mais sa perte n'est pas à proprement parler intellec- 
tuelle. Ces rapports ne donnent naissance à aucune 
idée claire et distincte, elles n'éveillent que des 
impressions subjectives; Quand nous parlerons de 
l'aveugle artiste, il nous faudra mentionner cette 
lacune capitale ; pour étudier son intelligence, il y a 
peu de compte à en tenir. 



LES FACULTÉS INTELLECTUELLES 7 

Lumière, couleur, beau physique, si j'ajoute à cela 
la perspective, qui concerne manifestement le fonc- 
tionnement de la vue seule et qu'aucun aveugle de ma 
connaissance n'est arrivé à se représenter clairement, 
je crois bien que j'aurai tout énuméré. Et ces lacunes' 
ne se rencontrent que chez l'aveugle-né et chez l'indi- 
vidu qui a été frappé en très bas âge, ce qui n'est pas 
le cas ordinaire. Accordez-lui seulement quelques 
années : il aura acquis toutes ces notions ; et, jusqu'à 
la fin, sa mémoire les lui représentera dans sa nuit. 

III 

Soit, presque toutes les idées sont susceptibles de 
loger dans un cerveau d'aveugle; mais, dira-t-on, s'il 
n'y a pas impossibilité pour l'aveugle à les concevoir, 
à tout le moins il y a une extrême difficulté à les 
acquérir. L'obstacle n'est plus dans la nature des 
idées, mais dans l'indigence des moyens dont dispose 
l'aveugle pour se les assimiler. Le clairvoyant les 
doit pour la plupart à la vue, et il n'est point de route 
qui puisse les conduire à l'esprit avec autant de rapi- 
dité ni autant de précision. Le mobilier de l'intelli- 
gence semble donc devoir toujours rester rudimen- 
taire. C'est l'objection capitale, celle qu'on retrouve 
au fond de tous les étonnements dont nous parlions. 
A tous ceux qui me l'exprimant, invariablement je 
pose la même question : connaissez-vous Helen 
Relier? 

Hclen Keller est une jeune Américaine qui, à dix- 
huit mois, à la suite d'une grave maladie, s'est 
trouvée aveugle et sourde, muette aussi par suite de 
sa surdité. Sa petite âme semblait donc être presque 
complètement close aux impressions du dehors. Son 
bagage intellectuel devait, semble-t-il, se borner à 
quelques rares idées,' les idées des objets qui se 
trouvaient à la portée cte sa main. Encore était-il 



8 ÊÉ XïONDF, DîlS AVEUGLES 

douteux que dans des ténèbres si épaisses elle pût 
jamais les concevoir d'une manière distincte. Et 
pourtant aujourd'hui Helen Keller, toujours sourde 
et toujours aveugle, âgée de trente-deux ans, est une 
personne très distinguée, très instruite, qui a suivi 
les cours d'une université, a brillamment subi ses 
examens et qui parle plusieurs langues. Il a suffi de 
lui faire certains signes dans la main tandis qu'elle 
touchait des objets, pour qu'en vingt jours elle com- 
prît que toute idée était représentée par un signe 
spécial et que, grâce à cette convention, les homme v s 
pouvaient se communiquer leurs pensées. Un mois et 
demi plus tard, elle reconnaissait au toucher les carac- 
tères de l'alphabet Braille. Après un nouveau mois 
elle écrivait une lettre à l'une de ses cousines; au 
bout de trois ans, elle avait acquis une somme d'idées 
et de mots suffisante pour converser librement, lire 
avec intelligence et écrire en bon anglais. On eut 
alors l'idée de lui faire toucher les mouvements du 
pharynx, des lèvres, de la langue qui accompagnent 
la parole humaine, et, en imitant ces mouvements, 
elle reproduisit les sons qu'on articulait en sa pré- 
sence. Un mois lui suffit pour apprendre à parler 
correctement l'anglais, et, rien qu'en posant la main 
sur les lèvfes de son interlocuteur, elle commençait 
à lire avec les doigts les mots qu'elles émettaient. 
Ainsi, à l'aide du seul toucher, Helen Keller s'est 
ménagé trois ouvertures sur le monde extérieur, trois 
routes qui lui apportent les idées du dehors : l'alphabet 
manuel, la lecture en relief et la parole humaine ; et, 
grâce à ces trois moyens d'acquisition, elle s'est 
placée dans cette aristocratie intellectuelle si peu 
nombreuse que forment les hommes très cultivés. 
Enfin, non contente de parler sa propre langue, elle a 
étudié l'allemand de manière à avoir aisément accès 
aux grandes œuvres de Aa. littérature germanique, 
le français qu'elle écrit correctement, même le latin 

( 



LES FACULTÉS INTELLECTUELLES 9 

et autant de grec que ses examens universitaires en 
requéraient. Outre son Autobiographie elle a écrit divers 
ouvrages qui, traduits dans toutes les langues, ont fait 
le tour du monde. La vie mentale d'Helen Kelier est 
une vie très active, partagée entre la méditation, la 
lecture,' qu'elle qjme par-dessus tout, le commerce de 
quelques intimes, les soins d'une ample correspon- 
dance et le travail de la composition littéraire, une 
vie pleine qui ne laisse aucune place au désœuvrement 
et à l'ennui. 

Les sceptiques n'ont pas manqué. Ils ont déclaré 
que le cas d'Helen Kelier n'était qu'un roman, le 
chef-d'œuvre du bluff américain. Ils ont démontré, 
avec un grand cortège de preuves, que nécessairement 
un aveugle-sourd, frappé de sa double infirmité avant 
l'achèvement de sa seconde année, ne pouvait se cons- 
tituer qu'un magasin d'idées très pauvre, tout à fait 
insuffisant pour alimenter une pensée, une sensibi- 
lité, une volonté normales. Fort bien, mais les faits 
se moquent des argumentations. Helen Kelier existe. 
Elle habite, non dans un lieu inaccessible, mais en 
l'un des points les plus peuplés du globe, aux envi- 
rons de Boston, où il est facile de la voir et de l'entre- 
tenir, où beaucoup de savants, et notamment le pro- 
fesseur Stem, de Breslau, au récit duquel j'aurai 
occasion de me référer, sont allés la visiter, cons- 
tater par eux-mêmes la véracité de récits qui leur 
semblaient fabuleux. Des témoignages nombreux nous 
renseignent sur son passé. Les lettres de sa maî- 
tresse, qui ont été retrouvées et publiées, nous font 
suivre au jour le jour le développement de sa per- 
sonnalité. Ses écrits sont dans toutes les mains : on 
ne les supprime pas avec des raisons. 

Non seulement le développement d'Helen Kelier est 
Un fait incontestable mais il n'est pas un fait isolé. 
Pour être plus célèbre que les autres, et à juste titre, 
Helen Kelier n'est pas la seule aveugle-sourde qu'on 



10 . LE MONDE DES AVEUGLES 

ait arrachée à ses ténèbres. Six écoles actuellement se 
consacrent à la libération d'âmes ainsi emprisonnées. 
Le nombre des sauvetages, plus ou moins complets, 
qu'elles opèrent s'élève rapidement depuis que l'éveil 
a été donné 1 . Laura Bridgman, la première aveugle- 
sourde qui ait reçu une éducation méthodique, et 
Richard Clinton aux Etats-Unis, Marthe Obrecht en 
France, Inocencio Juncar y Reyes en Espagne, beau- 
coup d'autres encore ont fourni aux psychologues de 
tous les pays d'amples sujets d'édification. Eugenio 
Malossi, de Naples, jeuiie homme d'une intelligence 
vive, lit et écrit le français comme l'italien, sa langue 
maternelle et jouit d'une activité intellectuelle que 
beaucoup de voyants pourraient envier. Mais Malossi 
n'a été enveloppé de sa double nuit qu'à l'âge de 
cinq ans, Helen Keller à dix-huit mois. On pourrait 
objecter que l'un et l'autre ont été secondés dans leur 
développement par des souvenirs visuels et auditifs 
conservés de leur première 1 enfance, et si la chose 
n'est aucunement vraisemblable pour Helen Keller 
elle est probable dans le cas de Malossi. Plus signifi- 
cative encore à ce point de vue est l'éducation de 
Marie Heurtin qui a été entreprise voici une quinzaine 
d'années à Notre-Dame-de-Larnay, près de Poitiers. 
Marie Heurtin est sourde et aveugle de naissance. La 
lumière ne s'en est pas moins faite et bien faite dans son 
intelligence. M lle Heurtin qui, à son entrée à l'école, 
rugissait et se roulait à terre comme un petit animal, 

1. Il faut observer que ces malheureux sont en petit nombre. 
Sans doute fréquents sont les cas de surdi-cécité dans lesquels 
l'une des deux infirmités ou môme toutes les deux sont surve- 
nues à un âge relativement avancé; mais le problème psycho- 
logique qui nous occupe ne se pose que lorsque l'une -et l'autre 
sont congénitales ou remontent à la première enfance. On ne 
connaît actuellement que huit aveugles-sourds qui le soient de 
naissance. Le plus souvent, en effet, la surdi-cécité congénitale 
s'accompagne de lésions cérébrales graves qui entraînent une 
mort prématurée. 



LES FACULTES INTELLECTUELLES 11 

est aujourd'hui une jeune fille de vingt-cinq ans, 
réfléchie, active, joyeuse, qui raisonne juste. Si Ton 
s'est Contenté pour elle d'une instruction intellec- 
tuelle primaire, tout donne à penser que ses facultés 
lui eussent permis d'aller bien au delà. Son succès 
confère sa pleine signification psychologique au cas 
d'Helen Keller; et si Ton rapproche de ces deux 
exemples celui de Laura Bridgman qui était privée 
non seulement de la vue et de l'ouïe, mais encore du 
goût et de l'odorat, la preuve irréfutable est fournie 
que les seules impressions du tact suffisent à éman- 
ciper une âme et à libérer son vol vers les plus hautes 
cimes que l'esprit humain ait explorées. 

Puisque Helen Keller a pu faire ce que nous avons 
dit, comment s'étonner que des aveugles qui entendent 
et qui parlent parviennent quotidiennement au déve- 
loppement intégral de Jeurs facultés intellectuelles? 
Son exemple nous montre combien nos cerveaux nous 
viennent riches d'hérédités séculaires, façonnés pour 
la vie, avides de recevoir les idées et de les faire 
germer; il nous prouve que parfois un pâle rayon de 
lumière suffit à faire éclater la croûte de ténèbres qui 
les entoure et à les féconder. L'intelligence de l'aveugle 
que nous estimons volontiers toute sombre, est toute 
pénétrée de la lumière du dehors. Sans parler du 
goût et de l'odorat qui, riches de sensations, n'appor- 
tent que des idées trop élémentaires, elle a le sens de 
l'ouïe et celui du toucher, le premier pour la pensée 
parlée, le second pour la pensée écrite, tous les deux 
précieux pour faire connaître les objets extérieurs. 
Par ces deux fenêtres grandes ouvertes sur le monde 
les idées entrent à flots. Qu'importe que devant la 
troisième un store reste baissé? Le jour pénètre assez 
abondant à l'intérieur pour y entretenir une pleine 
activité. 

Nous aurons à revenir sur le toucher qui a sa langue 
propre, ses procédés à lui de lecture et d'écriture et 



12 LE MONDE DES AVEUGLES 

i i 

dont la haute valeur intellectuelle nous est suffisam- 
ment prouvée par l'exemple . des aveugles-sourds. 
Ce n'est pas par l'œil, c'est par la main qu'au point de 
vue sensoriel l'homme se distingue de l'animal. Nous 
aurons à nous demander comment et par quelle édu- 
cation elle peut suppléer l'œil dans la représentation 
des objets, dans la conquête du monde extérieur, 
et par conséquent dans la constitution du bagage 
intellectuel nécessaire à la pensée. Je ne veux qu'indi- 
quer combien par l'ouïe l'aveugle entendant est dans 
une situation incomparablement plus avantageuse 
que celle d'Helen Keller elle-même, combien ce sens 
est un prodigieux excitateur pour la pensée. 

La faculté d'entendre représente pour l'homme 
l'acquisition spontanée, involontaire du langage et par 
suite d'une bonne partie de l'expérience humaine. 
C'est le langage, en effet, qui hausse nos esprits jus- 
qu'à la conception des idées générales et abstraites. 
Notre progrès dans l'ordre des abstractions ne peut 
se faire qu'à la faveur de progrès parallèles dans 
l'assimilation du langage. Grâce à l'ouïe l'esprit de 
l'enfant est comme battu dès son premier âge d'idées 
abstraites élaborées par la conscience commune qui 
cherchent à l'envahir et à l'enrichir. Ce n'est pas tout. 
Par le èens de l'ouïe non moins que par celui de la 
vue, l'homme est comme plongé dans un mondé de 
sensations qui le stimulent : il en est enveloppé. 
Quelque passif qu'on le suppose, il est arraché à sa 
torpeur, entraîné dans la vie commune. Incité sans 
cesse par les propos de ses parents, de ses frères, de 
ses sœurs qui le mêlent continuellement à la vie exté- 
rieure, l'esprit de l'enfant aveugle ne peut demeurer 
dans l'inaction. Il n'y a aucune raison pour qu'il 
s'engourdisse dans la paresse. Pourvu qu'on ait quelque 
soin de lui, qu'on lui explique les choses qui sont hors 
de. la portée de ses sens, il ne restera en arrière 
d'aucun des enfants de son âge. Plus tard, quand il 



LES FACULTÉS INTELLECTUELLES 13 

sera un homme, les conversations des personnes qui 
l'entoureront le tireront constamment hors de lui- 
même comme feraient des spectacles, empêcheront 
que sa pensée ne s'isole, ne se replie sur soi, ne 
s'enferme dans sa prison. Montaigne, qui s'y enten- 
dait, disait : « Je consentirais plutôt de perdre la 
vue que Pouïe » et il le disait sans doute parce qu'il 
aimait la causerie plus que tout autre plaisir; mais 
aussi ce curieux, toujours insatiable d'idées nouvelles 
et qui trouvait tant de délices dans le libre jeu de 
l'intelligence, savait fort bien qu'en général l'oreille 
alimente et stimule notre pensée propre plus que 
l'œil. Il trouvait que la conversation était le plus 
fructueux des exercices. Est-il paradoxal de penser 
que le sens de l'ouïe est un sens plus intellectuel, en 
quelque sorte, que la vue? L'œil, après tout, ne 
meuble l'esprit que des images des objets extérieurs, 
l'oreille y porte les idées, tout le travail de réflexion 
que la pensée greffe sur ces objets. Aristote disait 
que de toutes les facultés la plus importante pour 
les besoins de l'animal, c'est la vue, mais pour l'in- 
telligence, c'est l'ouïe. C'est l'ouïe qui sert de véri- 
table lien entre les esprits. Dans le travail manuel, le 
sourd-voyant est supérieur à l'aveugle; au point de 
vue intellectuel, je suis convaincu que la position de 
l'aveugle qui esitend est préférable à celle du sourd. 

IV „ 

De fait, avant même le temps de Valentin Haûy, 
bon nombre d'aveugles semblent être parvenus à une 
certaine notoriété par leur culture intellectuelle. Mal- 
heureusement nous ignorons en général les conditions 
dans lesquelles ils se sont développés, les moyens 
qu'ils ont employés, et nous manquons de données 
précises sur leur psychologie. Beaucoup ne représen- 
tent guère pour nous que des noms. Tels sont quel- 



14 LE MONDE DES AVEUGLES 

ques anciens Grecs et Romains, comme ce Diodote le 
stoïcien, et cet Aufîdius dont parle Cicéron dans ses 
Tusculanes . Didyme d'Alexandrie , qui vivait au 
iv e siècle de notre ère, est un peu mieux connu. Vers 
la fin du Moyen Age, on cite encore quelques savants 
d'une mémoire remarquable : Nicaise, de Malines ou 
de Verdun ; Fernand, de Bruges; Pierre Dupont, de 
Paris. Sur Ulrich Schomberg (1601-1648), nous avons 
un témoignage de Leibniz. « Il a enseigné à Kœnigs- 
berg, dit Leibniz, la philosophie et les mathémati- 
ques à l'admiration de tout le monde. » Bien qu'il 
n'eût perdu la vue qu'à l'âge de deux ans et demi, il 
n'avait conservé aucun souvenir de la lumière ni des 
couleurs, si bien que les impressions visuelles ne 
furent pour rien dans sa formation intellectuelle. Au 
xvïii 6 siècle, le Suisse Huber dut quelque réputation à 
Voltaire, et, grâce à Diderot, on a connu chez nous 
l'Anglais Saunderson. Le -premier étudia les mœurs 
de la ruche ; mais il convient de remarquer qu'il avait 
commencé ses travaux comme clairvoyant et qu'il put 
s'aider sans cesse de l'imagination visuelle. Saunder- 
son, au contraire, devint aveugle dès sa première 
enfance, et il semble bien néanmoins qu'il poussa 
fort loin ses études mathématiques. Comme Saunder- 
son, qui professa à l'Université d'Oxford, comme 
l'Ecossais Moyses qui, à la fin du xvm e siècle, fut pro- 
fesseur de physique et de chimie, beaucoup des aveu- 
gles que je viens de nommer ont enseignée, des clair- 
voyants. Il en est de même de Penjon qui, au début 
du xix e siècle, fut professeur de mathématiques au 
lycée d'Angers. Comme on le voit, les mathématiques 
et la philosophie prédominent. Comme poètes, si nous 
laissons de côté les Grecs de l'époque légendaire, 
les Homère et le? Tirésias, et quelques Arabes dont 
nous ne connaissons que les noms, on ne peut 
guère citer que Malaval en France et Blacklock en 
Angleterre qui soient parvenus à une certaine noto- 



LES FACULTÉS INTELLECTUELLES 15 

riété. Nous ne pouvons pas, en effet, nommer le 
grand Milton qui n'a perdu la vue qu'après la qua- 
rantaine 1 . 

Ces noms ont beau ne pas briller d'un grand éclat, 
ils suffisent à prouver que la cécité n'entrave pas le 
plein développement . des facultés intellectuelles. 
D'ailleurs, quiconque voudra s'en assurer par lui- 
même n'aura qu'à visiter un milieu d'aveugles ins- 
truits : on en trouve dans tous les pays, en particulier 
dans les grandes institutions d'aveugles. Dans tous les 
pays aussi on rencontre des étudiants aveugles qui 
fréquentent les Universités et qui se livrent avec 
succès à des travaux variés. En France, nous con- 
naissons un docteur en philosophie, un docteur es 
lettres, deux licenciés es lettres, un docteur en droit 
et divers bacheliers es lettres. Les progrès en ce sens 
ont été s^ marqués depuis une vingtaine d'années, 
depuis que les procédés spéciaux de travail ont été 
perfectionnés et rendus plus accessibles à tous, 
que le besoin s'est fait sentir de grouper dans une 
union internationale tous les aveugles se livrant à des 
études supérieures. L'Association des étudiants aveu- . 
gles, qui a son siège à Genève, favorise les échanges 
de livres en relief, toujours trop rares, et les relations 
de toutes sortes entre les étudiants, écrivains et pro- 
fesseurs de diverses nationalités. Les soixante mem-, 
bres qu'elle groupe actuellement ne donnent qu'une 
idée très insuffisante de l'activité intellectuelle qui se 

1. Je ne parle pas d'Augustin Thierry, de William Prescot, 
l'historien américain, de Ms c de Ségur, de Victor Brochard, pro- 
fesseur à la Sorbonne, de Henry Fawcet, ministre des postes en 
Angleterre, de Georges V, roi de Hanovre, do tant d'autres qui, 
frappés de cécité, continuèrent dans des voies très diverses à 
étonner leurs contemporains par leur activité. Le problème 
psychologique essentiel, en effet, est ici celui de l'éducation. Ils 
ont montré néanmoins par leur exemple qu'en perdant la vue 
ils n'ont perdu qu'un outil, à la vérité très précieux, mais que 
leur intelligence était restée intacte. 



16 LE MONDE DES AVEUGLES 

déploie aujourd'hui dans le monde des aveugles. Cer- 
tains pays, en effet, comme l'Angleterre et les Etats- 
Unis, n'y ont pas encore adhéré, et pourtant, en 
Angleterre, beaucoup- d'aveugles font des études éle- 
vées pour entrer dans le clergé anglican, le seul 
clergé qui ouvre ses rangs aux aveugles. 

Pour donner sa juste signification à ce mouvement 
ascensionnel des aveugles vers les. études supérieures, 
il importe de mettre en ligne de compte qu'il se fait 
malgré les avis des prudents et à rencontre des exi- 
gences pratiques. La plupart des aveugles, en effet, ont 
besoin de travailler pour vivre : la cécité sévit parti- 
culièrement dans la classe indigente. Or, sauf dans 
quelques cas exceptionnels, les études libérales n'ont 
pas encore donné de gagne-pain aux aveugles. La 
musique et le commerce attirent presque irrésistible- 
ment à eux les meilleures intelligences et les esprits 
prévoyants. La haute culture, pour eux, est un luxe, 
une débauche, et tant qu'il en sera ainsi la propor- 
tion des aveugles qui s'y livrent restera relativement 
faible. Nul doute que dans des circonstances diffé- 
rentes il n'en doive être autrement. 

Puisque d'ailleurs, dans le passé, tant d'aveugles que 
nous venons de nommer, et beaucoup d'autres encore 
que nous ne connaissons pas, livrés à leurs seules 
forces, sans le secours d'aucune méthode, d'aucune 
tradition, sont arrivés à cultiver leur intelligence, com- 
ment s'étonner, aujourd'hui qu'ils trouvent des mai- 
sbns prêtes aies recevoir et à les instruire, aujourd'hui 
qu'on a imaginé toute une pédagogie à leur usage et 
des procédés de travail adaptés à leurs besoins, s'ils 
parviennent en grand nombre au même résultat? 



Remarquons, au reste, que ces aveugles s'orientent 
dans toutes les directions du monde intellectuel 



LBS FACULTÉS INTELLECTUELLES 17 

philosophie, théologie, mathématiques, philologie, 
histoire de la littérature, belles-lettres, droit; les goûts 
les plus divers sont représentés. Seules sont désertes 
les branches du savoir où la vue est nécessairement 
requise, comme la médecine et les diverses spéciali- 
lités de l'histoire naturelle. L'obstacle à redouter est 
donc non dans les facultés intellectuelles de l'aveugle, 
mais dans les conditions matérielles du travail ; il vient 
du dehors, non du dedans. L'expérience nous prouve 
par là, et par bien d'autres signes encore, que l'intel- 
ligence de l'aveugle n'est pas seulement égale à celle 
du clairvoyant, mais qu'elle n'en diffère pas en nature, 
qu'elle ne se distingue pas par des caractères parti- 
culiers. Diderot ne pouvait pas croire qu'il en fût 
ainsi. Il voyait dans l'intelligence la résultante des 
sensations, et dès lors, à ses yeux, la perte d'un sens 
devait nécessairement modifier l'essence même de 
l'intelligence. Il estimait que l'aveugle avait une mé- 
taphysique différente de celle des autres hommes, 
une morale aussi qui lui était propre. Il nous a bâti 
de toutes pièces la morale de l'aveugle et sa métaphy- 
sique. Sans aller jusque-là, beaucoup de bons esprits 
émettent volontiers dans la conversation et dans leurs 
écrits mêmes des jugements dogmatiques, et d'ailleurs 
contradictoires, sur les dispositions naturelles des 
aveugles. J'ai lu en quelque endroit qu'ils sont parti- 
culièrement doués pour la pensée abstraite, et en 
quelque autre que la pensée abstraite leur est inac- 
cessible. L'expérience fait table rase de toutes ces 
belles constructions logiques, étayées d'ailleurs sur 
des raisonnements fort séduisants. En fait, l'obser- 
vation montre que non seulement chez l'aveugle 
entendant, mais même chez l'aveugle sourd 1 , la 

1. Dans son étude sur Helen Kcller (1905), M. le professeur 
Stem, de Breslau, a montré que l'acquisition du langage et des 
idées s'est faite chez Helen Keller dans le même ordre que chez 
les enfants normaux. La seule différence à signaler est dans la 






18 LE MONDE DES AVEUGLES 

pensée ne présente pas de caractères spéciaux 
déterminés par les infirmités du corps, qu'elle n'est 
pas conduite par ces infirmités à des conclusions 
qu'un observateur du dehors peut prévoir. A savoir 
égal, elle jouit du même degré de liberté que dans un 
corps intact. 

Pour ceux-là cependant qui * veulent établir des 
distinctions, j'avouerai qu'on peut noter quelques 
particularités qui, sans se retrouver le moins du 
monde chez tous les aveugles et sans leur être impo- 
sées nécessairement, se rencontrent fréquemment 
dans leur petit monde. Je dirai donc que souvent 
la distraction intellectuelle est exceptionnellement 
chère à l'aveugle. Cela se conçoit. C'est par les 
yeux que le commun des hommes reçoit la majeure 
partie de ses plaisirs. Privés de ces plaisirs-là, en 
échange les aveugles en demandent à leurs autres 
facultés. Ils prétendent n'être point frustrés de leur 
part. Ici comme ailleurs, nous retrouvons la sub- 
stitution des fonctions actives à celle qui refuse le 
service. Ils demandent des compensations surtout au 
sens de l'ouïe, et l'on sait combien les aveugles musi- 
ciens sont nombreux; ils en demandent aussi et beau- 
coup au jeu de l'intelligence et de la réflexion. « Je 
suis si heureuse, écrit Helen Keller, que je voudrais 
vivre toujours, parce qu'il y a tant de belles ckoses à 
apprendre. » D'une; façon générale, les aveugles 
aiment beaucoup la lecture, beaucoup plus en 
moyenne que ne font les clairvoyants de même niveau 
intellectuel. Dans les écoles d'aveugles, les heures do 
lecture en commun sont des récréations fort goûtées. 

rapidité de ses progrès. Malgré les obstacles particuliers qu'elle 
avait à vaincre, comme Helen Keller, épelant ses premiers mots 
à sept ans, était de six années en retard sur les autres enfants, 
elle s'est développée beaucoup plus vite. Elle faisait en un 
mois des progrès qui demandent trois mois à un enfant d'un à 
deux ans. 



v 



LES FACULTÉS INTELLECTUELLES 19 

Je sais des aveugles occupés tout le jour, des accor- 
deurs, des rempailleurs de chaises, qui donnent aux. 
livres une partie de leurs nuits. 

Ce goût de la lecture, ce besoin de distractions de 
l'esprit constituent, si je ne me trompe, un avantage 
intellectuel de quelque poids pour les aveugles et 
favorisent leur développement. Ils sont en outre sou- 
vent bien doués sous le rapport de la mémoire. A 
vrai dire, elle semble avoir tendance à baisser chez 
les aveugles depuis qu'ils écrivent plus facilement; 
elle reste pourtant bonne en moyenne. 

Mais si nous accordons à Paveugle quelques avan- 
tages au point de vue intellectuel, le principal sera, 
je crois, une tendance à la réflexion, à la concen- 
tration qui se remarque chez un grand nombre 
d'entre eux. Ici non plus, n'exagérons rien : chez 
les aveugles comme chez les clairvoyants, il existe 
autant de formes d'intelligence que d'individus. Il 
y en a de dissipés; il y en a de capricieux et de 
prime-sau tiers. Chez les mieux doués, cependant, une 
certaine pondération se reconnaît sojuvent. A culture 
intellectuelle égale, il y a souvent, je crois, plus 
d'équilibre et de jugement chez l'aveugle bien doué 
que chez le clairvoyant. Et cela n'est pas pour nous 
étonner; la vue, disions-nous tout à l'heure, est le 
sens des distractions. Moins on est distrait, moins 
le rêve intérieur est interrompu par les accidents du 
dehors, plus on se concentre sur soi-même, plus on 
prend le temps de mûrir ses réflexions, de peser le 
pour et le contre de ses délibérations. 

J'ai rencontré, dans le monde des aveugles, 
.quelques-unes des intelligences les plus sympathiques 
qu'il m'ait été donné de connaître. Il ne s'agit pas 
ici de savants éminents; je parle d'hommes vivant 
sagement, intelligemment, d'hommes qui remplissent 
avec tact leur tâche quotidienne, quelle qu'elle soit, 
et qui, constamment, dans la pratique de la vie, font 



\ 

20 LE MONDE DES AVEUGLIS 

preuve de bon sens et de sagesse. Parfois leur intel- 
ligence, à une grande fermeté, joint une extrême 
souplesse. Ne nommons personne parmi les vivants. 
Voici peu de temps, un homme mourait qui a laissé 
un souvenir ineffaçable chez tous ceux qui Font fré- 
quenté. Ferdinand Bernus était professeur de gram- 
maire et de littérature à l'Institution des Jeunes 
Aveugles de Paris. Très jeune il avait perdu la vue. 
Elève de cette institution où il devait plus tard 
enseigner, il y avait reçu une instruction sommaire, 
très insuffisante pour les besoins de son esprit. Aussi 
fut-il saisi de cette soif de lecture dont je parlais. Il 
se fit lire avec avidité, et se développa par lui-même. 
Nommé professeur au sortir de l'école et presque 
sans préparation, il dut à ses lectures la solidité et 
l'originalité d'un enseignement très personnel. Il avait 
un goût littéraire singulièrement délicat. Il n'a rien 
écrit, moitié par modestie, moitié parce que chez lui 
l'exécution était très inférieure à la conception. Sim- 
plement, courageusement, il a fait une classe pri- 
maire pendant trente-cinq ans, jusqu'à la veille de sa 
mort. Un peu lent d'esprit comme de corps, tout 
d'abord il réagissait faiblement aux impressions du 
dehors, mais il était singulièrement concentré, et sa 
méditation était intense. Quand on avait réussi à 
percer l'écorce un peu froide chez lui, on rencontrait 
une pensée très active, un homme d'une grande 
pénétration et d'une réflexion originale. Il était 
d'excellent conseil. J'insiste sur cet exemple, parce 
que Ferdinand Bernus, que tant d'aveugles, ses élèves, 
ont aimé, paraît avoir réuni en lui quelques-uns des 
caractères les plus saillants qui se retrouvent dans 
l'intelligence de l'aveugle. 

Il est clair que cette concentration a sa contre- 
partie. Elle provient d'une facilité particulière qu'a 
l'aveugle de s'abstraire du monde extérieur, mais à 
cette facilité correspond une difficulté plus grande à 



LES FACULTÉS INTELLECTUELLES 21 

scruter ce monde extérieur, difficulté de documenta- 
tion, de notation des documents aussi, de tout ce 
qu'on peut appeler les à-côtés matériels du travail 
intellectuel. C'est aussi sur ce point-là qu'a porté 
l'effort des inventeurs modernes. Certes, ils n'ont pas 
établi l'égalité; les clairvoyants ignorent pourtant, en 
général, de -combien a été réduite par eux l'infério- 
rité de l'aveugle, combien surtout la merveilleuse 
invention de Louis Braille a contribué, par d«s bien- 
faits multiples à libérer leurs esprits. Elle mérite de 
nous retenir car elle a vraiment transformé les con- 
ditions du travail intellectuel dans le monde des 
aveugles. 

Au reste, il est clair qu'aucune invention, qu'aucun 
prodige du génie humain n'empêchera qu'il faille 
compter avec un lamentable déchet, si l'on peut ainsi 
parler, que beaucoup d'aveugles soient incapables 
d'uu développement normal et fassent grand tort 
à la réputation de leurs compagnons d'infortune. La 
cécité n'en est pas cause, l'expérience le démontre ; 
ce sont les maladies qui souvent accompagnent la 
cécité. Bien plus, ce déchet augmentera peut-être 
encore à l'avenir. En quelques endroits déjà on a cru 
reconnaître (peut-être à tort d'ailleurs) que le niveau 
intellectuel moyen paraît fléchir chez les aveugles. 
C'est que, dans ces dernières années, les progrès 
réalisés par la prophylaxie de la cécité ont permis 
de sauver certains malades qui, autrefois, n'auraient 
probablement pas échappé au mal. Ils en sauveront 
bien davantage dans la suite. Tout le terrain 
ainsi gagné sera reconquis sur des affections bien 
localisées qui n'intéressent que l'œil, en particulier 
sur l'horrible ophtalmie des enfants. Aussi dans les 
générations d'aveugles qui monteront à la vie intel- 
lectuelle, on trouvera sans doute une proportion de 
plus en plus forte de malheureux dont la vue aura 
sombré dans quelqu'une de ces maladies profondes 



'd2 LE MONDE DES AVEUGLES 



qui affectent le cerveau et le système nerveux. Dieu 
nous garde de nous plaindre jamais de ce fléchisse- 
ment intellectuel si telle en est la cause. De tous nos 
vœux, nous appelons le temps, hélas lointain ! où les 
oculistes ne permettront qu'aux idiots seuls de perdre 
la vue. Si jamais ce jour-là venait, encore faudrait-il 
bien savoir que ce n'est pas la cécité qui engendre 
Pimbécillité, mais que cécité et imbécillité procèdent 
Tune e\ l'autre d'une cause plus profonde. Dès aujour- 
di'hui, il importe de ne pas l'oublier, et, si Ton ren- 
contre quelque aveugle d'une pauvre mentalité, de 
résister à la tentation si commune de juger les autres 
aveugles par lui. 



CHAPITRE II 

La culture intellectuelle et l'alphabet Braille. 



I 

Le 4 janvier 1909, le petit monde des aveugles était 
en fête. On célébrait le centenaire de la naissance de 
Louis Braille. Des représentants aveugles étaientvenus 
de tous les pays du monde. Un élan de vénération et 
de reconnaissance Soulevait les cœurs à la mémoîre 
de cet homme dont, même en France, presque tout le 
monde ignore jusqu'au nom : c'était leur émancipa- 
tion intellectuelle que fêtaient les enténébrés en hono- 
rant le souvenir de leur bienfaiteur. 

Aveugle lui-même depuis l'âge de trois ans, pro- 
fesseur depuis 1828 à l'Institution nationale des Jeunes 
Aveugles de Paris *où il avait été élevé, et où il mou- 
rut en 1852, Braille a consacré toutes ses pensées 
à améliorer le sort de ses compagnons d'infortune, et 
c'est lui qui les a dotés du procédé de lecture et 
d'écriture qui est aujourd'hui employé dans l'uni- 
vers entier. Sa mémoire n'est pas moins chère que 
celle de Valentin Hatly : si Valentin Haùy a eu l'idée 
d'instruire les aveugles, Louis Braille a découvert 
les moyens qui ont permis à cette instruction de 
porter tous ses fruits. 

Il est parti d'un principe très simple, d'un principe 
qui nous semble aujourd'hui élémentaire, mais qui 



26 LE MONDE DES AVEUGLES 

elle était suggérée en quelque sorte par la nature 
même du toucher. On a conservé le souvenir de plu- 
sieurs tentatives de ce genre. Un aveugle figurait les 
lettres le long d'un fil au moyen de nœuds variant en 
forme, en grandeur et en nombre. Il entretint par ce 
moyen une correspondance prolongée avec un de ses 
amis. L'interlocuteur n'avait qu'à promener ses doigts 
le long du fil pour y recueillir la pensée dont il était 
dépositaire. Dans le même ordre d'idées, un autre 
aveugle, un musicien, le violoniste Dumas, écrivait sa 
musique au moyen de morceaux de liège, de pièces 
de cuir et de métal qu'il enfilait sur des cordons. 

Ces essais n'ont pas eu de lendemain, et leur unique 
intérêt est de nous montrer que le doigt réclamait 
autre chose que les signes des voyants. Ils n'ont été 
d'aucun secours à Braille qui probablement ne les a 
pas même connus. Braille n'est pas redevable non 
plus des principes de son alphabet aux suggestions 
des psychologues. Il les a dues aux leçons de l'expé- 
rience, à une intuition de génie. Il n'est que juste de 
remarquer cependant que son intuition a été préparée 
dans une large mesure par ses devanciers. 

Je ne parle pas du système de Klein qui avait ima- 
giné à Vienne un alphabet vulgaire -simplifié et tFacé 
à l'aide de points saillants, car il est bien probable 
qu'il n'en a pas entendu parler; mais il a connu et 
utilisé le système de Barbier. Charles Barbier, dans 
le procédé qu'il présenta à l'Académie des sciences 
en 1821 et qui ne fut que peu de temps pratiqué, non 
seulement adoptait le point, mais, plus hardi que 
Klein, pour hâter la lecture et l'écriture, imaginait 
un jeu de signes absolument nouveau. Seulement, 
les caractères de Barbier avaient cette particularité, 
qu'on jugea être un défaut, de représenter des sons 
et non des lettres ; surtout ils présentaient le grave 
inconvénient d'être trop grands pour que le doigt les 
perçût rapidement. Ainsi, peu à peu, les exigences 



LA CULTURE INTELLECTUELLE 27 

du toucher se faisaient entendre. Un pas pourtant 
restait à faire, et un pas essentiel. Peut-être fallait-il 
un aveugle pour le franchir, -peut-être fallait-il un 
homme vivant par le toucher pour donner exactement 
à la lettre les dimensions que le doigt requérait. 

Le prodige de l'alphabet de Braille c'est que son 
signe générateur n r est composé que de six points : 
trois en hauteur, deux en largeur. Voilà qui n'excède 
pas le champ de tactilité — en sorte que la percep- 
tion est rapide , — et qui pourtant le remplit si bien 
que toutes ses ressources sont utilisées 4 . Et, avec ce 
maximum de six points Braille dispose de soixante- 
trois signes : il a de quoi tracer toutes les lettres de 
l'alphabet,' et non seulement les lettres simples, mais , 
encore les voyelles accentuées et les ponctuations. 
Des signes même restent encore disponibles pour 
constituer une sténographie. 

Ce n'est pas tout : Braille a voulu que son alphabet 
fût aisément assimilable, et il est parvenu à ce résul- 
tat, grâce à une disposition très ingénieuse : il a fait 
en sorte que les signes fussent déduits logiquement 
les uns des autres. Suivant un principe rationnel il a 
constitué une première ligne de dix signes qui repré- 
sentent les dix premières lettres de l'alphabet; de 
ces dix signes, par la simple adjonction d'un point, 
-sont déduits les dix suivants qui forment la seconde 

1. L'écartement de ces points peut varier. Le sens du lieu de 
la peau en effet, comme nous le verrons dans un des chapitres 
qui suivent, varie avec les individus, et aussi avec l'âge des 
individus". On écrit donc avec des lettres de dimensions diffé- 
rentes. En général, l'écartement de deux millimètres et demi a 
été adopté parce qu'il répond aux sensibilités normales (l'in- 
dex perçoit comme distinct, d'ordinaire, deux points distants 
l'un de l'autre de deux millimètres), parce qu'il favorise mieux 
que tout autre en moyenne une lecture rapide, et parce qu'il 
permet d'apprendre le Braille même aux personnes âgées. 
Devenu aveugle à soixante et un ans, le D r Javal, l'oculiste 
bien connu, se mit aisément à la lecture du Braille; il est vrai 
pourtant qu'il ne le lut jamais que lentement. 



28 LE MONDE DES AVEUGLES 

ligne; l'adjonction d'un nouveau point donne la 
troisième ligne, et ainsi de suite. Cette ordonnance 
n'est pas seulement une satisfaction pour l'esprit, elle 
présente de très notables avantages pratiques. 

D'abord, comme la logique est de tous les pays, 
l'alphabet Braille pouvait devenir un alphabet upiver- 
sel. Ensuite, l'apprentissage de la lecture coûte peu 
d'effort à l'enfant aveugle, moins qu'à l'enfant clair- 
voyant l'étude de l'alphabet vulgaire. Enfin et surtout, 
pour un clairvoyant adulte, qui désire entrer en rela- 
tion avec un aveugle, l'initiation est un véritable 
jeu 1 : je sais des aveugles auxquels il est arrivé de 
correspondre en Braille avec des clairvoyants qui 
n'avaient aucune notion du système ; ils avaient soin 
de joindre un alphabet à leur lettre, et celle-ci était 
lue sans difficulté 2 . 



1. Une expérience significative à ce point de Vue est rapportée 
dans le Valentin Haùy, le principal organe français des aveu- 
gles et des typhlophyles. Dans une école de clairvoyants on a 
fait lire une lettre de deux pages en Braille à deux élèves d'in- 
teUigence moyenne, choisis dans la classe qui prépare au certi- 

} flcat d'études. Il leur a suffi d'une demi-heure pour déchiffrer 
le texte proposé. Les cinq premières lignes leur ont coûté une 
dizaine de minutes environ ; puis la rapidité de lecture a grandi 
très vite. Il va sans dire qu'ils lisaient avec leurs yeux et non 
avec leurs doigts. 

2. Pour se rendre compte de l'extrême multiplicité des pro- 
cédés qui ont été imaginés pour faire lire et écrire les aveu- 
gles, et pour mieux apprécier la simplicité de celui de Braille, il 
est bien instructif de visiter le musée Valentin Haùy de Paris» 
ou encore les musées de Vienne et de Steglitz. 



ALPHABET DES AVEUGLES 

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les petits points n 
e groupe de six. 



Procédé 
Louis Braille. 






















LETTRES ET SIGNES DE 


PONCTUATION* 






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* Les gros points représentant les caractères 
servent ici qu'à indiquer la position relative des 


sont en relief; les petits points ne 
jjros dans chaque groupe de six. 



20 LE MONDE DES AVEUGLES 



II 



La pédagogie des aveugles allait enfin pouvoir sortir 
de l'impasse où elle se débattait. * 

Sans doute le Braill v e coupait les communications 
entre l'aveugle et le clairvoyant, il isolait Paveugle 
dans l'emploi d'un système spécial. Si dç tout temps 
les livres des voyants ont été indéchiffrables à l'aveu- 
gle, en revanche, à l'époque de Valentin Hauy et de 
ses successeurs, ce que l'aveugle écrivait était Jisible 
aux clairvoyants. Il était par là en relation avec le 
monde des clairvoyants. On ne pouvait renoncer à ces 
relations, et, par conséquent, il fallait, tout en leur 
apprenant le Braille, donner aux aveugles les moyens 
de correspondre avec les voyants en leur langue. Le 
problème que se posait Valentin Haiïy n'était donc 
pas supprimé, et l'on devait chercher encore des 
procédés de plus en plus pratiques pour écrire les 
lettres vulgaires. Il était pourtant simplifié, et consi- 
dérablement simplifié : l'aveugle n'avait plus besoin 
que d'écrire les lettres vulgaires, il n'avait plus à les 
lire. Le relief cessait donc d'être indispensable. 

Braille ne négligea pas non plus cette partie de sa" 
tâche : les procédés qu'il imagina, perfectionnés dans 
une direction par son ami Foùcauld qui construisit 
un appareil analogue à nos machines dactylogra- 
phiques, dans une autre par son élève Ballu qui 
trouva un moyen excellent de tracer en points des 
lettres romaines simples et claires, ont rendu de 
réels services. Toutefois de ce c6té-là Braille n'a pas 
clos la question. D'autres procédés sont venus dans 
la suite détrôner le sien. Aujourd'hui bien des types 
de guide-main et bien des appareils permettent aux 
aveugles de tracer des caractères soit en reliefs poin- 
tillés, soit en reliefs lisses, soit en traits simplement 
colorés. Pour les points en relief, ils usent d'un poin- 



IM 



LA CULTURE INTELLECTUELLE 31 

i 

çon qui s'enfonce dans les sillons d'une pièce métal- 
lique disposée à cet elïet ou bien de caractères poin- 
tés aifalogues aux caractères d'imprimerie qui se 
gravent dans le papier. Pour les traits en relief, ils 
se servent d'un stylet qu'ils dirigent à la manière 
d'une plume, mais d'une plume qui gaufrerait le 
papier à la faveur d'une pièce de drap placée au-des- 
sous. Ils tracent les traits colorés quelquefois à l'aide 
de caractères d'imprimerie imbibés d'encre, beau- 
coup plus souvent au moyen d'un crq/yon qui parfois 
écrit à l'intérieur de petites cases destinées à rece- 
voir chacune une lettre, et parfois circule librement 
dans des lignes dont le haut et le bas sont repérés. 
Mais les machines dactylographiques à clavier sont 
•d'un usage beaucoup plus pratique encore. Devant le 
crayon et devant la machine l'écriture saillante sous 
ses deux formes, en points et en traits, a reculé rapi-, 
demènt. Elle est de plus en plus abandonnée à cause 
de sa lenteur. L'aveugle ne l'emploie plus que lors- 
qu'il lui est absolument indispensable de relire ce 
qu'il écrit à des correspondants clairvoyants, c'est- 
à-dire dans des cas très exceptionnels 1 . 

Rien ne montre mieux que cet abandon combien 
Braille avait simplifié le problème de l'écriture vul- 
gaire. C'était un inconvénient incontestable que d'im- 
poser l'étude de deux systèmes. Mais tous les deux 
étaient très simples et puis de combien d'avan- 
tages inestimables il était surpayé ! Les lettres Braille 
sont faciles à former : tout se ramène en effet à un 
mouvement élémentaire très simple, le choc néces- 
saire pour faire un point. Aussi, d'un apprentissage 
i très aisé, l'écriture est de cinq à dix fois plus rapide 
. que l'écriture vulgaire en relief. Un voyant qui écrit 
à la plume en moyenne vingt à vingt-cinq mots à la 

1. Quelques aveugles s'en servent pour adresser leur corres- 
pondance. Actuellement c'est peut-être là son principal usage. 



32 



LE MONDE DES AVEUGLES 



minute pourra bien la trouver désespérément lente, 
puisqu'elle ne permet guère en moyenne d'écrire que 
dix à quinze mots dans le môme temps 1 . Elle n'en 
apportait pas moins la possibilité de prendre des 
notes, de secourir et de décharger la mémoire avec 
une feuille de papier, d'agrandir indéfiniment ses 
magasins. 

Pour la lecture, les progrès réalisés par le Braille 
sont moins frappants peut-être, car on lisait en lettres 
vulgaires tandis qu'on n'écrivait pas ; mais ils ne sont 
pas moins précieux. Sans doute l'aveugle ne connaît 
pas la merveilleuse rapidité de la lecture par les yeux 2 
qui permet de parcourir cinq cents mots et plus à la 
minute, de dévorer les pages, mais il n'en est plus 
réduit à épeler comme les enfants ; c'est une lecture 
suffisante pour être tout à fait agréable à voix basse, 
souvent même elle est très supportable à voix haute. 
Beaucoup lisent de cent à cent vingt mots à la minute» 
J'en sais un qui dépasse deux cents mots, c'est-à-dire 
que son débit est très sensiblement plus rapide que 
celui des orateurs, qui rarement excède cent cin- 
quante à cent soixante mots. 

La supériorité du Braille au point de vue de la 
lecture dépend de cette propriété que, la lettre Braille 
étant d'une forme très simple et ne dépassant pas le 
champ de tactilité, est perçue dans toutes ses parties 
à la fois sans que le doigt soit obligé d'exécuter des 
mouvements de bas en haut. Sans doute si nous 

1. En appliquant le Braille aux machines à écrire, on Ta 
depuis rendu plus rapide; mais l'usage de ces machines n'est 
pas encore très répandu. 

2. D'après Javal, auquel j'emprunte la plupart de ces chiffres, 
l'œil perçoit en moyenne dix lettres à la fois; or le doigt n'en 
recouvre qu'une. En ce qui concerne le Braille, j'ai rectifié un 
peu les chiffres donnés par Javal qui, trompé par la lenteur 
avec laquelle lui-môme lisait et écrivait le Braille, a donné des 
moyennes inférieures à celles que nous constatons cou- 
ramment, 



CULTURE INTELLECTUELLE 33 

observons un débutant nous constatons que son 
doigt s'agite en tous sens; il semble frotter la lettre 
avec impatience. Mais chez les lecteurs expérimentés 
le seul mouvement qu'on perçoive est un mouvement 
de gauche à droite, destiné à suivre la ligne. Même 
dans le système Klein, le meilleur peut-être des pro- 
cédés à caractères vulgaires, et qui participe à l'un 
des avantages du Braille puisqu'il fait usage de points, 
le même résultat n'est pas atteint. Le doigt au repos 
ne perçoit pas avec netteté la lettre entière, ou plutôt 
il ne perçoit avec nettejté que les lettres au dessin le 
plus simple,' telles que I, et quelques autres. Pour 
la plupart un léger frottement est nécessaire. Il 
en résulte une dépense de temps et de force mentale 
plus grande que dans la lecture du Braille. 

Aussi dans le Braille non seulement la main droite 
court avec plus d'agilité sur les lignes, mais la main 
gauche prend souvent une part plus active à la lec- 
ture. Pour les apprentis le rôle de la main gauche 
est de se tenir au début de la ligne que la main droite 
parcourt seule, de manière à indiquer à cette main 
droite le commencement de la ligne qu'elle devra 
entamer ensuite. Mais peu à peu elle s'habitue à 
déchiffrer les premières lettres de chaque ligne et à 
décharger d'autant sa compagne. Les progrès qu'elle 
fait en ce sens sont tout à fait variables avec les indi- 
vidus. Ils sont d'autant plus grands naturellement 
que le travail de la main droite absorbe moins l'at- 
tention du lecteur, et un système qui, comme le 
Braille, ne demande qu'une contention d'esprit rela- 
tivement faible, les favorise évidemment. Aussi chez 
certains lecteurs la main gauche s'avance-t-elle jus- 
qu'à la moitié de la ligne ou à peu près. Les deux 
mains alors travaillent presque également. On les 
voit, dans un mouvement d'une régularité parfaite et 
d'une rapidité qui stupéfie les spectateurs non initiés, 
se joindre au milieu de la ligne, puis s'écarter cha- 



34 LE MONDE DES AVEUGLES , 

cime vers une extrémité, pour se retrouver ensuite au 
milieu de la ligne suivante, et poursuivre ainsi, 
comme mues par un ressort, leur mouvement de 
va et vient du haut en bas de la page. 

Pour ces raisons, la lecture n'est pas seulement 
devenue beaucoup plus rapide; à rapidité égale elle 
est encore devenue plus agréable et plus instructive, 
parce que l'attention, moins distraite par le travail 
matériel, a pu se porter davantage sur la pensée. 
Avec une lecture plus facile et plus rémunératrice, le 
goût des livres a pu se répandre davantage .chez les 
aveugles et occuper plus de place dans leur vie. A 
l'instruction orale succédait enfin l'instruction par le 
livre, et cela non seulement à l'école, mais pour la 
vie tout entière. On conçoit de combien la culture 
intellectuelle sous toutes ses formes en déveûait plus 
accessible. 

A Vienne, où lé système Klein n'a cédé que lente- 
ment devant le système Braille et a continué pendant 
longtemps d'être en usage dans les classes parallè- 
lement avec lui, M. Heller a pu, voici quelques années, 
instituer une expérience. Il a fait concourir entre eux 
les élèves les plus habiles dans la lecture de chaque 
système. Les résultats de cette comparaison disent 
très insuffisamment le progrès que le Braille a réalisé 
en France, d'abord parce que, le Klein n'ayant pas 
pénétré chez nous, ce n'était pas avec le Klein qu'il 
entrait en rivalité; ensuite parce que les lecteurs du 
Braille jqui ont pris part au concours étaient de mé- 
diocres champions. Ils sont instructifs pourtant, et 
d'autant plus intéressants à signaler que les pays de 
langue allemande, où ils ont été constatés, cmt fait 
au Braille une longue opposition. Des textes de poé- 
sie et de prose ont été successivement proposés aux 
concurrents. En prose, tandiâ qu'en deux minutes 
les champions du Braille lisaient cent cinquante-huit 
mots, les champions du Klein n'en lisaient que cent 



LA CULTURE INTELLECTUELLE 35 

six. En poésie l'écart fut plus grand encore : cent 
N quarante-six mots dans le même temps contre 
soixante-dix-sept 4 . 

Une autre expérience a montré combien la lecture 
du Braille laisse plus libre le jeu de l'intelligence que 
ne fait la lecture du Klein. M. Heller a eu l'idée de 
proposer à ses lecteurs des textes composés de mots 
dissyllabiques, l'un de mots réellement existants, 
l'autre de mots imaginaires et vides de sens. Les deux 
textes en Klein furent lus avec une vitesse sensible- 
ment égale : quarante-trois mots contre trente-neuf. 
, Au contraire, en Braille, tandis qu'en deux minutes 
quatre-vingt-douze mots du premier étaient lus, le 
second, celui des mots dissyllabiques sans significa- 
tion, n'était déchiffré qu'à la vitesse de soixante-huit 
mots. C'est dire que dans la lecture du Braille l'in- 
telligence collabore davantage avec le doigt, qu'elle 
est moins paralysée par le travail mécanique. 

III 

Les bienfaits du Braille se sont progressivement 
étendus grâce à des applications qui ont révélé peu à 
peu toutes les ressources qu'il portait en lui. Rapi- 
dement divers procédés d'imprimerie ont été imagi- 
nés qui ont permis la multiplication des livres. Puis 
par divers moyens on a rendu l'écriture à la fois 
moins lente et moins spacieuse : deux sténographies, 
l'une orthographique et l'autre phonétique, permettent 
de réaliser respectivement des bénéfices : en temps 
de 30,46 °/ et de 57,75 <7 ; en espace de 31,91 % et 
de 44,86 %; en second lieu, l'impression à la fois sur 
le recto et sur le verso des pages a été obtenue grâce 

1. Il convient de rappeler, pour apprécier ces nombres, 
qu'en allemand les mots sont en moyenne sensiblement plus 
longs qu'en français. D'ailleurs, c'est ici le rapport entre les 
nombres qui est intéressant. 



33 LIS MONDE DES AVEUGLES 

à des appareils d'une grande précision qui permettent 
d'intercaler les points du recto entre ceux du verso ; 
enfin divers types de machines à clavier permettent 
de faire simultanément les points d'un môme signe au 
lieu de les écrire successivement au poinçon. 

Le Braille s'est encore plié aux besoins des études 
mathématiques : non seulement il a fourni un jeu de 
signes suffisant pour représenter les équations ari- 
thmétiques et algébriques les plus compliquées, mais 
en utilisant les chiffres de Braille on a pu construire 
divers appareils à calculer qui ont permis à l'aveugle 
. de disposer les opérations mathématiques de tout 
genre et de les exécuter rapidement 1 , d'échapper 
ainsi à la servitude du calcul mental. 

La plus précieuse de ces applications du Braille 
est la musicographie en points saillants. Les soixante- 
trois caractères que' fournit le signe générateur ont 
suffi à tous les besoins et aujourd'hui un morceau de 
musique quelconque peut être transcrit sans omission 
/ du moindre signe. Sans doute cette musicographie 

n'a pas donné au pianiste aveugle la faculté de déchif- 
frer : ses mains captives sur le clavier ne peuvent 
suivre les pages de son morceau, bu moins le déchif- 
frage est-il possible dans le chant où les mains sont 
inoccupées, et dans une large mesure aussi sur l'orgue 
m où la main gauche suit la musique tandis que la droite 
l'exécute secondée par les pédales. Et puis, puisque 
aussi bien apprendre par cœur est la loi de l'aveugle, 
la musicographie en points saillants lui a donné du 
moins la possibilité d'apprendre par cœur autrement 

1. Le principal d'entre ces appareils est le cubarithme. Grâce 
à la propriété que possèdent les caractères Braille de donner, 
par simple changement de position, des signes différents, on a 
pu, sur les six faces d'un seul cube, représenter non seulement 
les dix chiffres mais tous les signes nécessaires aux opérations 
mathématiques simples, en tout dix-neuf figures. 11 suffit de 
placer ces cubes dans les petits casiers d'une plaquette cons- 
truite à cet effet pour disposer toutes les opérations. 



LA CULTURE INTELLECTUELLE 37 

que par l'oreille, sans secours étranger et alors qu'il 
n'est pas doué d'une audition exceptionnelle. C'est 
elle iqui a permis aux aveugles d'occuper dans le 
monde musical la place qu'ils y ont prise depuis long- 
temps déjà. 

Malgré tant d'avantages le Braille n'a conquis que 
lentement le monde. L'histoire* de ses victoires pro- 
gressives est l'histoire d'une langue lutte, la lutte du 
doigt contre l'œil. Les intérêts du doigt furent repré- 
sentés naturellement par les aveugles, ceux de l'œil 
par les professeurs et directeurs d'écoles spéciales 
qui le plus souvent étaient voyants. Ceux-ci répu- 
gnaient à l'adoption d'un alphabet rébarbatif pour la 
vue, parce que, ne lisant jamais avec leurs doigts, ils 
n'en sentaient pas lés inappréciables mérites. Leurs 
élèves, au contraire^» quand ils avaient goûté aux 
points du Brailje, ne pouvaient plus s'en détacher. 
Parfois ils continuaient dans les classes à faire usage 
du procédé que les règlements prescrivaient, alors 
que toutes leurs notes personnelles étaient en Braillé. 
Il avait fallu un aveugle pour imaginer l'alphabet 
tactile ; il a fallu presque partout, en Angleterre et en 
Allemagne comme en France, l'effort persévérant des 
aveugles pour en imposer l'usage. Aujourd'hui des 
divergences ne subsistent plus guère qu'aux Etats- 
Unis, mais les différents systèmes qui là disputent 
encore au Braille la prééminence sont tous issus du 
Braille ; tous témoignent combien l'alphabet génial 
que Paris a donné au monde des aveugles repose sur 
de solides fondements psychologiques 1 . 

1. Il faut observer toutefois que, dans les pays anglo-saxons, 
l'alphabet Moon, qui n'est que l'alphabet vulgaire très simplifié, 
est encore très en usage, mais il est employé exclusivement 
pour des aveugles tard venus à la cécité qui ont reculé devant 
l'apprentissage d'un alphabet nouveau. 



40 LE MONDE DES AVEUGLES 

i 

le public, circulent dans ce dédale de petits chemins 
sans cesse entrecoupés, étroits, resserrés entre les 
rangées de livres, sont |ous des bibliothécaires 
aveugles. Pour eux, tout ici est écrit en relief : les 
catalogues où Ton cherche les livres demandés, 
toutes les fiches de la bibliothèque, les registres de 
prêts, les cotes mêmes qui sont inscrites sur la cou- 
verture de chacun des volumes. Si vous demandez au 
bibliothécaire en chef de vous lire quelque chose, 
ses doigts vous étonneront par leur agilité à courir à 
travers les lignes. Vivant sans cesse au milieu de ses 
chers livres, if est devenu un merveilleux lecteur. Un 
jour chaque semaine, le mercredi, les salles s'em- 
plissent d'aveugles qui déposent de gros ballots de 
livres sur les tables : ce sont les habitués qui rap- 
portent les volumes qui les ont distraits pendant la 
semaine. Des amis se retrouvent là; ils causent de 
leurs, affaires et de leurs lectures. Puis ils repartent 
aussi chargés qu'ils étaient venus : ils emportent des 
provisions nouvelles pour huit jours. C'est la journée 
des Parisiens. Les jours suivants on servira la pro- 
vince. Dans toutes les directions on expédie des 
colis de volumes qui reviendront après avoir passé 
sous bien des doigts, plus ou moins vite selon la 
curiosité des lecteurs. Dans les grands centres, où les 
aveugles sont nombreux, on expédie de grosses 
caisses chargées d'une quarantaine de volumes. Elles 
séjournent trois mois dans chaque ville, et les inté 
ressés y viendront puiser librement. Elles passeront 
' de ville en ville, de l'Ouest à l'Est et du Nord au 
Midi et ne rentreront à Paris qu'après avoir fait leur 
tour de France 1 . 

Suivons-les par la pensée : à toutes les étapes de 
leur pèlerinage elles sont accueillies avec des trans- 

1. Le chiffre du mouvement annuel des volumes atteindra 
bientôt 50.000. 



LA CUITURE INTELLECTUELLE 41 

ports de joie. Nous pénétrerons avec, elles dans bien 
des réduits misérables où, sans ces volumes sau- 
veurs, des aveugles vivraient, repliés sur eux-mêmes, 
dans le découragement et la détresse morale. Ils font 
glisser partout un rayon de bonheur et de lumière, 
de la seule" lumière qui puisse aller jusqu'à l'âme de 
l'aveugle. Lès lettres de remerciement, pleines d'une 
reconnaissance et d'une émotion débordantes,' qui 
parviennent fréquemment à la Bibliothèque, disent 
assez combien leur apostolat est fécond. Il faut 
entendre parler d'eux surtout les aveugles-sourds 
dont ils sont parfois toute la vie, l'unique lien qui 
les rattache au reste du monde. « La Bibliothèque 
Braille, disait l'un d'eux, est pour moi un vrai sau- 
vetage intellectuel ». Et un autre : « Avec mes livres 
il me semble n'être plus aveugle... J'oublie mon 
malheur, je me sens revivre. Ce n'est plus cet 
affreux isolement, cette longue nuit décourageante, 
ce silence de mort voisin du tombeau, mais c'est 
la résurrection, c'est le retour à la vie, à la lumière, 
à la liberté de l'intelligence, c'est la joie du captif qui 
voit tomber ses fers ». 

Une section importante de la Bibliothèque Braille 
est réservée à la musique. Constamment des lettres 
de demandes y parviennent. C'est un. organiste aux 
abois auquel son curé réclame telle messe déter- 
minée pour le dimanche suivant. C'est un professeur 
de musique dont l'élève veut exécuter tel morceau de 
piano que le maître ne possède pas. S'il est hors 
d'état de le faire jouer son crédit est ébranlé, car 
son concurrent clairvoyant peut se procurer ce 
même morceau dans le premier magasin rencontré et 
satisfaire tous les caprices de sa clientèle. La Biblio* 
thèque Braille intervient. Elle prête le livre demandé, 
et consolide les situations. Et je ne parle ici que de 
ses bienfaits matériels, immédiatement tangibles. 
Son action diffuse et la - sourde infiltration de son 



42 LE MONDE DES AVEUGLES 

influence ne sont pas moins précieuses : elle tend à 
hausser sans cesse le niveau de la culture des musi- 
ciens, non seulement en ce qui concerne la technique 
de leur art, mais dans lès sujets connexes comme 
Phistoire de la musique, et môme dans les sujets qui 
ne s'y rapportent point du tout, mais dont la connais- 
sance est nécessaire à un homme qui prétend tenir 
une place dans le monde. 

Avant elle, le temps de l'école achevé, ne pou- 
vaient continuer à lire quotidiennement que ceux qui 
disposaient d'un lecteur. Or, bien rares étaient les 
fortunés qui pouvaient s'offrir un luxe aussi dispen- 
dieux. On ne lisait pas. Aujourd'hui, à la sortie de 
l'école, on est jnvité à entretenir ses connaissances 
acquises, à enrichir son esprit. Un fait caractéris- 
tique témoigne du progrès accompli : les aveugles 
qui ont plus de quarante-cinq ans lisent presque 
tous fort mal ; à peu près tous les bons lecteurs ont 
moins de quarante-cinq ans : ils appartiennent à «la 
génération qui a profité de la Bibliothèque Braille. 
Les premiers se> font lire quand ils en ont les moyens; 
les seconds se font lire encore sans doute, mais ils 
lisent aussi par eux-mêmes, et par su*ite ils lisent 
mieux et bien davantage. 

Sans doute, quelque admirable qu'elle soit, la 
Bibliothèque Braille ne suffit pas encore à sa tâche. 
D'importants ouvrages y manquent encore. Tous les 
niveaux intellectuels, tous les goûts sont représentés 
chez les aveugles. Gomment trente mille volumes, 
qui peuvent constituer environ cinq ou six mille 
ouvrages, suffiraieut-ils à tant de besoins? Mais le 
passé nous répond de l'avenir et l'on a compris, je 
pense, combien déjà dans le présent la bibliothèque 
qui à si juste titre porte le nom de Braille apporte 
un couronnement magnifique à l'œuvrq du génial 
inventeur. Elle rend possible la culture de l'intelli- 
ligence par le toucher. 



v_ 



CHAPITRE III 



te travail intellectuel — Une expérience. 



Un académicien disait encore récemment : « Il faut 
à un aveugle dix fois plus de temps pour apprendre 
dix fois moins de choses qu'un clairvoyant. » Nous 
venons de voir que les faits contredisent une pareille 
opinion. Elle est infirmée à la fois par ce que nous 
savons de l'intelligence de l'aveugle et par les progrès 
considérables que l'alphabet Braille a fait Réaliser à 
«es procédés de culture. 

Sans doute, la documentation oppose toujours beau- 
coup plus de difficultés à l'aveugle qu'au clairvoyant. 
Les livres sont moins à sa disposition. Ils le sollici- 
tent moins à la lecture. Beaucoup ne lui sont acces- 
sibles que par l'intermédiaire d'un clairvoyant. Dans 
les conditions moyennes le mal n'est pas grave, et nos 
musiciens et nos ouvriers sont, au point de vue de la 
culture générale, au moins les égaux de leurs concur- 
rents. Mais on a peine à croire qu'il n'y ait pas là un 
insurmontable obstacle pour ceux qui peuvent pré- 
tendre à un développement intellectuel plus grand. 

Un exemple nous montrera que, dans des circons- 
tances favorables, même les travaux d'érudition qui 
exigent les recherches les plus minutieuses et le manie- 
ment de matériaux considérables ne sont pas interdits 
aux aveugles. On y verra les merveilleux services qu9 
nous pouvons tirer de l'invention de I^ouis Braille, et 

i > 



44 LE MONDE DES AVEUGLES 

sa souplesse à se plier à tous les besoins. Je m'excuse 
de parler ici de moi-même et des livres que j'ai publiés 
sur Montaigne. Un savant critique 1 m'y a convié en 
demandant, dans un article où il a parlé avec beau- 
coup de bienveillance de mes ouvrages, de quels pro- 
cédés de travail dispose un aveugle pour se livrer à 
de semblables études. Et puis, je suis ici moins en 
cause que Braille, car c'est Braille qui m'a .permis 
d'agir et qui l'a permis à d'autres comme à moi-même. 
Aussi bien, au point de vue de la psychologie de 
l'aveugle, l'intérêt que présentent mes livres sur Mon- 
taigne est de faire voir que, grâce à nos méthodes 
spéciales, les recherches philologiques, les travaux 
d'érudition nous sont parfaitement accessibles. 

I 

J'ai perdu la vue à quatre ans et demi. De mes pre- 
mières années, il ne me reste aucun souvenir visuel 
qui soit net, soit parce que l'insouciante enfance ne 
fixe guère son attention, soit plutôt parce que, dans la 
nuit complète où je vis désormais, aucune impression 
visuelle ne peut venir réveiller des souvenirs endor- 
mis. Dans une grande Histoire Sainte qu'on ouvrait 
devant moi, j'ai bien quelque idée d'un Abraham 
immolant son fils, tandis qu'un ange descend du ciel 
pour arrêter son bras. Peut-être les ailes de l'ange 
qui avaient frappé mon imagination d'enfant ont-elles 
laissé quelques traces dans ma mémoire? Mais tout 
cela est si vague que j'ose à peine y croire, et pour peu 
que je cherche à presser mon souvenir, tout s'éva- 
nouit aussitôt. C'est plutôt un souvenir de vision qu'une 
image visuelle. J'ai des idées assez précises des cou- 

1. M. Victor Giraud, dans la Revue des Deux Mondes. Je 
reproduis ici en partie, avec quelques modifications, la réponse 
eue cette môme revue a bien voulu publier dans son numéro 
ou 1 er mars 1909. 



LE TRAVAIL INTELLECTUEL ' 45 

leurs, mais, faute de pouvoir les contrôler, j'ignore si 
elles sont exactes. Quand mes yeux se sont fermés, je 
ne savais pas lire. Mon éducation a donc été entière- 
ment une éducation d'aveugle. 

Je pris mes premières leçons en écoutant mes 
frères lire à haute voix. On me trouvait une bonne 
mémoire. A huit ans, à l'âge où le toucher est encore 
très sensible, je commençai à étudier l'alphabet Braille. 
Ainsi, très jeune je me familiarisai avec les deux pro- 
cédés essentiels de travail dont je devais faire usage 
dans la suite, la lecture à haute voix et la lecture tac- 
tile. 

Un séjour à l'Institution nationale des Jeunes Aveu- 
gles de Paris m'inftia plus complètement à toutes les 
méthodes spéciales de la pédagogie des aveugles, 
mieux enseignées dans cette école que dans la plu- 
part des autres, et me prépara ainsi aux études que je 
devais faire dans différents lycées de Paris. 

Là, pour le latin, pour le grec, bien souvent même 
pour le français, les livres en relief me faisaient défaut. 
Je transcrivis et fis transcrire ceux qui m'étaient indis- 
pensables. Des amis dévoués m'ont aidé dans cette 
tâche. La bibliothèque Braille m'a prêté de nom- 
breux volumes. Mais le plus souvent, comme autre- 
fois, j'apprenais mes leçons avec un secrétaire ou 
avec un camarade qui me les lisait. J'usais cons- 
tamment du système Braille pour noter tout ce que je 
désirais conserver, pour écrire les brouillons de mes 
devoirs, surtout pour prendre des notes aux cours qui 
nous étaient faits en classe. Par suite de cet exercice 
continuel, je maniais le poinçon avec rapidité, et, 
grâce à une sténographie que j'enrichissais peu à peu 
de signes nouveaux, aucune phrase des cours ne 
m'échappait. Quant aux devoirs que je devais remettre 
à mes professeurs, je les écrivais avec unç machine 
à écrire, celle-là même dont je me sers en cet instant. 
C'est une Dactyle qui ne diffère en rien du modèle 



46 LE MONDE DES AVEUGLES 

ordinaire : et sans doute je ne vois pas les lettres ins^- 
crites sur les touches que je frappe, mais la mémoire 
supplée fort aisément à ce défaut. Aussi bien, les dac- 
tylographes voyants écrivent toujours sans regarder 
leur clavier. La seule difficulté consistait en ce que je 
ne pouvais pas me relire. Pour cet office, j'étais obligé 
de faire appel à un clairvoyant. 

Grâce à ces procédés, grâce aussi à la bienveillance 
de maîtres excellents dont quelques-uns ont fait 
preuve envers moi d'un dévouement sans limite, je- 
n'ai eu aucune difficulté à suivre mes camarades, et 
j'ai fait mes classes avec succès. En même temps, je 
m'habituais de plus en plus à tirer le meilleur parti 
possible des conditions de travail qui m'étaient faites : ' 
à profiter d'une lecture entendue comme d^une lecture 
que j'aurais faite moi-même, à multiplier mes notes 
en Braille, à les classer d'une manière à la fois métho- 
dique et pratique. Tout cela devait me servir dans la 
suite. 

Quand j'entrai à l'Ecole Normale Supérieure, je sen- 
tis tout de suite qu'un changement se produisait dans 
mes études : au travail d'assimilation, qui est celui 
de l'enseignement secondaire, succédait le travail* de 
production, le travail scientifique. J'avoue qu'au début 
une inquiétude me troubla. Il fallait aller aux sourceà, 
manier une foule de livres sans aucun guide. Mes 
goûts m'avaient porté vers l'histoire littéraire, et, dans 
aucun genre d'études la documentation ne présente 
autant de difficultés que dans l'histoire. Je regrettais 
parfois de n'être pas philosophe, car je me disais (je 
n'en suis plus aussi sûr aujourd'hui) qu'un philosophe 
demande moins aux livres, et tire plus de son propre 
fonds. La nécessité s'imposait à moi d'apprendre à user 
aussi méthodiquement que possible des instruments 
bibliographiques, afin de guider sûrement dans leur 
maquis un secrétaire qui, désormais, devenait insépa- 
rable de ma personne, qui me prêtait constamment 






LE TRAVAIL INTELLECTUEL 47 

ses yeux, mais des yeux de plus en plus passifs à 
mesure que la besogne se faisait plus personnelle et 
plus compliquée. Avant ma sortie de l'Ecole, je m'étais 
attaché à Fétude de Montaigne. 

II 

Pour qu'on puisse comprendre en quoi ma tâche 
a consisté, je me vois dans la nécessité (et j'en 
demande pardon au lecteur) de rappeler brièvement 
le point où en était l'étude de Montaigne quand je l'ai 
abordée, et le but que je me suis proposé. 

Oh avait coutume de lire les Essais de Montaigne 
comme une œuvre homogène et formant bloc. Dans 
su philosophie on cherchait une idée une, presque ui* 
système, et, comme on y rencontrait beaucoup* de 
jugements contradictoires, les uns te prétendaient 
stoïcien, tandis que d'autres le faisaient épicurien : 
lès uns le déclaraient sceptique, pendant que d'autres 
lili attribuaient presque du dogmatisme; ceux-ci le 
voulaient religieux, ceux-là l'affirmaient athée. Dans 
son art, on ne se heurtait pas à moins de contrastes : 
à côté de chapitres étriqués, vides d'originalité, on 
trouvait les admirables Essais si personnels, si riches, 
que tout le monde connaît. Il m'a paru que toutes ces 
contradictions apparentes et ces oppositions pouvaient 
s'expliquer, qu'elles correspondaient à des différences 
de dates dans la composition des Essais, et que la 
pensée de Montaigne avait varié d'époque à époque 
comme sa manière d'artiste avait changé. Retrouver 
autant que possible les étapes successives que sa pen- 
sée a traversées, les couches qui se sont Tune sur 
l'autre déposées dans son esprit par les transforma- 
tions de son œuvre, en un mot retracer l'évolution de 
Montaigne comme philosophe et comme artiste, tel a 
donc été mon dessein. 

Pour lé réaliser, la première chose à faire était de 



48 LE MONDE DES AVEUGLES 

déterminer la chronologie des Essais. Il fallait y 
rechercher les allusions qu'ils contiennent à des évé- 
nements contemporains, identifier ces événements sou- 
vent obscurs, et en déterminer la date parfois au prix 
de longues recherches. Sans chronologie solidement 
établie, il n'y a pas d'études historiques. 

Mais, pour fixer cette chronologie, et pour éclairer 
l'évolution qu'elle devait nous faire connaître v il était 
très important de retrouver les lectures de Montaigne. 
En effet, plusieurs chapitres inspirés par un même 
livre avaient chance d'être contemporains. La série 
des lectures pouvait révéler beaucoup sur la série des 
compositions. Je dus donc commencer par reconsti- 
tuer ce que l'on pouvait retrouver de la bibliothèque 
de Montaigne, et, à mesure que je replaçais les 
livres sur les rayons, rechercher pour chacun les 
emprunts qui lui avaient été faits. 

Cette enquête, délicate et fort étendue, était donc 
le point de départ nécessaire de ma tâche, et elle en 
constitua la plus lourde partie. Pour comprendre 
comment elle avait été possible, et comment elle pou- 
vait promettre une base solide à l'édifice que je vou- 
lais construire, il importe de se rappeler que Mon- 
taigne citait volontiers avec beaucoup de fidélité les 
auteurs dont il s'inspirait. On trouve dans les Essais 
des phrases presque textuellement copiées des livres 
qu'il aimait; ailleurs ce ne sont que des allusions, 
mais des allusions si précises qu'on peut quelquefois 
indiquer la source avec certitude. Comme en outre 
Montaigne parlait avec plaisir de ses lectures et nous 
a donné ses impressions sur beaucoup d'entre elles, 
une semblable entreprise avait des chances sérieuses 
d'aboutir. Elle avait été commencée, et bien com- 
mencée par des annotateurs comme Coste et Victor 
Leclerc ; il ne fallait que la continuer avec plus de pré- 
cision et plus de patience. 

Mon premier soin a donc été de transcrire intégra- 



Life TRAVAIL INTELLECTUEL 49 

lement en Braille l'œuvre de Montaigne. Ma collection 
des Essais comporte une vingtaine de volumes. J'ai 
pu dès lors très aisément et sans aucun secours 
étranger les étudier en eux-mêmes, m'en pénétrer, 
les mettre en fiches. Mes fiches, rédigées en Braille, 
bien entendu, se distinguaient en trois catégories : sur 
celles du premier groupe s'inscrivaient toutes les 
idées qui sont exprimées dans les Essais; sur celles 
du second groupe, toutes les images, les expressions 
caractéristiques, les figures, en un mot, toutes les 
particularités de style; au dernier groupe étaient 
réservés les exemples historiques, les anecdotes et les 
récits de tout genre qui pullulent dans les Essais. Puis 
ces trois amas de fiches ont été classés, chacun séparé- 
ment suivant Tordre alphabétique et placés dans une 
caisse volumineuse qui, pendant plusieurs années, est 
restée constamment à la portée de ma main. 

Le mot caractéristique de chacune de ces fiches, 
celui qui servait à lui assigner une place dans le clas.- 
sement alphabétique, était inscrit à l'extrémité infé- 
rieure, et ainsi, toutes étant disposées la tête en bas, 
il me suffisait de promener rapidement les doigts sur 
la tranche qu'elles me présentaient pour découvrir 
immédiatement dans ces piles considérables la fiche 
dont j'avais besoin. La recherche ne me prenait pas 
pïus de temps, je crois, qu'elle n'en eût demandé à un, 
œil exercé. Placé devant mes casiers je n'avais plus, 
dès lors, qu'à relire les livres que Montaigne avait pu 
connaître. Chaque fois que j'étais frappé par une 
idée, une image, un exemple que j'avais rencontré 
dans les Essais , j'étendais la main vers la fiche où ce 
détail était inscrit. Celle-ci découverte me renvoyait à 
la page exacte de Montaigne, me permettait de con- 
trôler mon souvenir. Si comme je l'avais présumé, il 
y avait emprunt ou allusion, j'inscrivais ma trouvaille, 
toujours en Braille, sur la fiche où quelques lignes 
avaient été ménagées à cet effet. 



► 



50 LE MONDE DES AVEUGLES 

Je devais lire ainsi, pour que mon enquête fût fruc; 
tueuse, presque tout ce qui avait eu chance d'inté- 
resser Montaigne, et son esprit était d'une insatiable 
curiosité. De son temps , les littératures latine et 
grecque étaient presque entièrement vulgarisées, et 
son éducation l'invitait à puiser .tout particulièrement 
chez les Anciens. Il lisait, en outre, beaucoup de livres 
français et italiens. C'est donc dans les ouvrages 
grecs, latins, français et italiens alors publiés que j'ai 
dû faire mon enquête. Le premier soin a été de 
retrouver leurs titres, grâce aux instruments biblio- 
graphiques que j'ai dépouillés; le second, de recher- 
cher dans les bibliothèques publiques les livres qui 
pouvaient m'intéresser, car ces livres sont souvent 
extrêmement rares. Beaucoup d'entre eux n'ont pas 
été réimprimés depuis le xvi e siècle; pour ceux même 
qui Pout été, il fallait recourir aux éditions du temps, 
qui diffèrent parfois sensiblement de celles qu'on a 
données depuis. 

Il va sans dire que rien de tout cela n'a été transcrit 
en Braille. J'ai donc dû, non pas lire ces ouvrages, 
mais, me les faire lire à haute voix. L'habitude 
m'avait, comme je l'ai dit, rendu ce procédé de tra- 
vail si familier que, pour les ouvrages qui n'ont pas 
un 'caractère artistique, je préfère la lecture à haute 
voix à la lecture iactile. 

Et cependant, pour de pareilles enquêtes, elle pré- 
sentait de réels inconvénients que je ne chercherai 
pas à dissimuler. D'abord et avant tout, c'est l'impos- 
sibilité de parcourir qui est la grande infériorité de la 
lecture à haute voix. L'œil a vite fait d'éliminer un cha- 
pitre inutile, de scruter une page et de s'assurer qu'elle 
ne contient rien d'intéressant. Rien ne peut le rem- 
placer dans cet office. Il fallait se résoudre à écouter 
bien des développements inutiles, de peur de sauter 
imprudemment par-dessus une idée importante. 
Quand je me hasardais à faire des coupures, il les 



LE TRAVAIL INTELLECTUEL 51 

fallait courtes : il était en effet nécessaire de con- 
naître à tout le moins toutes les orientations succes- 
sives que prenait le raisonnement ; quand une direc- 
tion était stérile, on pouvait l'abandonner, mais il 
importait de ne pas laisser passer le point précis où la 
pensée s'engageait dans une voie nouvelle. Parfois, je 
convenais d'un signe (un coup de règle sur Ja table, 
par exemple), qui faisait interrompre la phrase 
entamée, et il était entendu que mon lecteur devait 
reprendre plus loin, suivant la nature du livre : ou au 
début de la phrase suivante, ou au prochain alinéa, 
ou cinq ou six lignes plus bas. Mais ces remèdes 
étaient médiocres, et ils demandaient à être employés 
avec beaucoup de réserve. Une autre difficulté est que 
des yeux d'emprunt n'ont jamais la docilité de ceux 
qui sont directement gouvernés par notre volonté. Un 
secrétaire, quelque dévoué soit-il , se- lasse d'une 
besogne infiniment monotone et dont l'intérêt lui 
échappe. Je ne cherche donc pas à diminuer les diffi- 
cultés qu'un aveugle rencontre dans de pareils tra- 
vaux. Mais à tout prendre, ce ne sont que des diffi- 
cultés, non des obstacles infranchissables. Pour en 
venir à bout, il suffit d'un peu plus de patience, d'un 
peu plus de persévérance, et voilà tout. 

Les recherches de chronologie ont pu se faire de la 
même manière, et, quand les enquêtes de sources et 
de chronologie ont été ache\ées, il ne restait plus qu'à 
concentrer tous ces résultats, à les ramasser, à les 
condenser pour en tirer les conclusions qu'ils com- 
portaient et éclairer à leur lumière l'évolution deda 
pensée de Montaigne. Ce n'était plus qu'une affaire de 
réflexion, besogne agréable entre toutes parce qu'elle 
se passait de livres et de tout secours étranger, parce 
qu'elle était tout intérieure. 

Pour sa lente maturation les fiches de Braille 
étaient l'aliment nécessaire et suffisant, et j'ai dit 
combien le maniement m'en était aisé. Ici, je crois 



54 LE MONDE DES WE L'OLE 8 

retouches de détail. Au reste, je crois pouvoir affirmer 
que ma forme n'est pas moins imparfaite lorsque 
j'écris du premier jet en Braille : au contraire, si elle 
est peut-être un peu plus ferme, en revanche elle a 
plus de raideur. 

En somme, et c'est toujours là qu'il m'en faut reve- 
nir, la mise en œuvre de ces 1.250 pages très com- 
pactes ne coûte pas du tout à un aveugle l'effort pro- 
digieux qu'on suppose volontiers. Si leur préparation 
lointaine, si le travail de documentation qui leur sert 
de fondement présentait plus de difficultés, j'en ai 
assez dit pour montrer que les procédés de travail 
dont un aveugle dispose aujourd'hui permettaient de 
l'entreprendre sans témérité. Ils m'ont donné, je crois, 
le moyen de me conformer exactement à la méthode 
que tout clairvoyant désireux de traiter avec précision 
le même sujet aurait été contraint de suivre. Car en 
tout cela je n'ai rien inventé : tout clairvoyant aurait 
dû, je pense, faire usage de quelque, jeu de fiches 
analogue au mien. Je n'ai fait qu'adapter la méthode 
commune, je dirais presque la méthode nécessaire, 
aux conditions spéciales des aveugles. Et cette adap- v 
tation était très simple, elle ne demandait pas un 
grand effort d'imagination. Elle s'est faite petit à. petit, 
au fur et à mesure des besoins, par tâtonnements 
successifs. Elle a jailli en quelque sorte des circons- 
tances. 

Mon dessein n'est pas, on le conçoit, d'engager les 
aveugles à faire des travaux d'érudition. Pour y réus- 
sir, il faut de toute nécessité avoir le goût, la passion 
de l'érudition, et, fort heureusement, peu de per- 
sonnes sont atteintes de cette maladie. Fort heureu- 
sement aussi il y a d'autres travaux plus accessibles 
aux aveugles, et dans lesquels ils ont moins de peine 
à rivaliser avec les clairvoyants. Dans tout ce que je 
viens de rapporter, il faut voir non un exemple, mais 
une expérience : une expérience qui, certes, n'éton- 



LE TRAVAIL INTELLECTUEL 55 

nera pas les aveugles (eux du moins verront bien que. 
tout ici est fort simple), mais qui leur suggérera 
peut-être quelques observations utiles sur certaines 
applications qu'ils peuvent faire de leurs procédés 
propres de travail. C'est aux clairvoyants surtout 
qu'elle s'adresse : avec tant d'autres expériences qui 
se renouvellent tous les jours, elle contribuera peut- 
être, pour sa petite part, à leur inspirer des jugements 
plus équitables sur les aveugles. Il faut tant et tant 
de faits sans cesse répétés pour lutter contre un pré- 
jugé, pour le faire reculer pied à pied, que nous n'en 
aurons jamais assez. 

Le Moi (celui de Montaigne excepté) est presque 
toujours haïssable, je le sais. Mon lecteur voudra bien 
remarquer que, en dépit des apparences, je l'ai entre- 
tenu beaucoup moins de mes travaux personnels que 
du travail des aveugles en général. J'ai voulu, par un 
exemple, montrer la souplesse de nos procédés de 
travail. Peut-être, après m'avoir lu, comprendra-t-on 
mieux notre reconnaissance à tous pour l'inventeur 
d'un alphabet auquel nous devons la libération de 
nos intelligences. 



DEUXIEME PARTIE 

LA SUPPLÉANCE DES SENS ET L'ACTIVITÉ 

DE L'AVEUGLE 



CHAPITRE IV 

La suppléance des sens. — Sa nature 
et son mécanisme. 



I 

Si l'intelligence -de l'aveugle n'est pas amoindrie 
par son infirmité, sa capacité d'agir est grandement 
diminuée. L'homme est essentiellement un visuel. 
Lui ôter la vue, c'est le priver de son principal ins- 
trument d'action. Un chien qui devient aveugle con- 
tinue à mener sa vie normale. Son odorat et son ouïe 
suffisent à ses besognes ordinaires. La cécité n'est pas 
rare dans l'espèce canine. Nous en avons tous connu 
de ces pauvres chiens vieillissants dont la vue s'étemt 
progressivement. A peine s'aperçoit-on de leur infîr- ^ 
mité. Ils ne cessent point de se conduire, de chasser, 
de garder en bon ordre leurs moutons ou leurs 
vaches, de mordre au jarret ceux qui s'écartent du 
rang, de courir avec l'agilité que leurs muscles leur 



x. 



LA SUPPLÉANCE DES SEN8 57 

permettent encore. Il en va de même du cheval, au 
moins du cheval domestique qui, sans la vue, conti- 
nua fort bien son service. La chauve-souris, devenue 
aveugle, pourvoit à sa subsistance. L'homme, parce 
qu'il est beaucoup moins doué que nombre de bètes 
du coté de l'odorat, mais surtout parce que son acti- 
vité est beaucoup plus riche et variée, est diminué et 
désemparé par la perte de la vue bien plus que la plu- 
part des animaux. 

Ce n'est pas que l'aveugle ne puisse se livrer à bien 
des occupations dont à première vue on serait tenté 
de le croire incapable. La nature semble s'efforcer de 
réparer le tort qu'elle lui a causé. On sait que le prin- 
cipe de cette réparation est dans la suppléance des 
sens, que les sens restés intacts se substituent à la 
vue absente dans quelques-unes de ses fonctions. Mais 
de quelle nature est cette suppléance et comment se 
fait-elle, voilà ce que les clairvoyants se représentent 
bien souvent d'une manière fort erronée. De là tant 
de légendes qui ont cours sur les aveugles et la diffi- 
culté qu'éprouve le public à se faire sur eux une opi- 
nion exacte, à se représenter leurs moyens d'action, 
et à accorder par conséquent à ceux qui demandent 
du travail le juste degré de confiance qu'ils méritent. 

La plus commune de ces légendes est celle qui nous 
présente les aveugles comme discernant les couleurs 
au toucher. Le simple bon sens suffit à en montrer 
la puérilité. Jamais le toucher ne donnera des infor- -■ 
mations sur la lumière et sur la couleur, qui sont le 
domaine propre du nerf optique, pas plu.3 qu'il n'en 
donnera sur les parfums. Si des aveugles parviennent 
fort bien à tricoter avec des laines de couleurs diffé- 
rentes et à distinguer ces laines entre elles de manière 
aies employer à propos, ils les distinguent non pas 
par la couleur, mais par quelque autre différence 
sensible au toucher, différence d'épaisseur, de poli, 
de grain, de densité, de rigidité, que sais-je. S'ils les 



58 LE MONDE DES AVEUGLES 

nomment ensuite, comme les voyants eux-mêmes, 
laine rouge, laine noire, laine blanche, c'est qu'ils 
adoptent le langage de ceux qui les entourent afin de 
se faire comprendre d'eux. Rien de plus. Cette puéri- 
litépourtant est souvent répétée. Diderot, auquel on 
a parlé « d'un aveugle qui connaissait au toucher 
quelle était la couleur des étoffes », n'ose pas la criti- 
quer. « J'ai lu dans un livre de classe », écrit M. Kunz, 
directeur de l'Institution des aveugles à Illzach, en 
Alsace, « que jadis un aveugle devint le tailleur ordi- 
naire d'un roi parce qu'il avait su lui faire les plus 
beaux vêtements et les mieux choisis comme couleur, , 
ayant appris à distinguer à l'aide du toucher les plus 
fines différences de nuances. » Et encore :« Un savant 
très distingué a assuré en ma présence avoir connu 
un aveugle qui reconnaissait les couleurs à l'aide du 
toucher. » En vain M. Kunz s'efforça-t-il de faire 
naître un doute dans l'esprit de son interlocuteur; il . 
ne put que jeter le discrédit sur son école où Ton 
n'enseignait point une science aussi nécessaire. 

Le P. Regnault dans ses Entretiens physiques se 
chargeait de fournir une explication scientifique de 
cette faculté des aveugles dont l'existence ne lui sem- 
blait pouvoir être révoquée en doute, et à ce sujet il 
renvoyait ses lecteurs au Journal des savants. 

J'extrais les lignes que voici d'un livre qui a fait 
autorité au siècle dernier, le Traité des facultés de 
l'âme, de Garnier : 

On fait mention, dit Bayle, d'un organiste aveugle, qui 
était fort habile dans son métier, et discernait fort bien 
toutes sortes de monnaies et de couleurs. Il jouait même 
aux cartes et gagnait beaucoup, surtout quand c'était à lui 
à faire, parce qu'il connaissait au toucher quelles cartes il 
donnait à chaque joueur. Aldrovand dit qu'un certain Jean 
Ganibasius de Volterre, bon sculpteur, étant devenu aveugle 
à l'âge de vingt ans, s'avisa, après un repos de dix années, 
d'essayer ce qu'il pourrait faire dans son métier. Il toucha 



LA SUPPLÉANCE DES SENS 59 

fort exactement une statue de marbre qui représentait 
Cosme I er , grand-duc de Toscane, et en fit après cela une 
d'argile, qui ressemblait si bien à Cosme que tout le monde 
en fut étonné. Le grand-duc Ferdinand envoya œ sculpteur 
à Rouie, où il fît une statue d'argile qui ressemblait parfai- 
tement à Urbain VIII. 

Àbercrombie dans ses célèbres Recherches sur les 
facultés intellectuelles , et Taine, ensuite, dans son 
traité De l'Intelligence, répètent, après Diderot, que 
« .Saunderson, le mathématicien aveugle, pouvait dis- 
tinguer avec la main, dans une série de -médailles 
romaines, celles qui étaient vraies et celles qui 
étaient fausses 1 », que «deux aveugles pouvaient dire 
les noms de plusieurs pigeons apprivoisés avec les- 
quels ils s'amusaient dans un petit jardin, rien qu'à 
les entendre voler au-dessus de leurs tètes ». 

Sans chercher à démêler la part de vérité que peut 
contenir chacun des exemples précédents, tâche fort, 
délicate, il suffit de considérer quelles autorités nous 
les allèguent pour nous assurer qu'une grande incer- 
titude règne dans les esprits sur les facultés des aveu- 
gles. Quiconque se plaît à cette psychologie de fan- 
taisie lira avec satisfaction le livre que James Wilson 
a publié au siècle dernier sous le titre de : Biographie 
des aveugles. C'est le rendez-vous de toutes les 
légendes abracadabrantes qui ont eu cours sur ces 
sujets. On y voit les prétendus miracles que l'ouïe et 
le toucher accomplissent quand la perte de la vue 
leur a donné une puissance magique. On y rencontre 
des aveugles qui tiennent le rôle de cochers ; d'autres 
découvrent, au bruit de son trot, la cécité d'un cheval 

1. Dans leur pensée, comme dans la pensée de Diderot, ce 
serait d'après le dessin de ces médailles, et non d'après le poli 
des arêtes, que Saunderson aurait jugé de leur authenticité; -et 
pourtant, ajoute Diderot, les médailles fausses soumises à son 
examen étaient si parfaitement imitées qu'elles trompaient les 
plus habiles connaisseurs voyants. 



■S 



60 LE MONDE DES AVEUGLES 

et la révèlent à des clairvoyants qui, malgré le plus 
minutieux examen, ne l'avaient pas soupçonnée. La 
critique aux hésitations chagrines n'a pas effleuré ces 
récits, et c'est ce qui les rend instructifs : ils nous 
renseignent non certes sur ce que peuvent les sens, 
mais sur ce que peuvent la crédulité et l'imagination 
des hommes. 

Dans toutes ces légendes, et dans certaines alléga- 
tions trop légèrement reçues par des psychologues, il 
faut voiries restes d'une croyance vivace chez certains 
peuples primitifs. L'étonnement qu'on éprouvait à 
voir certains aveugles agir et participer à la vie com- 
mune leur faisait attribuer des facultés surnatu- 
relles. Dans Paiicienne Grèce, non seulement Homère, 
qui connaissait les destinées des dieux, mais Tirésias 
et la plupart des devins avec lui étaient aveugles. 
En Corée les aveugles sont encore aujourd'hui entou- 
rés de respect parce qu'ils ont le don de double vtie. 
Ils gagnent leur vie, et très largement nous assure- 
t-on, en dévoilant aux malheureux mortels les mys- 
tores de leurs destinées. En échange de la vue i dans 
l'espace, une vue dans l'avenir, infiniment plus pré- 
cieuse leur a été donnée. Ils développent parfois cette 
faculté naturelle dans des écoles où on leur enseigne 
les pratiques de l'art magique. On les emploie à exor- 
ciser les âmes et à guérir les malades. En Turquie on 
les utilise surtout à réciter le Coran. Ils le débitent 
sans le comprendre et leurs prières passent pour être 
à la divinité plus agréables que celles des autres 
hommes. Aussi les recherche-t-on dans les funérailles 
et dans toutes les cérémonies religieuses. En Russie 
un dicton populaire assure « que c'est Dieu qui ins- 
truit les aveugles et que c'est surtout en eux que ses 
œuvres se manifestent ». 

On ne croit plus dans les pays civilisés que l'aveugle 
possède le don de la divination ou un pouvoir parti- 
culier auprès des puissances célestes, mais il arrive 



tA SUPPLÉANCE DES SENS 61 

encore qu on accorde à ses sens une acuité miracu- 
leuse. Comment concilier ces exagérations avec les 
exagérations en sens inverse de ceux (et ils sont 
légion) qui regardent les aveugles comme de véritables 
impotents? Ceux-ci sont les esprits massifs. Tant de 
faits constatés depuis cent vingt-cinq ans que Ton 
instruit méthodiquement le& aveugles, tant de musi- 
ciens de mérite et d'ouvriers habiles n'ont rien pu 
pour les convaincre. Rencontrent-ils un aveugle 
adroit, ils s'étonnent d'abord, a priori ils le regar- 
dent comme un phénomène, le classent à part de ses 
congénères, puis vite le souvenir même de leur éton- 
nement s'efface. Il» traiteront toujours l'aveugle 
comme un être étrange, qui ne jouit que d'une vie 
très réduite, un être paralysé et presque anesthésié. 
Ils verront en lui jusqu'au bout un meuble inutile et 
encombrant. 

Une notion juste de la suppléance des sens et de» 
effets qu'elle est susceptible de produire, pourrait 
seule prévenir ces jugements extrêmes, aussi néfastes 
les uns que les autres. L'admiration sans mesure 
n'est guère moins funeste aux travailleurs aveugles 
que la pitiér méprisante. Elle procède de la même 
ignorance. Elle a pour effet elle aussi de les tenir à 
l'écart du commerce des hommes. Tant qu'une con- 
naissance exacte des moyens d'action dont il dispose 
et des effets qu'on en peut normalement attendre ne 
se substituera point à ces impressions confuses, 
l'aveugle souffrira d'être un incompris parmi ses sem- 
blables, v 

II 

On croit volontiers que chez l'aveugle les sens sur- 
vivants ont une finesse plus grande que ceux des clair- 
voyants, qu'ils sont capables do percevoir des excita- 
tions plus faibles. C'est ainsi qu'on interprète en 






6â 



LE MONDE DES AVEUGLES 



général la suppléance des sens. Plusieurs psycholo- 
gues ont défendu ce point de vue qui est presque uni- 
versellement admis. 

MM. Griesbach et Kunz ont fait à ce sujet quelques 
milliers d'observations. Ils en ont conclu que cette 
opinion commune est erronée 4 . 

À Paide de l'esthésiomètre, ils ont comparé le tou- 
cher de nombreux sujets aveugles,avec celui de sujets 

1. On trouvera les articles de Griesbach dans Pflûger's Archiv, 
•- t. LXXIV, pp. 577 à 638; t. LXXV, pp. 365 à 426 et 523 à 573, 
sous le titre : Vergleichende Untersuchungen ûber die Sinrie- 
schàrfe Blinder und Sehender. En voici les principales conclu- 
sions, d'après V Année psychologique, t. VI, p. 518 : 

« 1° Le pouvoir de distinction pour les impressions tactiles 
est le même, au repos, chez les aveugles et chez les clairvoyants ; 
la différence de perceptivi^é serait plutôt en faveur des clair- 
voyants ; 

« 2° Chez les aveugles-nés, l'acuité tactile est un peu moindre 
que chez les voyants ; dans quelques cas, chez les aveugles-nés, 
toutes les sensibilités sont défectueuses; 

« 3° Les aveugles sentent moins bien à la pointe de l'index 
que les voyants ; il y a souvent chez eux une différence dans 
le pouvoir perceptif des deux index ; i 

« 4o Chez les aveugles, il faut une plus forte excitation que- 
chez les voyants, pour provoquer, surtout à la main, une sensa- 
tion tactile nette; 

« 5° et 8° Il n'y a aucune différence entre aveugles et 
voyants, ni sous le rapport de la localisation des sons, ni sous 
celui de la finesse de l'ouïe (pour les sons produits à distance); 

« 6° Le pouvoir de localiser les sons varie autant chez les 
aveugles que chez les' voyants, et est tout à fait individuel ; 

« 7° En général, la localisation binauriculaire est plus pré- 
cise que n'est la localisation monoauriculaire; 

<l 9° Il n'y a pas de rapport défini, ni chez les aveugles, ni 
chez les voyants, entre la faculté de localisation et l'acuité 
auditive ; 

« 10° Il n'y a aucune différence entre aveugles et voyants 
sous le rapport de l'acuité olfactive. » 

J'aurai lieu de contester plus loin, sur des points de détail, 
ces conclusions de Griesbach. Du moins il a solidement établi 
cette vérité, que les sens des aveugles ne sont pas supérieurs 
jen acuité à ceux du clairvoyant. Les recherches de M. Marcel 
Foucault ont sur ce point confirmé entièrement son opinion. 



LA SUPPLÉANCE DES SENS 63 

clairvoyants. On sait en quoi consiste l'esthésiomètre : 
c'est une sorte de compas dont les pointes sont appli- 
quées à l'endroit de la peau dont on veut mesurer !a 
sensibilité tactile ; quand elles sont très rapprochées 
Tune de l'autre, elles ne provoquent qu'une sensation 
unique. On les écarte jusqu'au moment où elles sont 
perçues séparément, et produisent par conséquent 
deux sensations distinctes. L'écartement mesure la 
sensibilité du sujet qui croît en raison inverse de la 
distance qui sépare les pointes. Or, chez les aveugles 
il n'a pas été moindre que chez les clairvoyants. Chose 
singulière même, l'index des aveugles, le doigt lec- 
teur, celui qui est le plus exercé, s'est montré moins 
sensible que les autres doigts. De même, un bruit 
donné n'est pas perçu par un aveugle à une distance 
plus grande que par un clairvoyant. 

L'opinion contraire était si bien reçue comme un 
axiome que pendant longtemps les expérimentations 
les plus consciencieuses ne manquaient pas de la 
vérifier. Czermak, Goltz, Gaertner, Hocheisen, Stern 
l'ont tour à tour corroborée par leurs observations. 
Nos appareils de laboratoire pensent; ils partagent 
nos préjugés 1 . L'esthésiomètre a souvent proclamé 
la supériorité du sens du lieu de la peau chez l'aveugle. 
En bonne logique cette supériorité, chez un aveugle- 
sourd, devenait écrasante. Chez Laura Bridgman 
qui était privée de quatre sens on se devait de cons- 
tater, et on a constaté en effet, une sensibilité tac- 
tile esthésiométrique deux ou trois fois plus grande 
que celle des personnes normales. Malheureusement 
des mesures ont été prises depuis su/ d'autres aveugles- 
sourds, et elles n'ont pas du tout confirmé ces résul- 
tats. Même chez Helen Keller la sensibilité tactile 

1. Suivant la manière dont l'expérimentation est conduite, 
suivant la matière dont les pointes de l'esthésiomètre sont cons- 
tituées et suivant leur acuité, l'examen esthésiométrique donne 
des résultats très variables. 



G4 IE MOXDS DES AVEUGLES 

n'a pas paru à M. Jastrow être notablement supé- 
rieure à la normale. 

C'est là une constatation instructive. Nous savions 
sans aucun doute qu'il ne suffît p^s de devenir aveu- 
gle pour qu'aussitôt l'acuité des autres sens se trouve 
doublée. Nous savions que la suppléance ne cache 
aucun miracle, qu'elle n'est pas une sorte de com- 
pensation providentielle et mystérieuse par laquelle 
la Nature dédommagerait ses victimes. Nous tenions 
pour certain qu'elle est due exclusivement à l'exer- 
cice intense auquel les sens survivants sont soumis. 
Mais on pouvait croire que l'effet de cet exercice 
était de rendre les organes sensibles à des impres- 
sions moindres. A considérer l'acuité singulière que, 
dans le somnambulisme et dans certaines maladies, 
chacun des sens, l'ouïe et le toucher principalement, 
sont susceptibles d'acquérir, une pareille hypothèse 
n'avait rien d'invraisemblable. En fait elle ne sq véri- 
fie pas. Bien que les limites de l'acuité sensorielle ne 
soient pas marquées par des bornes immuables, il ne 
semble pas que l'acquisition se fasse de ce côté. L'ex- 
citation minimum nécessaire pour provoquer une sen- 
sation tactile ou auditive n'est pas moindre chez 
l'aveugle que chez le clairvoyant 1 . 

^Talions pas dire cependant avec MM. Griesbach et 
Kun^qu'elle est plus grande. Le paradoxe a des séduc- 
tions dangereuses. Les tables d'observation* qu'ils 
ont dressées sont étrangement constantes à procla- 
mer contre toute attente l'infériorité sensorielle des 
aveugles. Non seulement leur toucher et leur ouïe, 
mais leur odorat aurait perdu de son acuité. L'olfac- 
tomètre de Zwaardemaker consiste essentiellement 

1. Des observations analogues faites sur les sourds-muets 
par M. Ferrari semblent nous autoriser à généraliser cette con- 
clusion et à dire que la perte d'un sens rib rend pas les autres 
sens susceptibles d'être impressionnes par des excitations plus 
faibles. 



& 



LA SUPPLÉANCE DES SENS 65 

en un tuyau de caoutchouc que l'on bouche au moyen 
d'un tube de verre et que l'on recouvre entièrement 
à l'aide d'un second tube également en verre. Quand 
le caoutchouc 'est recouvert sur toute sa surface il ne 
laisse échapper aucune émanation susceptible d'im- 
pressionner l'odorat, mai^ plus on le fait sortir de sa 
gaine et plus ses émanations se font abondantes. 
Pour impressionner l'odorat des aveugles il faudrait 
en moyenne, nous assure-t-on, découvrir le caout- 
chouc de l'olfactomètrç davantage que pour impres- 
sionner l'odorat des clairvoyants. 

Il ne faut pas conclure de ces observations que 
chez les aveugles la puissance de perception est dimi- 
nuée et que, quand un sens se perd, les autres 
tendent par cela même à s'émousser. Ce serait, je 
crois, partager une erreur dans laquelle les psycho- 
physiciens tombent trop souvent lorsqu'ils expéri- 
mentent sur les aveugles. Nous ne saurions trop leur 
rappeler qu'il y a aveugle et aveugle, qu'à ne pas 
distinguer entrer les différentes catégories on s'expose, 
à de graves mécomptes. Beaucoup d'aveugles doivent 
leur infirmité à une constitution débile, à des tares 
profondes telles que la tuberculose, la syphilis ou 
l'alcoolisme, à une hérédité de parents consanguins. 
D'autres ont perdu la vue par suite de quelque 
maladie qui a gravement affecté des organes essen- 
tiels, le cerveau, la moelle épinière, le système 
nerveux tout entier. Tous ceux-là sont des aveugles 
sans doute, mais d'autres infirmités se joignent chez 
eux à la cécité. La cécité n'est pas la cause de ces 
infirmités. Nous ne pouvons pas la rendre respon- 
sable de la déchéance qu'elles entraînent. Si nous 
voulons mesurer ses effets, qui ne voit que nous 
devons les étudier chez les aveugles sains, chez des 
aveugles qui ne sont qu'aveugles? 

Quand M. Binet nous assure que chez nsfàibre 
d'aveugles il a trouvé un crâne moins développé que le 



66 LE MONDE DES AVEUGLES 

crâne moyen des clairvoyants, je suis persuadé que 
ses mesures sont exactes, mais aussi qu'elles ne prou- 
vent rien et je n'en conclus pas avec lui que la cécité 
est une cause de dégénérescence cérébrale; il faudrait 
savoir si ses sujets ne sont pas aveugles parce que 
dégénérés, 1 et non dégénérés parce qu'aveugles. Il eût 
fallu écarter avec soin les anormaux de tout degré 
pour ne pas fausser nos résultats. Il eût fallu exa- 
miner non des aveugles pris au hasard, mais des 
sujets qu'un accident, qu'une blessure eût privés de 
la vue, des aveugles traumatiques comme on dit quel- 
quefois. 

Si les tables de Griesbach sont si défavorables aux 
aveugles, c'est parce que, sans doute, dans un souci 
mal compris d'impartialité scientifique, on a.évité de 
faire un choix parmi les sujets examinés, on a reçu 
sinon des dégénérés complets, du moins des 'demi- 
dégénérés, des êtres incomplets, plus ou moins endom- 
magés par des misères individuelles ou des tares ata- 
viques. Voilà pourquoi la prétendue infériorité des 
aveugles sous le rapport des sens n'apparaît que lors- 
qu'on considère les moyennes. A regarder non plus 
des groupes mais les individus, tel aveugle rivalise 
fort bien en acuité de sensation avec n'importe quel 
voyant. Cela aussi les tables de Griesbach le mon- 
trent fort bien. Donc la cécité ici n'est pas en cause, 
et c'est ne voir qu'un côté du problème que de dire 
avec MM. Griesbach et Kunz que, lorsqu'un sens dis 
paraît, les autres s'émoussent par sympathie, f 

III 

Les deux théories se réfutent l'une l'autre : il 
semble bien que la perte de la vue soit sans influence 
directe sur l'acuité des autres sens. La doctrine du 
vicariat des sens, qui en dernière analyse voudrait 
nous faire admettre qu'un individu doué du seul sens 



LA SlPTUiANCE DES SENS 67 

du goût parviendrait à une vie. aussi riche que les 
êtres normaux, paraît aussi peu justifiée que la doc- 
trine opposée en vertu de laquelle Laura Bridgman, 
qui n'avait que le seul sens du toucher, n'aurait pu tirer 
de ce sens unique que désinformations négligeables. 
En revanche, la cécité peut placer l'individu dans des 
conditions favorables ou défavorables à la culture de 
tel ou tel sens. C'est alors d'une suppléance d'ordre 
purement psychologique qu'il peut être question.. 

Beaucoup d'enfants aveugles sont lamentablement 
négligés par leurs parents. Je sais une fillette qui, à 
près de quatre ans, n'a pour ainsi dire pas encore 
quitté sa petite chaise. Chaque matin le père et la 
mère, obligés d'aller gagner le pain de la famille, l'y 
attachent jsolidement afin de la mettre à l'abri des 
heurts. De la sorte ils s'assurent que la petite infirme 
ne se fera pas de mal. Une sœur de quelques années 
plus âgée "a la 'charge de veiller sur elle. Mais l'enfant, 
on le conçoit, ne songe qu'à s'amuser : à peine ses 
parents ont-ils quitté la maison qu'elle court le village 
avec ses camarades. Le soir, quand tous se retrou- 
vent, on détache la petite aveugle pour la porter au 
lit. Ai-je besoin de dire que, malgré ses quatre 
ans, elle n'a- encore nulle notion de propreté, qu'elle 
n'a appris à se servir ni de ses jambes, ni presque 
de ses mains ? Il est clair que si l'on n'y met ordre 
tous ses sens s'assoupiront dans une sorte de léthargie. 
La cécité en sera-t-elle la cause? Oui, sans doute, 
mais la cause tout à fait indirecte. Elle a ôté aux 
sens de cette enfant l'occasion de s'exercer, et par- 
tant de se développer. Mais supposez qu'au lieu de 
la tenir ainsi à la chaîne on se soit efforcé de la mêler 
le plus possible à la vie, qu'on l'ait obligée à se rendre 
compte de tout, à tenir son rôle dans les jeux de ses 
sœurs, à faire mille choses par elle-même. Alors, tout 
au contraire, la cécité l'aurait contrainte à exercer 
d'une manière exceptionnelle son toucher et son 



68 . LE MONDE DES AVEUGLES 

ouïe, et elle aurait ainsi favorisé leur développement. 
Car la cécité peut parfaitement favoriser le déve- 
loppement de l'oûïe et surtout du toucher. Heureuse- 
ment même, elle est pour eux une occasion de se 
développer beaucoup plus souvent qu'une occasion de 
s'émousser. Dire que chez l'aveugle le toucher ne 
devient pas sensible à des excitations plus faibles, ce 
n'est pas dire qu'il ne se perfectionne pas. Il y a 
d'autres manières pour lui de se perfectionner. Je ne 
sais si MM. Griesbach et Kunz n'ont point trop oublié 
cette distinction. Ils semblent trop soucieux de démon- 
trer que le toucher de l'aveugle est inférieur à celui 
du clairvoyant. Que l'aveugle ne perçoive, en général, 
qu'une seule sensation quand les âeux branches de 
l'esthésiomètre sont écartées d'un millimètre et demi, 
il est possible; cela n'empêche pas qu'il est capable 
de tirer de son toucher des services exceptionnels. 
Que son index réclame même un écartement plus 
grand que les autres doigts, je le veux encore. Gela 
n'empêche pas que ce même index rie parvienne à 
percevoir jusqu'à deux mille et deux mille cinq cents 
points de Braille à la minute, à les percevoir s^vec 
assez de netteté pour en bâtir des lettres, des mots et 
des phrases, tandis que l'index d'un clairvoyant inex- 
périmenté distingue à grand'peine le nombre de points 
dont une lettre est composée. L'esthésiomètre donne 
de précieuses informations, mais il ne faut lui faire 
dire que ce qu'il peut dire. La psychophysique nous 
renseigne avec exactitude sur les opérations les plus 
simples, mais les plus complexes échappent le plus 
souvent à ses moyens d'investigation et à ses mesures^ 
Quand l'entendement s'applique aux données simples 
des sens, il les enrichit de sa substance, il les combine 
avep des éléments multiples, il leur donne une signi- 
fication et une portée nouvelles. C'est par la manière 
dont elles sont interprétées par l'entendement de 
l'aveugle que ces perceptions de l'ouïe et du toucher, 



LA SUPPLÉANCE DES SENS , 69 

identiques en substance à celles du clairvoyant, rem- 
portent pourtant en général de beaucoup sur elles. 

Un officier, qui voit évoluer à la fois sous ses yeux 
un nombre d'hommes souvent très~ élevé, aperçoit 
parfois dès le premier regard jeté sur cette foule 
d'uniformes une irrégularité même insignifiante dans 
la tenue d'un soldat, un bouton qui manque, des 
chaussures de fantaisie, des cheveux trop longs, que 
sais-je encore. Elle a échappé pourtant au promeneur 
qui, depuis une heure, concentre sqd attention à 
suivre tous les mouvements des hommes. Serait-ce 
que la vue de l'officier est plus perçante? Mesurez-la, 
vous constaterez qu'il n'en est rien. Peut-être même 
est-elle plus faible. Mais, grâce à une éducation spé- 
cial, sa conscience sait mettre eh relief, parmi les 
données des sens, celles qui intéressent l'exercice de 
sa profession. Pour un blanc qui débarque en Chine, 
tous les jaunes se ressemblent d'abord ; au bout de 
quelques jours la pratique lui a appris déjà à les dis- 
tinguer. Est-ce à dire qu'en ce peu de temps sa vue, 
s'est affinée? 

Cette supériorité de l'aveugle, bien entendu, est 
tout accidentelle. Elle vient des conditions de vie qui 
lui sont faites, et il suffirait que le clairvoyant se 
soumît aux mêmes exercices pour se l'assurer. Jean- 
Jacques Rousseau voulait que son Emile fût aussi 
adroit qu'un aveugle dans Tôbscurité, et qu'il con- 
duisît tous ses sens au plus haut degré de perfection- 
nement dont ils sont capables. Ce que lés circons- 
tances font, la volonté peut le faire. Elle y parvient 
pourtant moins aisément : toute la vie, en effet, 
jusque dans ses moindres actions, contribue à déve- 
lopper le toucher de l'aveugle. Un clairvoyant devrait 
se condamner à une existence bien artificielle pour se 
mettre dans des conditions aussi favorables. Que 
dirions-nous d'un homme qui jouirait de ses deux yeux 
et qui s'obligerait néanmoins à ne lire que des livres 



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72 LE MONDE DES AVEUGLES 

besoin d'en observer les moindres caractères 'tactiles. 
Le clairvoyant n'a que faire d'y attacher son atten- 
tion puisqu'un regard rapide suffît à le renseigner. 
L'impression visuelle cache çt, en quelque sorte, 
annule l'impression tactile. 

Le même phénomène se remarque encore, au 
second degré si je puis dire, chez les aveugles-sourds. 
On dirait que la suppléance des sens, dont le rôle est, 
non de créer sans doute, mais de mettre en lumière 
des ressources de plus en plus cachées à mesure que 
nous descendons l'échelle des infirmités, s'ingénie à 
leur trouver de nouvelles compensations. Derrière les 
sons et masquées par eux à la conscience des enten- 
dants, elle découvre des impressions tactiles nou- 
velles, comme elle en découvre pour les aveugles- 
cntendants derrière les objets de la vue. Les 
aveugles-sourds tirent des vibrations mille indica- 
tions précieuses. Par les vibrations seules ils perce- 
vront que la porte de l'appartement s'ouvre ou se. 
ferme, qu'un tambour bat à quelques mètres devant 
eux. Us reconnaissent non seulement qu'une troupe 
de soldats pisse dans la rue, mais qu'une personne 
s'avance vers eux. Au mouvement particulier qu'elle 
imprime au parquet, les plus habiles distinguent 
même quelle est cette personne pour peu qu'elle soit 
de leurs familiers. 

M. Malossi, aveugle-sourd depuis l'âge de six ans, 
est mécanicien à l'Institut des aveugles de Naples, et 
c'est d'après les vibrations tactilement perçues qu'il 
dirige les mouvements de ses machines. A poser 
la main simplement sur la nuque d'un de ses compa- 
gnons, son toucher lui apprend s'il parle ou garde le 
silence, s'il rit ou pleure. M. Guégan, bien que sa 
surdité soit complète, m'assure qu'il est parfois 
arraché brusquement à son sommeil par les pas d'un 
visiteur qui pénètre dans sa chambre; il n'est pour- 
tant alors en communication avec le plancher, sans 



/ 



LÀ SUPPLÉANCE DES SENS , 73 

doute un peu mobile, que par les pieds de son lit. 

A toucher légèrement les organes extérieurs de la 
parole chez leurs interlocuteurs, on sait que certains 
aveugles-sourds parviennent fort bien à suivre une 
conversation. Helen 'Keller, à cet effet, pose simple- 
ment le pouce sur le larynx, l'index sur les lèvres et 
le troisième doigt sur le rebord de l'une des narines. 
M. le professeur Stem, dans la visite qu'il lui a ren- 
due, s'est ainsi parfaitement fait comprendre d'elle, 
bien que sa barbe et sa prononciation imparfaite de la 
langue anglaise fussent des obstacles sérieux, et bien 
que plusieurs noms propres se fussent glissés dans 
le dialogue. ,11 a assisté à une conversation aisée et 
rapide entretenue par Helen Keller au moyen de ce 
procédé avec l'une de ses amies. ; 

Elle connaît et distingue au toucher les bruits de 
diverses machines et les cris des différents animaux, 
comme nous les distinguons à l'audition. Bien plus, 
dans les cris d'un même animal elle démôle bien des 
nuances différentes : du miaulement au ronronne- 
ment le chat a pour elle aussi diverses manières de 
s'exprimer, et l'aboiement de colère ne se confond 
pas pour ses muscles sensibles avec le jappement de 
caresse. Il va de soi qu'elle touche de même les vibra- 
tions musicales en posant simplement la main sur 
un instrument, piano ou violon, faculté qu'elle par- 
tage d'ailleurs avec beaucoup d'autres aveugles- 
sourds. 

Un contact direct avec le corps en vibration n'est 
pas nécessaire. Quand M. Stern fut reçu chez Helen 
Keller, deux coups frappés sur la rampe avertirent 
l'aveugle-sourde de la ' présence d'un visiteur. Au 
cours de l'entretien, elle remarqua le passage d'un 
train qu'on entendait dans le voisinage. 

De même, lorsque les aveugles-sourds sont doués 
d'un odorat fin, les besoins de la pratique leur font 
discerner dans les parfums des nuances subtiles qui 



74 LE MONDE DES AVEUGLES 

échappent aussi bien aux aveugles-entendants qu'aux 
clairvoyants/ Pour Helen Koller, chaque personne a 
son parfum particulier qui la fait reconnaître. Il en va 
de même pour Yves Guégan et pour Marie Ilpurtin. 
De cette dernière, M. Félix Thomas nous dit, par 
exemple : 

Son odorat est si subtil qu'il lui fait reconnaître les per- 
sonnes bien avant qu'elle ait eu le temps de les toucher. 
Il semble même que chacune ait pour elle une odeur parti- 
culière, un signe distinctif comme chaque fleur a son par- 
fum qui ne la trompe jamais. La prie-t-on, par exemple, de 
se rendre à l'ouvroir pour transmettre un avis à quelqu'une 
de ses compagnes, vivement elle se dirige vers la place 
habituelle occupée par son amie, et, si elle ne l'y trouve 
point, on la voit aussitôt qui s'arrête, tourne la tête lente- 
ment et cherche, en respirant, un indice aui la renseigne. 
Il est bien rare alors qu'elle cherche longtemps. 

Toutes ces nuances subtiles des parfums et toutes 
ces vibrations, l'aveugle-entendant les percevrait sans 
doute lui aussi si les bruits qui emplissent ses oreilles 
ne le dispensaient pas, bien plus ne le détournaient 
pas de les remarquer. Comme ceux qui n'entendent 
pas il distinguerait sans doute ses amis au contact 
de leur main s'il ne trouvait dans leur voix un guide 
plus sûr. Nécessairement il doit trouver des ressources 
plus grandes encore dans les déchets de sensations 
que méprise le trop riche et dissipateur clairvoyant. 

Et puis, en' vertu du même principe, lorsqu'il s'agit 
non plus d'apprécier l'écartement de deux pointes 
mais de percevoir simultanément trois sensations ou 
davantage, de démêler au toucher les divers éléments 
d'un relief, l'aveugle reprend l'avantage sur le clair- 
voyant. Le professeur Cesare Colucci de Naples a mis 
cette supériorité en pleine lumière au moyen de ses 
expériences. Sitôt que nous passons de la sensation 
simple à des sensations plus complexes le rôle de 
'esprit intervient dont la fonction première est de 



LA SUPPLEANCE DES SENS 7ï> 

synthétiser les données des sens. Il bâtit ainsi les 
représentations des objets qui sont nécessaires à ses 
opérations. Il semble communiquer au doigt son avi- 
dité de savoir. * 

A son commandement, voyez comme l'index et le 
médius activent et coordonnent leurs mouvements 
d'investigation. Ils explorent l'objet dans tous les 
sens pour s'en faire une idée d'ensemble. Puis les 
voilà qui s'attachent aux différentes parties; là effleu- 
rant seulement la surface, ici la pressant avec insis- 
tance, la frottant à diverses reprises, allant et revenant 
sur eux-mêmes, détaillant les moindres reliefs et se 
glissant dans toutes les sinuosités. Voyez, en revan- 
che, à l'approche des objets dangereux ou fragiles, 
combien ses mouvements se font mesurés, sûrs, 
maîtres d'eux-mêmes. Vous tremblez de suivre l'in- 
dex au bord d'une lame aussi tranchante ; il ne court 
aucun risque. Il a la précision d'un scalpel. L'œil du 
peintre tâte avec les mêmes alternatives de minutie 
et d'impatiente avidité le modèle dont il veut impré- 
gner son imagination, mais jamais le doigt du voyant 
ne se fait à ce point le prolongement de son cerveau. 



L'attention a donc pour rôle, en stimulant l'activité 
du doigt, de procurer à l'aveugle des sensations tac- 
tiles plus complexes, et surtout de conduire dans le 
plein jour de la conscience des sensations tactiles qui 
d'ordinaire passent inaperçues. Le rôle de l'associa- 
tion sera de donner à ces sensations tactiles une 
riche signification. 

La faculté qu'a l'aveugle d'associer très richement 
les données du toucher entre elles et avec des élé- 
ments psychiques de toute nature, est à ia fois la 
conséquence et le principe de cette avidité avec 
laquelle il palpe les objets. C'est parce que le doigt 



76 LE MONDE DES AVEUGLES 

enquête avec précision que les éléments de connais- 
sance fournis par lui sont propres à s'associer en vue 
de la pratique, et c'est, en revanche,' parce que l'esprit 
a besoin d'éléments tactiles pour bâtir ses idées au 
moyen d'associations, que le doigt travaille avec tant 
d'activité. 

L'esprit néglige bien souvent chez les voyants les 
matériaux fournis par le toucher. Ce n'est pas que le 
rôle du toucher soit médiocre dans leur formation 
intellectuelle. Les psychologues ont montré que c'est 
lui qui fait l'éducation de la vue et que nous lui 
devons les connaissances des propriétés essentielles 
des corps. Mais si sa part est grande dans le dévelop- 
pement de l'intelligence, une fois que l'intelligence 
est arrivée à maturité, son activité se réduit en géné- 
ral, et les renseignements qu'il apporte, relativement 
en petit nombre, restent dans le demi-jour de la sub- 
conscience. L'esprit n'en tire presque rien parce qu'il 
trouve dans les données de la vue tous les matériaux 
dont il a besoin pour construire ses idées. 

Chez l'aveugle, au contraire, où les matériaux 
visuels font défaut, l'esprit amasse les éléments 
fournis par le toucher, les éclaire les uns par les 
autres, les combine et les associe de mille manières. 
Des doigts lui viennent ses aliments les plus substan- 
tiels, il n'a garde de les négliger. Si le clairvoyant 
heurte son genou contre la muraille, s'il touche son 
fauteuil de la main, immédiatement les images visuelles 
de son genou et de son fauteuil se dressent dans son 
cerveau. Il en voit la couleur et la forme. C'est dire 
assez que les images tactiles sont pour lui sans prix; 
elles ne font qu'évoquer les images visuelles, celles 
dont il fait constamment usage. Bien mieux, suppo- 
sez-le dans l'obscurité. Il se lève la nuit, il cherche 
son bougeoir sur sa table. Cette fois, du moins, pen- 
sez-vous, il n'a plus que le toucher pour se guider. 
Vous vous trompez- C'est encore la vue qui le secon- 



. LA SUPPLÉANCE DES SENI 77 

dëra surtout. Immédiatement l'image de la table et 
des objets avoisinants se présente devant 7 ses yeux 
dans les ténèbres, et c'est d'après cette image, d'après 
les objets qu'elle lui montre qu'il coordonne tons ses 

" mouvements. Heurte-t-il son pouce sur l'encrier, 
l'image de l'encrier se détache dans sa vision, grou- 
pant autour de lui la statuette de Tanagra, le buvard, 
le classeur, le bougeoir, dans les positions respectives 
qu'ils occupaient la veille au soir, et lui fournit ainsi 
un utile point de repère. Chez l'aveugle il en est tout 
autrement. Même dans la veille c'est au moyen de 
représentations dont tous les éléments ont été fournis 
par lé toucher qu'il coordonne ses mouvements. Les 
données qu'il lui doit sont tenues de s'agréger en 
systèmes de plus en plus complexes, et de ces sys- 
tèmes elles forment le noyau de même que les don- 
nées visuelles forment le noyau de toutes les repré- 
sentations du clairvoyant. v 

C'est par cette faculté d'association que s'explique 
ce que l'on appelle volontiers le miracle de la lecture 
chez les aveugles. La lecture des aveugles n'a rien de 
plus prodigieux que la lecture des clairvoyants ; seu- 
lement, comme elle nous est moins familière, nous 
l'admirons davantage. Sans nul doute, s'il fallait que 
chacun des points fût perçu distinctement et dans la 
pleine lumière de la conscience, les mots se succé- 
deraient avec une singulière lenteur et il faudrait bien 
du temps pour arriver au bas d'une de ces pages 
toutes criblées de petites bosses comme les feuilles 
où nos vers à soie déposent leurs œufs. Il n'en est 

i rien, ni les points, ni les lettres, ni même les mots, 
je dirais presque ni les phrases dans leur contenu ne 
sont distinctement perçus. L'esprit va droit au sens, 
à la pensée qui seule l'intéresse. Toute lecture rapide 
suppose une somme prodigieuse d'associations grâce 
auxquelles un petit nombre de ses éléments suffit à 
suggérer la lettre, un petit nombre de lettres à suggé- 



78 LE MONDE DES AVEUGLES 

rer le mot, un petit nombre de mots à suggérer la 
phrase ; Pesprit tirant de son propre magasin et sup- 
pléant tout ce qui, dans cette opération, reste dans 
l'ombre de la subconscience. Et les choses ne se 
passent point pour l'aveugle autrement que pour le 
clairvoyant : lui aussi va droit au sens et ne s'attarde 
pas à percevoir chacun des signes qui, par l'inter- 
médiaire des yeux, révoquent dans la pensée. 

VI 

. Dire que les données du toucher sont combinées 
dans de multiples associations, c'est dire qu'elles 
tiennent une grande place dans la mémoire de 
l'aveugle. Plus est grandie nombre des éléments de 
conscience auxquels une impression est agglutinée, 
plus aussi elle a de chances de revivre. Tout ce qui 
est isolé dans la conscience périt, et dans la vie psy- 
chique aussi il est vrai de dire que l'union fait la 
force. 

On sait combien est imprécise l'expression vulgâre 
« avoir de la mémoire ». Il y a non une mémoire, 
mais des mémoires, autant de mémoires, disent cer- 
tains psychologues que nous avons de sens. La mémoire 
auditive et la mémoire des mouvements du larynx sont 
souvent assez développées chez l'aveugle, mais sur- 
tout la mémoire tactile chez lui est caractéristique. Il 
est des aveugles qui retiennent avec une singulière 
précision les moindres accidents du terrain, et ils en 
tirent grand parti pour se diriger. Le profit escompté 
explique et la multiplicité des associations dans les- 
quelles ces impressions s'intègrent, et leurs facultés 
de reviviscence. 

M. lé D r Desruelles a étudié récemment un cas inté- 
ressant de mémoire tactile chez un aveugle-né, le 
jeune Fleury, qui, sans être à proprement parler un 
calculateur prodige, présente des aptitudes notables 



LA SUPPLÉANCE DES SENS 79 

pour le calcul mental. Presque inculte, médiocrement 
intelligent, présentant des signes de dégénérescence, 
il ne se distingue, comme la plupart des calculateurs 
de son espèce, et en particulier comme Inaudi, le plus 
célèbre d'entre eux, que par cette faculté de compter 
mentalement. Elle suppose upe' hypertrophie de la 
mémoire. Mais tandis que chez les autres la mémoire 
hypertrophiée est ou la mémoire visuelle, ou la mé- 
moire auditive, ou la mémoire motrice-laryngée, chez 
notre aveugle la mémoire tactile plus que toute autre 
semble être utilisée. En calculant, il touche ses 
chiffres comme d'autres les voient ou les entendent. 
Ce n'est pas antérieurement à toute instruction, 
comme Inaudi, que Fleury s'est découvert son talent 
naturel de calculateur, mais seulement lorsqu'on lui 
a appris à connaître les chiffres tactiles de Braille. Il 
se représente, nous assure-t-on, pendant qu'il opère, 
les petits cubes qui servent à les figurer. Encore 
aujourd'hui il retient mieux les nombres quand il les 
a lus que quand il les a entendu énoncer. 

L'interrogatoire de Fleury, dit M. Desruelles, nous donne 
en outre des renseignements précieux sur sa mémoire, et 
son attitude bigarre pendant qu'il calcule ne peut s'expli- 
quer que par cette mémoire tactile. Il nous dit que, lorsqu'il 
calcule, il se représente l'appareil Braille * (composé de carrés 
de plomb), qu'il compte sur ses doigts, et, en effet, son 
attitude s'explique par ses déclarations. Lorsqu'il fait une 
opération ses doigts remuent avec une extrême rapidité. 
Avec la main droite il tient les doigts de la main gauche 
les uns après les autres, l'un représente les centaines, un 
autre les dizaines, un troisième les unités. Fébrilement, il 
promène les doigts sur le bord de sa veste, et il est curieux 
de le voir suppléer à ses images tactiles par des sensations 
qui correspondent à celles qu'il aurait en touchant ses 

1. Il s'agit évidemment ici de l'appareil appelé cubarithme, 
qui est dû non à Braille, mais à MM. Oury, Matteï et Emile 
Martin, et dans lequel les chiffres sont représentés au moyen de 
petits cubes. 



80 LE MONDE DES AVEUGLES 

cubes. Il ne paraît pas écouter, comme le faisait Inaudi en 
calculant; toute son attention est fixée aux mouvements de 
ses doigts et aux souvenirs éveillés et avivés par les sensa- 
tions qu'il a en les touchant. Il semble donc bien que ce 
sont les images tactiles qui dominent pendant ces opéra- 
tions et que sa mémoire est à type tactile prépondérant. 

Miss Helen Keller semble nous présenter un autre 
cas bien remarquable de mémoire tactile. Etant sourde 
et aveugle, elle se sert coutumièrement de l'alphabet 
manuel des sourds, et c'est par la maib qu'elle entend 
les conversations, qu'elle participe à la vie ambiante 
et que la plupart de ses idées lui çont venues. 
« Quand un pasfcage de ses livres l'intéressé, nous 
dit-on, ou qu'elle désire le fixer dans sa mémoire, 
elle se le répète rapidement sur les doigts de la main 
droite, quelquefois aussi ce jeu des doigts est incon- 
scient, elle se parle à elle-même dans l'alphabet 
manuel. Souvent, quand elle se promène dans le hall 
ou la véranda, on peut voir ses mains se livrer à une 
mimique effrénée, et les mouvements rapides de ses 
doigts forment comme un multiple battement d'aile* 
d'oiseau. » Cette particularité se retrouve même 
chez son institutrice, qui a contracta une grande habi- 
tude de converser avec elle. « Miis Sullivan déclare 
que son élève et elle se souviennent dans leurs doigts 
de ce qu'elles ont dit. » Comme dans le cas de Fleùry, 
nous constatons ici une grande mémoire motrice en 
même temps qu'une mémoire tactile exceptionnelle. 

VII 

Tout ce que nous venons de dire pour le toucher, 
nous pourrions le répéter pour le sens de l'ouïe et 
nous avons lieu de remarquer qu'en ce qui le con- 
cerne, les choses se passent de même. Nous verrons 
l'aveugle observer et utiliser, pour se conduire, des 
impressions sonorçs extrêmement ténues que le clair- 



LA SUPPLÉANCE DES SENS * 81 

voyant perçoit lui aussi mais qu'il néglige. Nous 
verrons ces impressions, grâce à des associations 
multiples, lui fournir des renseignements que le clair- 
voyant demande habituellement à la vue. C'est ainsi 
que, pour apprécier les dimensions d'une salle il 
écoute le bruit de ses pas sur le plancher et leur 
répercussion sur les parois. Le clairvoyant lui aussi 
a observé bien évidemment que les bruits résonnent 
tout autrement à l'air libre et dans un puits resserré. 
Il ne lui faut pas un grand effort d'imagination pour 
comprendre qu'entre ces deux termes extrêmes il doit 
exister une échelle ininterrompue de sonorités qui, 
par d'insensibles variations, vont de l'un à l'autre. 
Mais 11 n'a pas eu besoin d'observer les sonorités 
diverses et leur relation aux dimensions des pièces 
closes où elles se produisent, parce qu'immédiate- 
ment et sans effort sa vue mesure l'horizon. Aussi 
ne les connaît-il point. 

Pour l'ouïe, comme pour le toucher, le progrès est 
incontestablement dû au même principe, à l'activité 
de l'esprit qui interprète, enregistre et organise avec 
une économie plus parfaite les données sensorielles. 
Voilà comment il faut comprendre le vicariat des 
sens. L'esprit a pour fonction d'unifier les éléments 
qui lui sont fournis par les sens, de les coordonner, 
de les synthétiser en vue de l'action. Avide d'action, 
il aspire par toutes les fenêtres ouvertes l'aliment 
dont il vit, il réclame impérieusement à tous les 
sens les matériaux qui lui sont nécessaires. Soumis 
aux sens, il les commande au besoin et les trans- 
forme pour son usage. Nos perceptions, qui nous 
semblent venir exclusivement du dehors, sont en 
fait construites en bonne partie par lui. « Percevoir, 
dit M. Bergson, finit par n'être plus qu'une occasion de 
se souvenir. » L'élément venu du dehors est immédia- 
tement submergé par un flot de souvenirs, et c'est 
ce flot qui donne à la sensation toute sa signification. 

6 



82 LE MONDE DES AVEUGLES 

Chez le clairvoyant, dont les yeux sont ouverts sans 
cesse, toutes ces réserves de conscience qui anime- 
ront et vivifieront les impressions externes sont des 
images visuelles, et, de l'extérieur, les impressions 
visuelles presque seules ont la force de les évoquer en 
foule. Les sensations tactiles n'éveillent que peu ou 
point d'écho. Elles restent mortes, ou ne reçoivent 
qu'un commencement de vie. Elles ne sont que fai- 
blement interprétées. Chez l'aveugle, dont les yeux 
sont clos, l'esprit bâtit de manière tactile tout le 
substratum de la conscience, et ce sont les impressions 
tactiles qui ébranlent profondément toute la masse 
cérébrale. Elles reçoivent un maximum d'interpréta- 
tion. Elles sont enrichies de tout l'acquis de la per- 
sonnalité. 

Ce sont deux mondés hétérogènes. Aussi le clair- 
voyant, auquel toute cette vie des impressions tactiles 
est étrangère, s'imagine souvent avec peine ce que peut 
être l'activité de l'aveugle. Il y voit un mystère. Il est 
tout imprégné de cette persuasion que si ses yeux se 
fermaient, sa vie active se briserait et sa conscience 
se viderait en quelque sorte de son contenu. Com- 
ment en serait-il autrement, puisque tout en lui est 
vision ? Il ne se dit pas que l'esprit qui veille en lui 
rattacherait sa vie d'hier à celle de demain, relierait 
les impressions visuelles du passé aux impressions 
auditives et tactiles qui de jour en jour prendraient 
plus d'importance, et de jour en jour seraient fécon- 
dées davantage. Jusque chez les aveugles-sourds, il 
sait opérer le miracle d'une vie complète. Il se cram- 
ponne au peu d'organes qui nous restent, et, riche 
des hérédités accumulées, il en tire des ressources 
inattendues. 

Dans l'hypothèse du sens commun, qui voit dans 
la suppléance des sens une sorte de compensation de la 
nature, à quelle prodigieuse finesse ne parviendraient 
pas les sens de ceux qui, à la privation de la vue, 



LA SUPPLÉANCE DBS SENS 83 

joignent encore la privation de l'ouïe ! Les faits la 
confondent. A M. Khnz, en revanche, qui prétend 
que la perte d'un sens tend à émousser les autres 
sens, je demanderai comment il est possible que tant 
d'aveugles devenus sourds continuent à se servir aussi 
habilement que par le passé de leur odorat et de 
leur toucher; comment quelques sourds-aveugles, 
frappés dès la première enfance, lorsqu'on a pu percer 
l'épaisse couche de ténèbres dont leur esprit est enve- 
loppé, et éveiller en eux la pensée assoupie, sont 
parvenus à un si haut degré de culture et à une adresse 
relativement si remarquable. Exciter l'activité vitale, 
le désir de vivre, le besoin d'agir, tout est là. Le ren- 
dement des sens, si l'on peut ainsi s'exprimer, pour 
peu que les organes soient sains, dépend de l'énergie 
psychique plus que de tout autre facteur peut-être. Ecou- 
tez Helen Keller, dont les yeux sont hermétiquement 
clos, les oreilles éternellement silencieuses, murée 
dans sa prison d'airain, écoàtez-la nous dire : « Il me 
semble parfois que toutes mes fibres sont des yeux 
ouverts pour percevoir l'immense foule des mou- 
vements de cette mer de vie dans laquelle nous 
plongeons ». 



/ 



/ 



CHAPITRE V 



Le sens des obstacles. 



I 

L'une des manifestations les plus typiques de cette 
suppléance des sens nous est fournie par ce qu'on 
appelle communément le sens des obstacles ou encore, 
très improprement comme nous le verrons, le tou- 
cher à distance. Il s'agit de cette faculté qu'ont la 
plupart des aveugles de pressentir à quelque distance 
la présence des objets auprès desquels ils passent ou 
contre lesquels ils sont sur le point de se heurter. Us 
localisent, en général, sur le front ou sur les tempes 
ces sensations, et seuls ou presque seuls sont perçus 
les objets qui se trouvent à la v hauteur du visage. Un 
aveugle doué de cette faculté, rencontrant un «arbre 
sur son chemin, au lieu de se jeter dessus s'arrêtera 
fort bien. à un ou deux mètres de lui, quelquefois 
davantage, le contournera, et poursuivra ensuite sa 
route avec assurance. Tous ceux qui ont étudié les 
aveugles ont signalé ce fait. Il est mentionné déjà 
dans la Lettre de Diderot sur les aveugles. 

On a cru reconnaître là des sensations d'un ordre 
nouveau. On a parlé, d'un sixième sens des aveugles, 
et ce terme de sixième sens est même le plus com- 
munément employé pour désigner ces phénomènes. 
C'était toujours l'ancienne conception de la sup- 



LE SENS DES OBSTACLES 85 

pléanee : réclusion d'une faculté nouvelle venait pré- 
server l'aveugle des accidents auxquels l'exposait son 
infirmité. 

En fait, si les nombreux physiologistes qui, depuis 
une dizaine d'années, ont étudié le sens des obsta- 
cles sont fort peu d'accord entre eux et en fournis- 
sent des explications très diverses, personne n'admet 
plus qu'il y ait là des sensations sui generis. Il est 
vrai que M. Wœlffïin parle d'une sensibilité particu- 
lière du nervus trigeminus et d'émanations des objets 
qui n'auraient pas encore été étudiées, mais tous les 
autres observateurs s'accordent pour rapporter ces 
impressions à des sensations déjà connues, sensations 
de pression, sensations de température, sensations 
d'audition. Les divergences ne commencent que lors- 
qu'il s'agit de choisir entre ces différents ordres de 
sensations. 

On doit admettre aussi que le sens des obstacles 
n'est pas propre aux aveugles. On a constaté son 
existence chez un bon nombre de clairvoyants. La 
plupart d'entre eux, sans doute, n'en ont pas cons- 
cience. Il est, en effet, constitué d'impressions si 
' sourdes que sans un effort d'attention elles ne sont pas 
perçues. Or, elles sont inutiles au clairvoyant que ses 
yeux avertissent de si loin de la présence d'un objet. 
Faute d'emploi elles restent donc chez lui incultes 
et généralement inaperçues. Mais quelques personnes, 
en se "livrant à des promenades nocturnes, dans une 
profonde obscurité, en ont observé en elles-mêmes 
des traces plus ou moins développées. M. Kunz les 
a reconnues chez quelques sujets en leur bandant les 
yeux. 

M. G..., dont le 'champ visuel est depuis quelques 
années singulièrement réduit, m'écrit que, lorsque 
les obstacles occupent ce champ visuel, leur présence 
lui est révélée par la vue seule, mais que, lorsqu'ils 
sont placés en dehors, des sensations au front et aux 



86 LE MONDE DBS AVEUGLES 

tempes lui permettent de les deviner. Dans ce dernier 
cas, la puissance inhibitrice de la vue est mise en 
pleine lumière. 

On peut donc conclure que, ici encore, il n'y a rien 
de nouveau chez l'aveugle que l'utilisation de pro- 
priétés physiologiques que le voyant possède et qu'il 
néglige. 

Je ne conclus pas de là, d'ailleurs, avec M. Kunz, 
que, à quelque âge qu'on devienne aveugle, on a des 
chances égales de posséder le toucher à distance. Ce 
sont là des exagérations que l'expérience confond. En 
fait,^il est des aveugles tard venus à la cécité qui n'en 
sont pas privés, mais ils sont relativemeut peu nom- 
breux, et ce sont en général des aveugles frappés dans 
la jeunesse qui évitent les obstacles avec le plus de 
sûreté et qui les pressentent aux plus grandes 
distances. 

II 



Circonscrit de la sorte, le problème ne paraît plus 
présenter de grandes di/ficultés. Pour choisir entre 
les diverses causes proposées, entre les impressions 
de chaleur dont parle le D r Crogius, les sensations 
de pression que soutient M. Kunz,, et les sensations 
d'audition qui ont M. Truschel pour principal avocat, 
il semble qu'il n'y ait qu'à interroger quelques aveu- 
gles, et, au besoin à faire quelques expérimentations 
destinées à contrôler leurs assertions. 

Mais les aveugles interrogés hésitent et se contre- 
disent. Si la grande majorité d'entre eux affirme qu'il 
s'agit d'un toucher à distance, les plus réfléchis, ceux 
qui ont l'habitude de Pobservatioà, sont obligés 
d'avouer que le phénomène leur paraît complexe et 
qu'ils en ignorent la cause. Et puis l'expérimentation, 
toujours délicate en psychologie quand elle cherche 
à mettre en évidence non les phénomènes, mais leurs 



LE SENS DES OBSTACLES 87 

causes, se heurte ici à un obstacle partculier : les 
sensations à étudier sont extrêmement instables. 
Elles s'altèrent avec les moindres variations des conr 
ditions externes ou des dispositions internes du sujet. 
L'état atmosphérique suffît à les modifter grandement. 
La fatigue, un mal de tête, une préoccupation les 
réduisent parfois dans des proportions incroyables. A 
deux minutes d'intervalle j'ai vu un même sujet 
pressentir une planche qu'on lui tendait à m ,90, puis 
ne plus la percevoir qu'à m ,35 ou m ,40, sans que 
rien en apparence ait été changé dans les conditions 
de l'expérience. 

Malgré ces difficultés nous sommes en droit de 
penser, je crois, que l'audition fait en bonne partie 
les frais de ce prétendu toucher à distance. La pre- 
mière impression est trompeuse. Les aveugles per- 
çoivent par l'oreille ce qu'ils pensent percevoir par la . 
peau. Je ne veux pas dire qu'en certains cas un rayon- 
nement de chaleur ou la pression de l'air ne puissent 
pas augmenter la sensation auditive : si l'obstacle est 
à une température plus élevée que le milieu dans 
lequel il plonge, si nous avons affaire à une ampoule 
électrique allumée, par exemple, il est clair que la 
chaleur qui s'en dégage impressionnera le front. Si, 
après avoir longé un mur continu qui vient tout à 
coup à s'interrompre, je traverse une rue tombant 
perpendiculairement sur mon chemin, le plus souvent 
un léger courant d'air me soufflant au visage m'aver- 
tira par une sensation de pression que l'obstacle 
n'est plus là. Mais, en règle générale, les objets ne 
semblent pas dégager de rayons de chaleur qui soient 
sensibles et la couche d'air qui se trouve comprimée 
entre le front et l'obstacle ne paraît impressionner 
que faiblement une peau normale. 

Je sais bien que M. Kunz, qui soutient la thèse 
contraire, nous dit avoir établi son opinion sur vingt 
mille expériences. Mais, nous aussi, nous ayons un 



38 LE MONDE DES AVEUGLES 

grand nombre d'expériences à lui opposer, et le nom- 
bre ici n'est pas tout. Les vingt mille expériences de 
M. Kunz ne nous troublent pas parce que, à les bien 
interpréter, elles ne sont pas en contradiction avec 
notre proposition. M. Kunz en conclut que le toucher, 
à distance est caupé par des maladies de la peau, la 
variole, la rougeole, une Forte scarlatine. Presque tous 
les voyants chez lesquels il Ta rencontré avaient eu la 
scarlatine et, d'autre part, il ne Ta trouvé chez aucun 
aveugle traumatique. Voilà qui est bien. Que certaines 
affections cutanées laissent après elles une hyperes- 
thésie du toucher manifeste dans les parties de la 
peau qui sont ordinairement au contact de Pair, je le 
veux bien. Les physiologistes remercieront M. Kunz 
d'avoir étudié cette question. Elle est pour eux d'un 
réel intérêt. Mais celle dont nous nous occupons est 
différente. Au temps où de nombreuses cécités étaient 
causées par la scarlatine et la petite vérole, les cons- 
tatations de M. Kunz auraient été d'une importance 
considérable pour les aveugles. Aujourd'hui il n'en 
est plus de môme. Le problème qui intéresse la psy- 
chologie des aveugles est celui-ci : beaucoup d'aveu- 
gles qui ne sont qu'aveugles, qui ne traînent pas les 
lourds souvenirs d'un passé pathologique, sentent les 
obstacles à quelque distance au moyen d'impressions 
qu'ils localisent dans la face. D'où proviennent ces 
impressions? 

La sensibilité de pression est grande à la pulpe des 
doigts et sur les lèvres. A en croire les expériences 
de M. Grogius, d'accord en cela avec l'opinion com- 
mune, elle est même chez de nombreux sujets plus 
grande sur la pulpe des doigts que sur le front. Si 
les impressions qui nous occupent sont vraiment et 
exclusivement des sensations de pression, n'est-il pas 
étrange que jamais un aveugle ne se soit rencontré 
qui fût capable de percevoir un objet devant sa main 
ou à proximité de ses lèvres? Prenez l'aveugle au 



LE SENS DES OBSTACLES 89 

toucher le plus délicat, et qu'il avance, la main tendue, 
vers un mur. Jamais ses doigts les plus sensibles ne 
percevront le mur, je ne dis pas à un ou deux mètres, 
comme ii arrive souvent pour le front, mais môme à 
un millimètre de distance. La sensation ne commence 
qu'avec le contact immédiat. C'est que quelque autre 
facteur intervient dans la sensation à distance, et ce 
facteur n'est autre que l'audition. \ 

Plusieurs observations me semblent imposer cette 
conclusion. La première est que, si on a soin de bou- 
cher hermétiquement les oreilles, la perception 
cesse. Si une vague impression de l'objet subsiste, 
l'occlusion des narines la supprimera aussitôt. Le 
sujet est debout devant moi à deux mètres de dis- 
tance environ. J'approche très lentement de son visage, 
de manière à déplacer l'air aussi doucement que pos- 
sible, une planche de m ,60 de longueur sur m ,50 de 
largeur, fixée à l'extrémité d'une gaule. A m ,80 de 
son front environ il m'arrête, il sent distinctement la 
présence d'un objet. Trois fois je recommence l'expé- 
rience, et les trois fois j'obtiens un résultat sensi- 
blement pareil. Tandis que la planche reste immobile 
et qu'il en perçoit la présence continue, je l'engage à 
se boucher les oreilles et le nez : immédiatement 
toute sensation disparaît. Je déplace l'objet sans qu'il 
en ait la moindre conscience. Je l'approche progres- 
sivement. 11 vient heurter son front avant d'avoir été 
perçu. 

Le sujet ne connaît pas la pièce où nous opérons; 
jamais il n'y est venu, et il ignore la position respec- 
tive des meubles. Je le prends gar les épaules et je 
le pousse vers la bibliothèque. A O^o de l'obstacle 
il s'arrête et en affirme la présence. Je lui fais pour- 
suivre son chemin. Le voilà qui s'engage dans un 
renfoncement où il est entouré de trois côtés par 
deux pans de mur se coupant à angle droit et par le 
rebord de ma bibliothèque. Il se sent tout enveloppé 



90 LE MONDE DES AVEUGLES 

de corps étrangers. C'est comme un voile épais qui 
tombe sur son visage. La sensation est à son maxi- 
mum d'intensité. Je l'ipvite à nouveau à se boucher 
les oreilles et le nez : immédiatement le voile se lève. 
Je le retire en arrière ; je lui fais faire quelques tours 
sur lui-même afin de le désorienter, puis, .les 
oreilles et le nez toujours bien clos, je le pousse de 
nouveau dans l'angle de tout à l'heure. 11 avance, 
sans s'en douter, le voilà le nez contre le mur, 
et il ignore encore où il est. ^a même expérience 
reprise sur divers sujets, tous sains, me donne les 
mêmes résultats. 

Une autre preuve nous est fournie par ce fait que 
les aveugles-sourds ne possèdent pas en général le 
sens des obstacles. Je sais bien que M. Kunz déclare 
l'avoir constaté chez plusieurs sujets 1 , mais j'ai déjà 
dit pourquoi ces constatations ne sont pas décisives. 
D'ailleurs, M. le D r Marage nous assure que cer- 
tains sourds, qui n'entendent ni les sons musicaux 
ni la voix articulée, perçoivent bien certains bruits 
très faibles, et, par conséquent, à son avis, si l'on 
rencontrait un aveugle-sourd à la peau saine qui 
perçût les obstacles à distance, il n'en faudrait pas 
nécessairement conclure que le& oreilles sont étran- 
gères à sa perception. Quoi qu'il en soit, tandis que 
sur dix aveugles normaux, six ou sept en moyenne 
disposent des impressions frontales et faciales dont 
nous parlons, sur onze aveugles-sourds que j'ai pu 
interroger, tous intelligents et cultivés, il n'en est pas 
un qui les connaisse. Bien mieux : trois les ont con- 
nues au temps où, déjà aveugles, ils n'étaient pas 
encore privés de l'audition. Ils déclarent tous les trois 



1. Helen Relier, de Boston, et Eugenio Malossi, de Naples, 
qu'on a quelquefois comptés parmi ces sujets, m'ont écrit per- 
sonnellement l'un et l'autre qu'ils ne possèdent pas le sens des 
obstacles. 



US 8ENS DES OBSTACLES 91 

que la surdité les leur a supprimées 4 . Si elles fussent 
venues du toucher, elles n'auraient pu que se déve- 
lopper, semble-t-il, car l'attention se serait portée 
sur elles avec d'autant plus de force que leur con- ' 
cours devenait plus nécessaire. Bien des aveugles ont 
constaté que quand leur oreille durcit ou souffre d'un 
mal passager, le sens des obstacles s'émousse et 
s'atrophie. J'en sais un qui, pour remédier à ce "' mal 
croissant, contracta peu à peu, sans en avoir cons- 
cience d'ailleurs, l'habitude de produire un bruit léger 
et continu en claquant ses doigts les uns contre les 
autres. Tant il est vrai qu'une perception auditive est 
la condition de la perception des obstacles. 

Je pourrais alléguer encore que, lorsqu'un grand 
bruit se produit tout à coup, lorsqu'une cloche se met 
à sonner à toute volée à peu de distance, l'aveugle 
se sent pçrdu, il ne perçoit plus les obstacles. Mais 
ce fait-là n'est peut-être pas décisif, parce que le 
trouble de l'aveugle peut provenir d'une sorte d'étour- 
dissement causé par une excitation sensorielle trop 
intense. En revanches comment expliquer qu'un 
silence trop complet semble être défavorable à la 
sensation des obstacles? On ne voit pas que le silence 
qui, loin d'étourdir l'attention, ne peut que faciliter 
son travail, puisse troubler les opérations du toucher. 
Tous les aveugles savent que quand le sol est couvert 
de neige et ne résonne plus sous leurs pas, les points 
de repère qui les guident habituellement dans leurs 
"promenades leur échappent. 

1. Ce nombre de trois paraîtra peu élevé. Il convient de ne 
pas oublier : 

1° Que chez certains sujets la cécité n'est pas antérieure à la 
surdité ; 

2° Que chez ceux-là mêmes qui ont été aveugles avant d'être 
sourds, souvent des affections graves et prolongées des organes 
auditifs ont précédé la perte complète de l'ouïe. 

Ainsi s'explique qu'une proportion relativement si faible 
d'aveugles-sourds ait connu le sens des obstacles. 



92 . LE MONDE DES AVEUGLES 

Mais voici qui est plus singulier encore : un bruit 
monotone, discret et régulier semblé développer plus 
que toute autre circonstance les sensations d'obstacle. 
Une fontaine qui coule paisiblement à quelque dis- 
tance, un bruit continu de voiture dans le lointain, le 
crépitement d'un feu de bois dans la cheminée, sont 
des aides parfois précieuses.Voilà qui nous laisse devi- 
ner la genèse du phénomène. La fontaine, la rue pas- 
sante, le feu, sont des sources permanentes d'où 
s'échappent incessamment des ondes sonores. Ces 
ondes sont arrêtées, déviées, réfléchies par les obsta- 
cles qui avertissent ainsi de leur présence une oreille 
exercée. 

Mais, dira-t-on, si le silence réduit la sensation de- 
l'obstacle, il ne la supprime pas. Comment donc rap- 
porter cette sensation à de» phénomènes auditifs? 
C'est que le silence absolu n'existe peut-être guère. 
L'atmosphère est peuplée de sonorités indistinctes, 
infiniment sourdes, que nous ne percevons pas direc- 
tement tant elles nous sont devenues habituelles. 
Elles sont pour nous le silence. Pour en prendre 
quelque conscience, le seul moyen que nous ayons 
est peut-être de les supprimer ou tout au moins de 
les réduire et de les rendre sensibles par le contraste. 
M. le D r Imbert à fort bien mis cela en évidence. 
Choisissons avec lui, comme sujet d'expériences, un 
clairvoyant qui n'a jamais soupçonné avoir, à quelque 
degré que ce fût, la sensation des obstacles, mais 
dont les impressions sont déliées et la faculté d'ob- 
servation aiguisée. Nous lui bandons les yeux de 
manière à intercepter complètement la lumière. Puis, 
alternativement, à des intervalles irréguliers, nous 
abaissons à m ,10 ou m ,15 de son oreille, puis nous 
relevons au-dessus de sa tète un carton d'épaisseur 
moyenne. La pièce où nous opérons est parfaitement 
silencieuse. Le sujet ne manque pas de nous avertir 
néanmoins de chacun des mouvements que nous fai- 



LIS SENS DES OBSTACLES 93 

sons. Il sait fort bien quand le carton est en face de 
son oreille. Si la sensation s'éteint, nous n'avons qu'à 
rapprocher l'obstacle pour la raviver. Que s'est-il 
passé? Suivant toute apparence, le carton a intercepté 
ces sonorités confuses, éparses dans l'atmosphère, 
dont nous parlions tout à l'heure. Il a rendu plus 
complet le silence que nous jugions à tort absolu. Et 
qui donc ignore qu'il y a des silences plus profonds 
que d'autres? 

III 

■ 

Qu'il s'agisse d'ondes interceptées ou d'ondes réflé- 
chies, je crois pour toutes ces raisons que ce sont les 
oreilles principalement qui donnent aux aveugles ces 
sensations d'un ordre particulier que nous appelons 
sensations d'obstacle. Cette opinion semble conforme 
aux résultats auxquels sont parvenues les investiga- 
tions des naturalistes relativement aux chauves-souris. 
Aveugles, les chauves-souris se conduisent fort bien 
au milieu des obstacles sans jamais se heurter. Pour 
elles aussi on a parlé d'un sens mystérieux qui per- 
cevrait certaines émanations des objets. Mais on 
constate que quand on leur bouche hermétiquement 
les oreilles, les chauves-souris deviennent incapables 
de se diriger, et il semble aujourd'hui que leur pré- 
tendu sixième sens se confond avec le sens de l'ouïe. 
Ce qu'il y a de particulier toutefois dans les sensa- 
tions d'obstacle, c'est que, d'ordre auditif, elles ne 
sont pas reconnues comme des impressions auditives. 
M. Truschel, à mon gré, n'a pas suffisamment établi 
la ligne de démarcation entre ces sensations d'obs- 
tacle et les sensations proprement auditives, et la 
confusion qui en résulte ôte à ses démonstrations 
beaucoup de leur force probante. 

J'ai jadis prétendu qu'elles étaient des sensations 
de pression. Je me fondais en cela sur le témoignage 



94 LE MONDE DES AVEUGLES 

impérieux de la conscience qui les localise le plus 
souvent sur le front et sur les tempes. J'étais aussi 
très frappé par cette constatation que, si Ton intercepte 
les sensations de pression en couvrant le visage d'une 
étoffe, la sensibilité aux obstacles disparaît comme lors- 
qu'on intercepte les sensations auditives et olfactives. 
L'objection ne me paraît plus sans réplique. D'abord 
il n'en est pas toujours ainsi; ensuite et surtout il 
importe de ne pas oublier qu'en couvrant de la sorte 
le visage, on produit une sensation forte de contact 
qui trouble profondément l'état sensoriel du sujet. 
Puisque la sensation d'obstacle se localise sur le 
visage, il est naturel que, imprécise et fuyante comme 
4 elle est, elle soit étouffée par une sensation faciale 
aussi précise et aussi impérieuse 4 . 

Les expériences et les observations que je viens de 
rapporter réduisent à mon gré considérablement le 
rôle que j'attribuais aux sensations de pression. Je ne 
dis pas qu'elles aient éliminé toute participation de 
ces sensations aux phénomènes qui nous occupent, je 
dis seulement que chez tous les sujets normaux que 
j'ai pu étudier l'élément auditif était de beaucoup 
prépondérant; que chez eux la sensation de pression, 
si elle existe, est si ténue qire, du moins lorsqu'ils 
ne sont pas à l'air libre, à elle seule elle serait inutili- 
sable. En plein air, même chez les sujets les plus nor- 
maux, le rôle des sensations de pression paraît incon- 
testable, et d'ailleurs nous sentons tous que l'atmo- 
sphère cause en nous des impressions légèrement 
différentes suivant que nous nous trouvons dans un 
endroit clos et resserré ou dans un espace largement 
ouvert. Tout clairvoyant a remarqué que ses sensa- 
tions cutanées sont différentes dans une épaisse forêt 
et dans un champ. Il est vraisemblable a priori que 

1. Les expériences que j'ai tentées sur des sujets sains en 
leur badigeonnant le visage avec une solution de cocaïne, ne 
m'ont donné aucun résultat appréciable. 



LE SENS DBS OBSTACLES 95 

quelque chose de cette différence subsiste lorsque, 
dans une pièce vaste, nous passons du centre à la 
périphérie. D'autre part on peut estimer que cer- 
taines impressions cutanées particulièrement intenses 
dont M. Kunz a reconnu l'existence chez des sujets 
anormaux n'ont pas été créées de toutes pièces par la 
maladie, qu'à l'état normal y correspondent des 
impressions si fugitives qu'elles n'arrivent pas à la 
conscience, mais qui sont hypertrophiées par certaines 
affections de la peau. Chez les sujets sains elles 
pourraient être sans doute d'intensité variable. Le 
plus souvent pourtant elles ne seraient perçues qu'à 
. la condition d'être renforcées et considérablement 
amplifiées par des impressions d'une autre nature 
qui généralement sont des impressions auditives, mais 
qui, à la rigueur, pourraient être des impressions 
d'un gênée différent. 

Je n'ai parlé tout à l'heure que de onze aveugles- 
sourds interrogés par moi. En fait, j'ai encore à pro- 
duire le témoignage d'un douzième sujet, et celui-là 
possède le sens des obstacles. Sa surdité pourtant est 
complète et chez lui aucune indication ne peut venir 
de l'oreille. Pour M. Yves Guégan, ce sont les sensa- 
tions olfactives qui jouent le rôle que remplissent 
ailleurs les sensations auditives. Son odorat est très 
subtil. « Ce matin, m'écrivait-il le 24 mai dernier, 
étant à la fenêtre de ma chambre, j'ai perçu à l'odeur 
de son sac que le facteur venait d'arriver un étage 
au-dessous de moi. » Je ne conclus pas de là que sa 
surdité a développé chez mon sujet le sens olfactif, 
car aux jours de chaleur le parfum du cuir est péné- 
trant, mais j'admire l'art avec lequel il en use. Bien 
qu'il localise, lui aussi, dans le front, les sensations 
<jui l'avertissent de la présence des obstacles, c'est 
grâce à ses impressions olfactives, semble-t-il, que 
M. Guégan les perçoit. Chaque fois qu'un rhume de 
cerveau le prive de son odorat, il devient incapable 



96 LE MONDE DES AVEUGLES 

de se reconnaître. Sur ma demande, il a bien voulu se 
prêter à une expérience. 

J'ai fait, mé dit-il, enlever de la salle à manger la table 
et les chaises, et, pour éviter que l'épreuve ne soit troublée 
par les effets de ma mémoire musculaire, qui est d'une 
extrême précision, "je me suis fait porter sur le dos d'un 
ami qui m'a promené, fait tournoyer en tous sens, et enfin 
déposé en différents endroits de la pièce. Chaque fois je 
devinais exactement la position que j'occupais et j'étais 
capable de dire à quelle distance approximativement je me 
trouvais de tel ou tel meuble ou des murs. J'ai recommencé 
la même expérience après m'être soigneusement bouché le 
nez avec une petite pince. Alors je ne pouvais plus me 
reconnaître et je me suis heurté la tête dans la lampe qui 
est suspendue au milieu de la pièce. Il a fallu qu'on m'ouvre 
une fenêtre pour que, grâce au contact de l'air frais, il me 
fût possible de me retrouver. 

Le cas de M. Guégan est unique à ma connais- 
sance, ce qui ne veut pas dire du tout, bien entendu, 
qu'il soit unique en réalité. Tant que des observations 
similaires ne viendront pas s'y joindre, il sera témé- 
raire (l'en rien conclure. Si pourtant nous nous hasar- 
dons à l'interpréter, il nous invite à penser qu'excep- 
tionnellement l'odorat peut jouer, dans le sens des 
obstacles, le même rôle que l'ouïe, rôle qui peut-être 
consiste à intensifier les impressions tactiles trop 
faibles pour être utilisables à elles seules. Ce n'est là 
encore qu'une fragile hypothèse. Du moins l'expé- 
rience de cet aveugle-sourd si exceptionnellement 
doué, loin d'infirmer notre théorie, semble plutôt la 
corroborer 1 . 

1. Marie Heurtin, la célèbre aveugle-sourde de Larnay, près 
Poitiers, ne semble pas être moins bien douée sous le rapport 
de l'odorat que M. Guégan. Elle m'assure pourtant qu'elle ne 
perçoit les obstacles qu'en plein air et à dé faibles distances. 
Son cas mériterait d'être étudié. Elle m'écrit que, au point de 
vue des sensations d'obstacles définies par elle comme sensa- 



LE SENS DES OBSTACLES 97 

Même une fois admise l'existence très vraisem- 
blable de sourde sensation de pression, il reste que 
nous ne sommes pas en mesure de nous expliquer 
suffisamment comment la sensation d'obstacle, sur- 
tout auditive en son principe, se localise ainsi dans la 
région de la face 1 . Car ceux-là mêmes qui en ont 
reconnu l'origine auditive (et c'est le cas pour quel- 
ques-uns des plus intelligents) persistent à avouer cette 
localisation. Le témoignage de tous les aveugles sur 
ce point est incontestable. Chez les uns la région 
intéressée semble être surtout la tempe, chez d'autres 
c'est le front 2 ; mais la localisation est toujours si 
nette que beaucoup d'aveugles se refusent à admettre 
l'hypothèse d'une illusion. Et pourtant cette illusion 
apparaît clairement dans une expérience comme 
celle-ci : je place à m ,70 de mon front la planche 

tions frontales et faciales, elle est dans un état de notable infé- 
riorité sur ses camarades, les aveu gles-en tendantes de Larnay, 
qui, en général perçoivent fort bien les obstacles à l'intérieur 
même du couvent. De sa propre initiative elle rend sa surdité 
responsable de cotte infériorité. 

1. J'ai écrit précédemment « dans la peau de la face », mais 
c'est là un lapsus de conséquence que je tiens à rectifier. Il ne 
s'agit pas, en effet, d'une sensation cutanée analogue à celle 
que donne le contact immédiat d'un objet. Pressés de préciser 
leur impression la plupart des aveugles répondent qu'il s'agit 
non de la peau du front ou de la tempe, mais de la partie fron- 
tale de la tête et ils avouent qu'il leur est impossible d'indiquer 
des points déterminés. 

2. M. Kunz a remarqué déjà que la plupart des aveugles pré- 
sentent le front à l'obstacle qu'ils cherchent à percevoir avec 
précision, et il en a tiré des conclusions en faveur de sa thèse. 
M. Truschel, influencé sans doute par sa théorie qui cherche 
dans les impressions auditives la cause des sensations d'obs- 
tacle, prétend au contraire qu'en règle générale, c'est de préfé- 
rence le côté de la tête qui se présente vers l'objet à percevoir. 
Mes observations personnelles donnent sur ce point raison à 
M. Kunz; mais je n'en tire point les mêmes conclusions que 
lui. C'est peut-être pour faire participer les deux oreilles à la 
sensation que l'aveugle est, inconsciemment d'ailleurs, poMé à 
se présenter de face à l'objet. 

1 



98 LE MONDE DES AVEUGLES 

dont nous parlions tout à l'heure. Je n'en ai aucune 
sensation. Mon attention a beau se concentrer, je ne 
perçois rien. Je fais glisser alors mon médius sur 
mon pouce, de manière à provoquer un léger bruit 
des doigts. Immédiatement la sensation d'obstacle 
envahit toute la surface de mon front. Seul le milieu 
auditif a été changé; la cause de la sensation ne 
peut être que d'ordre auditif, et pourtant la sensation 
paraît exclusivement tactile. Si, au contraire, je remue 
les doigts sans produire aucun bruit, aucune sen- 
sation n'est perçue. 

Les physiologistes nous rendront peut-être quelque 
jour compte de ce phénomène 4 . Déjà nous savons 
que la localisation des sensations est un acte psycho- 
logique des plus complexes, qui suppose une inter- 
prétation de la sensation, tout un raisonnement et 
qui, par conséquent, est sujet à de nombreuses 
erreurs. Nul n'ignore que l'amputé localise sa dou- 
leur à l'extrémité du membre qu'il n'a plus. Il sem- 

4. Il va de soi que je n'ai aucune prétention à l'expliquer. 
Je ne veux que faire deux remarques qui peut-être en dimi- 
nueront Tétrangeté. 

La première est que la localisation des impressions audi- 
tives prête à bien des illuwons. M. Urbantschinsch (Pfliigers 
Archiv, 4904, vol. 101, p. 454), par exemple, a observé que, 
lorsqu'on conduit un son aux deux oreilles à la fois au moyen 
de tubes acoustiques, le son n'est pas localisé dans les deux 
oreilles, mais en général il se forme ce qu'il appelle « un 
champ auditif subjectif » qui siège au milieu de la tête. Il a 
remarqué en outre que lorsque le son est aigu, le champ 
auditif subjectif se déplace vers le front, tandis que lorsqu'il 
devient plus grave un déplacement contraire se produit vers 
l'occiput. Voilà qui nous aide peut-être à imaginer la localisa- 
tion d'impressions d'ordre auditif dans la région frontale. 

Ma seconde remarque sera que les impressions dont il 
s'agit, sont, dans la vie normale, dépourvues de toute utilité 
pratique, et c'est pourquoi elles sont si complètement négli- 
gées, ignorées même des clairvoyants. Elles ne deviennent 
utiles que par le fait de la cécité. L'aveugle d'autre part ne 
leur demande aucune information objective, aucun renseigne^ 



LE SENS DES OBSTACLES 99 

ble que dans le cas qui nous occupe, la sensation 
est attribuée à la région qui aurait à souffrir de l'obs- 
tacle, si sa présence n'était signalée. Bien des bruits, 
d'ailleurs, provoquent en nous des sensations étran- 
ges. La scie qui grince sur la pierre nous fait courir 
des frissons dans le dos ou nous agace les dents. 
Toute sensation est susceptible de produire dans 
l'organisme des contre-coups variés, d'y éveiller 
des sous-sensations par leur nature très différente 
d'elle-même. 

ment sur les choses qui l'entourent. Elles ne l'intéressent qu'à 
un point de vue tout subjectif, dans la mesure où elles peuvent 
préserver son front et son visage des heurts qui les menacent. 
Cette finalité des impressions d'obstacle qui seule leur donne 
l'existence peut favoriser des associations intimes entre elles 
et des sensations frontales et faciales. Celles-ci donneraient en 
quelque sorte leur forme à celles-là. Deux circonstances favo- 
risent peut-être cette théorie. Celle-ci d'abord que nous n'avons 
pas été en mesure d'éliminer complètement l'hypothèse de 
sensations de pression subconscientes que des sensations audi- 
tives pourraient renforcer et mettre en pleine conscience ; cette 
autre ensuite que la sensation d'obstacle tend à s'accompagner 
d'une représentation de l'objet, d'une représentation étendue 
par conséquent. Cette extension de l'objet est même peut-être 
sa qualité essentielle puisqu'elle mesure le danger couru par le 
visage, et suggère les moyens de l'éviter. Or, la représentation 
en extension, inférée seulement des impressions auditives et 
incapable de se fusionner avec elles, s'harmonise au contraire 
fort bien avec des impressions frontales et faciales étendues 
comme elles. Elle se projetterait en quelque sorte sur la partie 
du corps intéressée. 



CHAPITRE VI 



La faculté d'orientation. 



I 

Suppléance du toucher et de l'ouïe, sensation des 
obstacles qui n'est, semble-t-il, qu'une application 
particulière de la suppléance de l'ouïe, nous tenons 
maintenant les principaux moyens dont l'aveugle dis- 
pose pour s'orienter dans l'espace. Il en faut cepen- 
dant joindre un troisième, la mémoire musculaire. 
Voilà les trois guides qui permettent à nos aveugles 
de se diriger dans les lieux qu'ils fréquentent habi- 
tuellement, quelquefois à la grande stupéfaction de 
ceux qui les observent pour la première fois. 

Tout aveugle dont la santé est bonne doit circuler 
avec aisance et sûreté dans les demeures qui lui sont 
familières. Il doit pouvoir s'en assimiler très rapide- 
ment de nouvelles. Si son audition est parfaite ; pour 
peu qu'on l'y exerce assez jeune, il est en mesure de 
se conduire dans un village et même dans les quar- 
tiers des grandes villes où la circulation n'est pas 
intense. 

Gardons-nous toutefois des exagérations : quelques 
hâbleurs (il en est parmi les aveugles) aimeraient à 
faire croire que, sans un point de vue, ils traversent 
seuls la place de la Concorde. Sans doute, il en est 
d'exceptionnellement adroits; il en est aussi d'exeep- 



LA FACULTÉ D'ORIENTATION 101 

tionnellement hardis. Mais un tour de force dont le 
succès dépend de la fortune plus que de l'adresse de 
qui l'entreprend n'a jamais rien prouvé, et comme 
l'enjeu de la partie n'est rien de moins ici qu'une vie 
humaine, fort peu s'y risquent, en réalité : les aveu- 
gles qui se plaisent ainsi à conter qu'ils se hasardent 
dans les quartiers périlleux oublient volontiers 
d'ajouter qu'ils se font aider à tous les passages 
difficiles. 

Débarrassée de ces extravagances et réduite à sa 
véritable portée, l'aptitude des aveugles à se diriger 
n'a plus rien de mystérieux. Elle est infiniment moins 
surprenante, sans aucune comparaison possible, que 
la faculté d'orientation dont font preuve les pigeons 
voyageurs et les oiseaux migrateurs. Pour ces ani- 
maux, la science hésite. Elle se demande si elle est 
en présence d'un sens spécial qui aurait son siège 
dans les canaux semi-circulaires de l'oreille et son 
principe d'excitation dans le magnétisme terrestre, ou 
si tout s'explique par une utilisation plus parfaite des 
facultés habituelles de l'intelligence animale : vue, 
mémoire, odorat, ouïe et toucher. 

Dans le cas de l'aveugle, cette seconde explication, 
qui d'ailleurs prévaut même pour le pigeon, est incon- 
testablement la bonne. L'analyse rend compte de tous 
les éléments qu'elle comporte. Tout clairvoyant obser- 
vateur peut en reconnaître en lui les germes, s'il 
étudie avec patience ses propres impressions lorsqu'il 
circule dans l'obscurité. Ils lui sont cachés, en géné- 
ral, par l'image visuelle qu'il a des lieux traversés. 
Dans le cas de l'aveugle, il y a seulement une prise 
de possession plus complète par la conscience de ces 
impressions fugitives, prise de possession qui a pour 
effet de les amplifier, surtout de les coordonner et de 
les interpréter en vue de l'action. 

Suppléance des sens, sensation des obstacles et 
mémoire musculaire se combinent dans des propor- 



102 LE MONDE DES AVEUGLES 

tions très variables suivant les individus dans la 
faculté d'orientation. 

II 

On a tendance, en général, à exagérer l'importance 
de la sensation des obstacles 1 . Elle ne donne jamais 
Sur les objets que des indications extrêmement pauvres. 
Elle ne dit absolument rien de leur nature, et toutes 
les expériences tentées pour distinguer le bois du 
verre ou des divers métaux ont complètement échoué. 
Elle trompe constamment sur la distance où ils se 
trouvent du sujet. Elle ne dit que leur présence, 
leur orientation, et aussi leur étendue, mais seule- 
ment leur étendue en largeur, non en hauteur ou 
en épaisseur. Encore ne la donne-t-elle pas immé- 
diatement. Pour la mesurer, il faut se déplacer 
devant l'objet, constater où l'impression de voile 
commence à être sentie, où elle cesse. 

Un des pans de mur de mon cabinet de travail est 
occupé par deux casiers de livres, séparés par une 
bibliothèque fermée. Je prends un de nos sujets par 
la main et je lui fais suivre cette rangée de meubles à 
environ m ,50 de distance. Bien que la porte de la 
bibliothèque fermée dépasse de m ,10 à peine les dos 
des in-folios pressés sur les rayons ouverts, il me 
déclare immédiatement que la muraille n'est pas uni- 
forme et qu'il y perçoit différents reliefs. De ce que 
sont ces meubles il n'a pas la moindre idée, il sait 
seulement qu'il y a des meubles. En deux mots je les 
lui décris, et je le prie de préciser le point où com- 
mence chacun d'eux. Nous reprenons notre marche. 
Au bout de quelques pas il s'arrête : « Le voile 

1. A en croire M. Truschel, par exemple, la faculté de se 
conduire chez l'aveugle viendrait presque entièrement du sens 
des obstacles. Cette opinion erronée ôte, à mon avis, beaucoup 
de leur portée pratique aux conseils qu'il donne. 



la faculté d'orientation 103 

s'épaissit, me dit-il, à la muraille nue succède le 
premier casier qui marque une forte saillie. » Quel- 
ques pas plus loin : « Le voile s'épaissit encore, 
reprend-il, s'il n'y a pas dans les rangées de livres 
quelque interruption qui me trouble, ici commence 
la bibliothèque fermée. » Je le prie de préciser davan- 
tage encore. Il fait un pas à droite, un pas à gauche, 
penche la tête et arrête le front exactement devant 
l'intervalle de 3 à 4 centimètres laissé vide entre les 
deux meubles. Al'autre extrémité, même succès, même 
précision. Le voile se détend à deux reprises. Le sujet 
a donc une conscience claire de l'étendue de chaque 
meuble. 

Cette observation nous montre fort bien l'usage que 
l'aveugle peut faire de la sensation des obstacles. S'il 
pénètre dans une chambre nouvelle pour lui, elle 
lui permettra d'en suivre les contours et d'en mesurer 
les dimensions, elle pourra lui épargner aussi quel- 
ques heurts, encore serait-il nécessaire pour cela 
qu'il avance avec précaution, car il faut beaucoup 
plus d'attention pour percevoir les obstacles incon- 
nus que ceux dont l'existence a été signalée aux sens 
par la mémoire. Mais elle ne lui donnera sur la topo- 
graphie de la pièce où il entre et sur les meubles qui 
la garnissent que des informations bien vagues et 
presques inutilisables. Pour qu'il s'en fasse une idée 
claire, il faudra ou qu'il les touche ou qu'on les lui 
décrive. 

En revanche, dans un appartement familier, elle lui 
permettra de se diriger en s'appuyant, en quelque 
sorte, sur les obstacles qu'il rencontre, elle lui don- 
nera la sensation de la présence des objets qui l'avoi- 
sinent. Grâce à elle il longera un mur même séparé 
de lui par une plate-bande assez large, sans le tou- 
cher, presque avec l'illusion de le toucher. Il comptera 
les portes et les fenêtres qui y sont pratiquées pourvu 
que ces portes et ces fenêtres soient en retrait de quel- 



106 LE MONDE DES AVEUGLES 

maisons, où les parquets sont relativement unis, sou- 
vent les petites défectuosités ou particularités ne font 
pas défaut, et si le plancher n'y change que rarement 
de nature, les tapis, paillassons, toiles cirées, nattes 
de toute espèce y fournissent de multiples indications. 
Poser le pied sur le rebord d'un tapis suffît souvent 
pour qu'aussitôt apparaisse la place de chacun des 
objets contenus dans la pièce. Un rideau, une por- 
tière, frôlés simplement du coude, ne fournissent pas 
moins d'indications. De même, poser délicatement 
le doigt sur l'angle d'une table, sur le bras d'un fau- 
teuil ou sur tout autre meuble à place fixe (et dans 
une maison ordonnée presque tous les meubles 
occupent une position déterminée) suffit pour dresser 
dans l'esprit de l'aveugle l'image de la pièce tout 
entière. Pour qui connaît la table, en effet, dans la 
position d'un de ses angles est impliquée la position 
de sa surface et de ses quatre côtés, dans la position 
de la table la position des murs de la pièce, et de la 
position des murs se déduit la position normale de 
chacun des meubles. 

IV 

La mémoire musculaire procède autrement. Sa 
méthode à elle n'est pas de fournir des points de 
repère. Elle ne suppose aucune déduction, même 
inconsciente. Ses effets sont de fixer les mouve- 
ments par l'habitude de les enchaîner les uns aux 
autres et de rendre ainsi l'orientation comme méca- 
nique. 

Chacun peut reconnaître en soi des traces de mé- 
moire musculaire. C'est elle qui fait que, sans comp- 
ter les marches et sans les regarder, nous savons 
quand nous arrivons en haut de notre escalier. Nos 
jambes ont enregistré en quelque sorte le nombre 
de contractions qu'elles ont à faire. De même 



LA FACULTÉ D'ORIENTATION 107 

que la hauteur d'un escalier, elle retient fort bien les 
dimensions d'une pièce, l'écartement de deux murs. 
Elle invite sourdement l'aveugle à répéter avec une 
parfaite régularité les mouvements qui lui sont deve- 
nus habituels. 

L'un des exemples les plus frappants de ce que 
peut la mémoire musculaire nous est offert par l'écri- 
ture vulgaire. Ecrire une phrase est une opération 
très complexe, qui comporte un nombre considérable 
de mouvements dont chacun exige une extrême pré- 
cision. Nous savons combien de peine il en coûte à 
l'enfant, quel travail persévérant lui est nécessaire 
pour qu'il parvienne à écrire couramment. Ces mêmes 
mouvements, lorsque la mémoire musculaire les a 
enregistrés, deviennent pour l'homme fait si aisés, si 
rapides, qu'il est capable d'écrire sans fatigue des 
heures entières, à une vitesse vertigineuse. Supposez 
qu'il perde soudainement la vue : en s'aidant d'un 
guide-main fort simple il pourra continuer à écrire 
comme par le passé sans le contrôle du regard. La 
mémoire de la main suffira à assurer la lisibilité. 
Une seule condition pour cela est nécessaire : qu'il ne 
cesse pas d'écrire, qu'il n'interrompe pas durant 
quelques années son activité, afin que les muscles 
ne perdent pas l'empreinte de l'habitude acquise. 
Les muscles des jambes et des pieds conservent le 
souvenir des mouvements qu'ils exécutent comme les 
muscles des doigts et des mains. 

La mémoire musculaire semble être développée 
surtout chez les êtres d'instinct. A voir l'aisance avec 
laquelle certains chiens aveugles, encore jeunes, se 
meuvent au milieu des obstacles, la Sûreté avec 
laquelle ils montent et descendent les escaliers qui 
leur sont connus, on conjecture non sans raison 
qu'elle doit guider et commander leurs mouvements. 
Elle est souvent grande aussi chez les sauvages. Lors- 
qu'au lieu de se confier à ses suggestions instinctives 



108 LE MONDE DES AVEUGLES 

on coordonne tous ses mouvements au moyen de 
signes extérieurs perçus par la conscience, on la désa- 
grège peu à peu, on finit par lui ôter toute sûreté. La 
vue, qui fournit tant de points de repère et à si bon 
compte, lui est particulièrement funeste, et chez les 
clairvoyants civilisés son rôle semble se réduire con- 
sidérablement. Les sujets à type visuel, qui sont 
légion, estiment qu'il leur faut voir leurs membres 
pour les mouvoir avec agilité, mesurer de l'œil leurs 
gestes et guider leurs mains du regard. 

Chez les aveugles, surtout chez ceux qui ont été 
frappés de bonne heure par la cécité et dont l'enfance 
n'a pas été négligée, le type moteur semble être 
beaucoup plus répandu et la mémoire musculaire est 
moins atrophiée. Même chez eux, l'habitude d'inter- 
préter les impressions de toute nature qu'ils reçoivent, 
de se guider d'après les obstacles perçus à distance, 
quelquefois de compter leurs pas, tend à réduire son 
rôle, mais ils en tirent plus de services en général. 
L'aisance de leurs mouvements s'explique principa- 
lement par elle. Plus est fidèle la mémoire muscu- 
laire de l'aveugle, plus les gestes qu'il fait pour 
atteindre les objets sont souples et assurés, plus 
aussi sa démarche est libre et ferme. 

Le rôle de la mémoire musculaire, dont l'impor- 
tance très variable selon les individus est toujours 
difficile à apprécier, nous est rendu manifeste prin- 
cipalement par les aveugles-sourds. Car les aveugles- 
sourds eux-mêmes ne sont pas complètement dépour- 
vus de ressources pour se diriger : s'ils sont privés 
des sensations auditives, et presque toujours des 
sensations d'obstacles, il leur reste du moins les 
impressions olfactives et tactiles, et surtout la mémoire 
musculaire. 

Nous avons vu tout le secours que M. Guégan tire 
des odeurs. Pour lui beaucoup de meubles ont des 
odeurs caractéristiques qui lui permettent de les dis- 



LA FACULTÉ D'ORIENTATION 109 

linguer, et par suite de s'orienter. Nous avons vu 
aussi que ses organes tactiles perçoivent beaucoup 
de phénomènes que nous ne percevons guère que par 
Pouïe. « Je ne traverse jamais une rue, m'éerit-il, sans 
m'arrêter quelques secondes pour m'assurer qu'au- 
cune voiture ne passe, ce que je devine d'après les 
vibrations du sol sous mes pieds. Je retire des 
vibrations une foule d'indications; je les perçois 
si nettement qu'elles me donnent l'illusion d'en- 
tendre. » 

C'est pourtant surtout avec le degré de fidélité de la 
mémoire musculaire que varie chez les aveugles- 
sourds la faculté de se diriger, et elle varie de sujet 
à sujet plus encore que chez les aveugles-entendants. 
Ceux qui sont bien doués de ce facteur essentiel cir- 
culent dans la maison avec aisance et rapidité, sans 
porter la main sur les objets qui les entourent, et ils 
ne se heurtent que lorsque leur attention fléchit. 
Marie Heurtin se dirige sans hésitation dans toutes les 
parties du couvent de Larnay qu'elle habite. Mais, 
qu'une de ses camarades vienne la distraire pendant 
le trajet et troubler le travail intérieur de sa mémoire 
musculaire, aussitôt elle se sent égarée. 

Il est même des aveugles-sourds qui se hasardent 
seuls hors de leur demeure pour de petits parcours. 
M. Guégan, à Brest, se rend coutumièrement sans 
guide de son domicile au domicile d'un de ses amis. 
Il lui faut pour cela traverser une petite place, la 
place Saint-Sauveur, au milieu de laquelle est un 
square entouré d'un mur bas et ouvert seulement à 
ses quatre extrémités. Guidé par sa mémoire muscu- 
laire il s'engage exactement dans une des portes sans 
jamais se heurter aux piliers qui la bordent, ressort 
par une autre après un parcours d'environ 70 mètres. 
Il s'arrête au bord de la rue de l'Église pour s'assurer 
qu'elle est libre, la traverse, puis s'enfonce dans une 
rue adjacente, la rue des Remparts, qu'il suit d'un 



110 le monde des aveugles 

pas alerte sa-ns même prendre le trottoir et il s'arrête 
précisément devant la porte de son ami. A la cam- 
pagne, dans le pays que ses yeux ont vu jadis, il se 
hasardait dans sa jeunesse au milieu des routes, seul 
et sans canne. L'invasion des automobiles et des bicy- 
clettes le condamne aujourd'hui à plus de prudence : 
il suit le bord des chemins, et ne parcourt plus que de 
courls trajets. On parle d'un aveugle-sourd à Osna- 
briick qui, chaque jour, se rendait seul de son atelier, 
situé au centre de la ville, à son domicile dans les 
faubourgs. 



S'il en est ainsi de quelques aveugles-sourds, nous 
ne devons plus nous étonner de trouver parfois beau- 
coup d'adresse chez des aveugles-entendants. Je tiens 
pourtant à prévenir les exagérations. A suivre Fénu- 
mération que nous venons de faire des ressources 
dont dispose l'aveugle pour se diriger, le lecteur 
pourrait être induit en un optimisme excessif. Peut- 
être voit-il déjà tous les aveugles, gi richement dotés 
de points de- repère, courant sans encombre parmi 
les obstacles. Mais tous ces moyens d'action, dont 
nous devions montrer le mécanisme dans des condi- 
tions favorables de fonctionnement, sont fragiles, et 
(il convient de ne pas l'oublier) souvent partiellement 
paralysés par les circonstances. 

Dans la pratique il faut compter sans cesse avec 
les obstacles trop bas pour être perçus. Il faut 
compter avec les fléchissements de l'attention qui 
deviennent dangereux lorsqu'on est au milieu d'obs- 
tacles qui se meuvent rapidement (personnes affairées, 
bicyclettes) et quelquefois sans se faire entendre. Il 
faut compter par-dessus tout avec les grands bruits 
qu'on n'évite guère dans les villes qui suppriment la 
sensation des obstacles et émoussent les impressions 



LA FACULTÉ D'ORIENTATION 111 

de tout genre. Les bruits se taisent pendant la nuit. 
Aussi ai-je vu des aveugles qui, lorsqu'ils veulent 
s'assimiler un parcours nouveau dans Paris, choi- 
sissent pour l'étudier, les heures où la grande ville 
est assoupie. Là, dans les ténèbres, ils retrouvent 
tous leurs moyens d'action. Ils notent à loisir les acci- 
dents du sol et les obstacles qui peuvent leur servir 
de points de repère, et ils en sont plus forts le lende- 
main pour se hasarder au milieu des agitations et du 
tapage de la rue. 

Ces difficultés expliquent pourquoi un exercice 
commencé jeune et continué avec persévérance est 
nécessaire à l'aveugle qui veut développer sa faculté 
de direction et conquérir la circulation libre ou rela- 
tivement libre dans une ville. Môme ceux (et c'est 
de beaucoup le plus grand nombre) qui bornent leur 
ambition à se mouvoir, avec une parfaite aisance, dang 
des locaux vastes çt nombreux et à s'en assimiler sans 
peine de nouveaux, doivent faire bonne garde pour 
écarter les ennemis qui les guettent sans cesse : c'est 
d'abord une timidité très ordinaire aux aveugles, qui 
vient de Pamour-propre comme toutes les timidités, 
d'un souci exagéré de ne trahir sa cécité par aucune 
gaucherie et qui paralyse étrangement les mouve^ 
ments ; ensuite la paresse de l'oreille et les affections 
de l'ouïe môme les plus légères qui se traduisent 
immanquablement par une diminution d'adresse ; 
plus que tout peut-être une vie trop sédentaire et 
l'abus du travail mental dont l'effet ordinaire est 
d'alourdir les mouvements, de rendre les membres 
hésitants et gauches et de désagréger la mémoire 
musculaire. 



CHAPITRE VII 



La gymnastique et les jeux. 



I 

On conçoit par ce que nous venons de dire combien 
est précieuse à l'aveugle une bonne éducation phy- 
sique, et combien aussi il lui est essentiel d'entretenir 
par un exercice régulier l'agilité de son corps. Pour 
s'acquitter des actions les plus simples de la vie, 
même pour s'orienter, quand les mouvements des 
membres ne sont pas guidés et comme soutenus par 
la vue, un appareil moteur excellent est nécessaire; 
et chez l'aveugle l'appareil moteur est exceptionnel- 
lement menacé. 

L'enfant aveugle est souvent vif, remuant, pétulant 
comme les clairvoyants de son âge. Il n'est pas rare 
qu'il joue et qu'il s'agite avec passion. Mais trop sou- 
vent aussi cette vivacité naturelle se calme de bonne 
heure. L'enfant devient homme avant l'âge. Ses 
membres s'alourdissent. Les jeux, l'exercice même 
ont perdu pour lui tout attrait. 

Parfois, par la volonté de parents bien intentionnés 
mais mal avisés, l'enfance elle-même de l'aveugle est 
sédentaire. On veut éviter tout risque au petit infirme, 
et pour lui on voit partout des risques. Alors les 
muscles ne se développent pas. Les mouvements sont 
incertains et comme sans but. La tenue du corps tout 



LA GYMNASTIQUE ET LES J3UX 113 

entière est gauche et pitoyable. Souvent la santé en 
est altérée. L'intelligence elle aussi souffre grave- 
ment d'être emprisonnée dans un corps aussi débile. 

Le développement physique est en moyenne chez 
l'aveugle notablement inférieur à ce qu'il est chez le 
clairvoyant du même âge. Cette infériorité se constate 
aussi bien sous le rapport de la force que sous le rap- 
port de l'agilité. M. Allen, directeur de l'Institution des 
Aveugles de Boston, a vérifié que les élèves de son 
établissement sont au-dessous de la normale par le 
poids, par la taille et par les dimensions de la cage 
thoracique. La lumière est peut-être un aliment pour 
le système nerveux ; à tout le moins elle favorise les 
échanges et elle est utile au bon fonctionnement des 
organes, et l'on a pu se demander si sa privation ne 
devait pas nuire au corps tout entier. Mais la lumière 
dans laquelle nous baignons ne pénètre pas en nous 
par les yeux seuls : tous nos pores la boivent à longs 
traits. Les infériorités physiques de l'aveugle sans 
aucun doute proviennent principalement de ce que la 
cécité détourne des exercices physiques et de la cul- 
ture du corps. Elle agit donc comme une causa indi- 
recte et dont les effets peuvent être conjurés. 

C'est pourquoi dans toutes les bonnes écoles spé- 
ciales une place importante est faite à la gymnastique 
dans les programmes, et l'on s'efforce de faire jouer 
les élèves, de leur faire prendre le plus d'exercice 
possible. Ce n'est pas seulement leur santé qu'on pré- 
serve et qu'on améliore ainsi, c'est encore leur 
adresse qui leur est si nécessaire dans toutes les cir- 
constances de la vie, et, comme nous le verrons 
dans la suite, jusque dans la mise en œuvre de leurs 
facultés intellectuelles. A ce point de vue, les insti- 
tutions anglaises et américaines laissent loin derrière 
elles toutes les autres. D'elles nous sont venus les 
exemples à suivre. En particulier, le Royal Normal 
Collège de Londres grâce à l'initiative personnelle de 



116 LE MONDB DES AVEUGLES 

fort bien. Dans les institutions anglo-saxonnes où l'on 
est moins timoré, où Ton se sent encouragé par une 
opinion publique qui toujours prend le parti des 
sports, les accidents ne sont pas plus nombreux, 
m'assure-t-on, que dans les écoles de clairvoyants. 

II 

Mais les jeux et diverses sortes de sports sont sou- 
vent plus recommandables encore à l'aveugle que les 
exercices de gymnastique. On a cherché à se rendre 
compte, d'abord au congrès de Bruxelles en 1902, 
puis au congrès de Manchester en 1908, de ce que 
l'aveugle pouvait faire en ce genre. Tous les jeux et 
exercices qu'on y a examinés, et dont on trouvera les 
listes dans les comptes rendus de ces deux congrès, 
ont été expérimentés. Ils ont fait leurs preuves. 
Nombre d'entre eux sont excellents parce qu'ils déve- 
loppent à la fois toutes les facultés chez les aveugles 
et en particulier cette suppléance des sens, qui est 
la clef de leur activité. 

Quand l'aveugle tient dans sa main sa barre fixe ou 
sa corde lisse, il est l'égal du clairvoyant. Il ne lui 
faut que de la force et de l'agilité. La vue ne lui ser- 
vira de rien pour exécuter les tractions qu'il doit faire^ 
et il n'a pas besoin d'y suppléer par d'autres sens. 

La danse, outre l'agilité, a le mérite de développer, 
bien plus que la plupart des exercices de gymnas- 
tique, la mémoire musculaire. Elle est pratiquée dans 
beaucoup d'écoles spéciales, aussi bien en France et 
en Allemagne qu'en Angleterre. Des danses très 
variées peuvent être exécutées par des aveugles. 

vous n'êtes pas aussi limités. » — Je lui dis que je serais 
désolé que nous eussions ainsi les bras liés, que la vie de 
l'aveugle n'est que trop monotone, et que nos méthodes 
demandent l'aiguillon de nouveaux actes, de nouveaux enthou- 
siasmes et l'inspiration de l'entourage. » 



LA GTMNA8TÏQUB ET LBS «UX 117 

Beaucoup d'entre eux s'y montrent toujours lourds et 
disgracieux ; il en est pourtant dont les mouvements 
sont aisés et agréables aux yeux. Pour les régler, 
ceux qui n'ont pas vu ne peuvent que faiblement, 
semble-t-il, s'aider de représentations spatiales du 
corps humain, 11 leur faut surtout une conscience 
interne très vive de leurs images musculaires et une 
mémoire très développée de ces mêmes images. Plus 
ils perfectionnent cette conscience et cette mémoire, 
plus il leur est facile de distinguer avec précision les 
attitudes et les mouvements que le maître Joue des 
attitudes et des mouvements qu'il blâme, de rete- 
nir l'image des premiers pour les reproduire, de les 
corriger aussi par des retouches successives. Tout 
exercice d'adresse suppose Un travail de ce genre. 
Mais ici un nombre considérable de muscles y sont 
intéressés à la fois et c'est pourquoi la danse donne 
aux mouvements plus de justesse et de sûreté, pour- 
quoi aussi elle redresse tant de contenances disgra- 
cieuses qui sont ordinaires aux aveugles. 

Mais pour sauter et pour courir en plein air l'aveu- 
gle n'a pas seulement besoin de force, d'agilité, de 
précision dans les mouvements, il lui faut faire appel 
à toutes les ressources de ses sens. Là il les met en 
œuvre dans des circonstances exceptionnellement dif- 
ficiles, il les développe aussi à la faveur des stimu- 
lants les plus puissants qui puissent exciter une acti- 
vité physique : l'initiative personnelle, l'émulation, 
l'ardeur du jeu, la nécessité d'agir promptement. De 
là l'utilité des jeux et des exercices sportifs pour entre- 
tenir en lui la spontanéité au milieu des obstacles 
matériels qui sans cesse tendent à l'étouffer. 

La difficulté et l'utilité de ces exercices ne sont 
d'ailleurs aucunement proportionnels à la surprise 
qu'éprouvent les clairvoyants à les voir pratiquer par 
des aveugles. 

On s'étQjme souvent, par exemple, que F aveugle 



118 US MONDE DES AVEUGLES 

monte à bicyclette, — à bicyclette-tandem s'entend. 
Si Ton réfléchissait cependant on verrait que son rôle 
y est tout passif, ou que son activité se limite à action- 
ner les pédales conjointement avec son compagnon. 
Aussi ce sport est-il accessible au plus maladroit. 
Nombre de nos accordeurs, installés dans des villes, 
font leurs tournées en campagne à bicyclette ou à tri- 
cycle en compagnie d'un enfant qui leur sert de guide. 
Dans nos écoles, on fait usage de trains à six ou neuf 
places sur lesquels même les élèves les moins dispos 
de leur corps aiment à entreprendre de longues pro- 
menades. Le seul cas où l'aveugle cycliste ait à faire 
preuve d'adresse est le cas d'accident; quand la 
chaîne de la machine vient à manquer dans une des- 
cente, il faut quelquefois savoir sauter en dépit de la 
vitesse, et si la route est encombrée faire usage de 
tous ses sens pour sauter où il convient et comme 
il convient. Le hasard y a sa bonne part. D'après les 
expériences très nombreuses qui sont venues jusqu'à 
moi il a jusqu'à présent fort bien fait les choses et il 
mérite notre confiance pour l'avenir. 

Les risques sont un peu plus grands avec le cheval, 
autre exercice qu'on s'étonne beaucoup de voir pra- 
tiquer par quelques aveugles, et où leur rôle pourtant 
est presque aussi passif. Tout le mérite du succès est 
à l'animal, non à celui qui le monte. Parfois l'aveugle 
accompagne simplement un autre cavalier que son 
cheval est habitué à suivre. Souvent aussi il s'en 
remet à l'intelligence de sa monture, qui évite les 
obstacles pour son maître en même temps que pour 
elle-même et qui sait ménager l'espace nécessaire à 
une jambe entre son flanc et les objets qu'elle côtoie. 
« Aucun compagnon n'est indispensable », nous dit 
M. Littlewood, directeur d'une école d'aveugles à 
.Liverpool, «car j'ai connu un aveugle qui allait à 
cheval dans les rues de Bangor, et M. Mines, un 
membre de notre comité, a fait à cheval, aller et 



LA GYMNASTIQUE ET LES JEUX 119 

retour, le voyage de Haie, soit une distance de seize 
milles (vingt-cinq kilomètres) pour se rendre à notre 
pique-nique annuel ». Dans ce cas il est clair que la 
part d'initiative du conducteur est plus grande : il 
lui faut tendre toutes ses puissances de perception 
pour reconnaître les lieux qu'il traverse de manière 
à donner à son cheval quelques indications très 
simples. Quand l'aveugle se contente de suivre un 
guide, ou encore de se promener dans un endroit 
clos sans but déterminé (ce sont les cas ordinaires) 
avec un cheval doux et bien dressé l'exercice est si 
simple qu'il est pratiqué même par des aveugles- 
sourds, aussi bien d'ailleurs que le tandem et la nata- 
tion. Helen Keller se plaît à ces trois sports. 

Dans la natation, la difficulté qui semblerait devoir 
arrêter un aveugle-sourd c'est la difficulté d'orien- 
tation. M. Yves Guégan m'assure qu'il en vient fort 
bien à bout en prenant comme point de repère la 
position du soleil et la direction du vent. Les aveu- 
gles entendants ont, en outre des mômes guides, les 
bruits du bord qui les aident bien davantage. La 
piscine de natation est fort en faveur au Royal 
Normal Collège. On a tant de confiance dans le pro- 
fit que les élèves peuvent tirer de ce sport qu'on y 
fait faire des exercices de sauvetage. Ce n'est pas à 
tort puisqu'un ancien élève du collège de Worcester, 
M. Siddal, écrit : « J'ai connaissance de deux sauve- 
tages, et je crois même de trois, opérés à la nage par 
des élèves du collège de Worcester. Je sais qu'un 
homme a sauvé deux vies dans la Savern, et qu'un 
autre a empêché un jeune homme de se noyer dans 
une fosse ». 

Les Anglais préconisent encore le canotage, les 
ascensions en montagne, le patinage, et tous ces 
sports ont leurs partisans aveugles. J'y pourrais joindre 
les sauts de toute nature à pieds joints ou à pieds 
libres, le saute-mouton approché. Tous certes sont 



120 LE MONDE DES AVEUGLES 

très profitables, chacun à sa manière. Mais le psycho- 
logue s'instruira davantage à suivre des yeux les jeux 
qui demandent plus d'adresse, ceux où il faut courir 
ou bien encore où il faut viser juste. 

Pour que des aveugles puissent courir sans danger 
il suffit d'aménager des pistes en gazon, en sable, en 
bitume, et d'en écarter soigneusement tous les obs- 
tacles. Si le coureur s'écarte de la bonne direction, 
immédiatement son pied, qui ne sent plus la piste, 
l'en avertit, et de plus en plus il s'habitue à suivre la 
ligne droite. Cette piste d'ailleurs court souvent à 
quelque distance d'un mur qui lui est parallèle, et la 
présence en est rendue sensible par le sens des 
obstacles. Pour éviter les autres coureurs on écoute le 
bruit de leurs pas, mieux encore la sonnerie des 
brassards à grelots dont leurs bras ont été munis à 
cet effet. Ainsi tous les sens de préservation sont en 
éveil à la fois. Rien ne peut mieux les préparer à 
toutes les tâches. De la sorte bien des genres de 
courses peuvent être pratiqués : course en sac, course 
à cloche-pied, course aux œufs, course aux patins à 
roulettes, etc. 

Le brassard à grelots est spécialement nécessaire 
dans les jeux où, comme aux barres, au chat-perché, 
le but est d'atteindre un adversaire ou de l'éviter. Là, 
le rôle de l'oreille se fait plus important encore et les 
brusques et perpétuels changements de direction que 
suppose le jeu constituent un exercice d'adaptation 
des plus profitables. Tous les muscles du corps doi- 
vent obéir avec un maximum de rapidité aux infor- 
mations de l'ouïe. Au jeu de colin-maillard l'aveugle 
est un Colin fort estimé, précisément parce que chez 
lui les mouvements sont dans la dépendance de l'ouïe 
et du toucher. Il y joue avec d'autres aveugles sans 
doute, mais il y joue surtout avec des voyants qui 
l'écartent volontiers de leurs autres jeux comme inha- 
bile, mais qui le recherchent en celui-ci et qui ne 



LA GYMNASTIQUE ET LBS JEUX 121 

trouvent jamais la partie si amusante que quand c'est 
l'aveugle qui donne la chasse. 

Les jeux de quilles, de balle, de ballon, mêlent dans 
des proportions variées l'exigence de l'adresse à l'exi- 
gence de l'agilité. Ils ont tous ce trait commun cepen- 
dant, tout en maintenant le corps dispos, de faire 
passer au premier plan la discipline des muscles, 
l'adaptation précise des mouvements à des conditions 
spatiales qui sont connues par l'ouïe ou par le tou- 
cher. C'est par le toucher ou par l'ouïe, en effet, que 
16 but est rendu sensible. 

Le jeu de quilles est disposé sur une planche suré- 
levée et le joueur déduit la position des quilles visées 
de la position de la planche et de la direction de ses 
rebords qu'il perçoit avec sa main. Il suffira dès lors, 
pour rendre le jeu tout à fait pratique, d'empêcher 
au moyen de quelques dispositifs spéciaux que la 
balle et les quilles ne s'écartent et ne se fassent trop 
longuement rechercher. Des bords surélevées retien- 
nent la boule dans les limites du jeu; à l'extrémité 
de sa course elle tombe sur un plan incliné placé 
au-dessous du jeu qui la ramène par une pente 
douce jusqu'au joueur. Quant aux quilles on les 
attache avec des ficelles fixées dans le jeu de manière 
à ne leur permettre de se déplacer que dans un rayon 
relativement restreint. 

Dans les jeux de balle le but peut être rendu 
sonore par divers procédés, notamment au moyen 
d'un dispositif analogue à celui de nos réveille-matin. 
Souvent le but auquel doivent s'adapter les mouve- 
ments est la balle elle-même ou le ballon que le 
joueur est tenu à tout instant de ressaisir. On place 
alors à l'intérieur un objet sonore, un grelot par 
exemple, ou bien encore, comme on l'a préconisé au 
congrès de Manchester, une poignée de pois secs qui, 
paraît-il, font un tapage à souhait. Il va de soi que, 
tant que U balle est dans l'air» le grelot garde lç 



122 Ï.E MONDE DES AVEUGLES 

silence; il faut qu'elle roule à terre ou rebondisse à 
petits coups pour que l'oreille la suive. On doit en 
conséquence adapter les règles des jeux de paume ou 
de football à ces conditions qu'impose l'oreille. Ainsi 
modifiés ils jouissent d'une grande faveur dans cer- 
taines institutions. Le tennis lui aussi s'est plié à 
ces exigences 1 , et M. Siddall nous assure qu'il en a 
tiré, ainsi que du hockey, autant de plaisir que n'im- 
porte quel clairvoyant et autant de profit que de 
nul autre exercice ; il souhaiterait de trouver ces deux 
jeux en faveur dans toutes les écoles spéciales. « Le 
cricket, d'après M. Illingworth, est le sport le plus 
en vogue à l'asile des aveugles de Henshaw. Les gar- 
çons jouent au cricket avant le repas du matin et à 
tous les moments de loisir qu'ils ont pendant la jour- 
née. Quand ils ne sont pas occupés à leurs leçons le 
matin, vous les trouverez au cricket, et ils y jouent 
le soir jusqu'au moment du coucher 2 . » 

Il va de soi que dans tous ces jeux d'adresse, 
l'aveugle n'est pour le clairvoyant qu'un partenaire 
tout à fait médiocre. Le son se propage près d'un 
million de fois moins vite que la lumière, et la loca- 

1. On surélève le filet de quelques centimètres et le principe 
du Jeu est alors de faire passer la balle par-dessous. Il y a faute 
chaque fois qu'elle rebondit sur le filet ou qu'elle passe au- 
dessus, faute aussi chaque fois qu'elle vient à mourir c'est-à- 
dire qu'elle s'arrête et que par suite son grelot cesse de se 
faire entendre. A cela près les règles peuvent être les mêmes 
que dans le tennis ordinaire. Inutile d'ajouter qu'on fait usage 
d'une raquette spéciale. 

2. Pour les lecteurs français auxquels les jeux de hockey et 
de cricket ne sont pas familiers, il n'est pas inutile de rappeler 
en quoi ils consistent. 

« Le hockey se pratique sur une pelouse ayant 90 mètres de 
long et 45 mètres de large. Les joueurs sont armés d'une crosse, 
aplanie dcns sa partie courbe. Il s'agit de faire passer une balle 
de cuir... entre les deux poteaux de buts, plantés aux deux extré- 
mités du champ de jeu. Les buts qui sont placés au centre 
des deux plus petits côtés du rectangle délimités à la chaux 
sur le sol, 3ont constitués par deux poteaux plantés à 4 mètres 



LA GYMNASTIQUE ET LES JEUX 123 

lisation dans l'espace est beaucoup moins précise par 
Fouie que par la vue. Aussi des mouvements qui 
sont dirigés par l'ouïe et qui cherchent à atteindre 
des objets placés à quelque distance ne pourront 
jamais prétendre à la même sûreté que ceux que la 
vue commande. Il n'en est pas moins intéressant pour 
le psychologue de constater que la suppléance des 
sens permet à certains aveugles de jouer à ces divers 
jeux avec assez de succès pour qu'ils leur soient très 
agréables. A la Perkins Institution, à Boston, les, 
parties de football se prolongent avec une extrême 
animation durant des journées entières. A Worcester 
Collège, dans les beaux temps du jeu de tennis, des 
partenaires jouaient jusqu'à épuisement, m'assure 
M. Siddall, et beaucoup étaient obligés de changer de 
linge à la fin du match. 

III 

C'est comme préparation aux difficultés pratiques 
de tout genre que la vie oppose aux aveugles que ces 
jeux et exercices sont d'un intérêt primordial. 

l'un de l'autre, reliés par un cordeau blanc à 2 m , 10 au-dessus 
du sol. * 

Le cricket se joue « sur un terrain plat d'assez longue étendue. 
A chaque extrémité on plante en terre, vjs-à-vis l'un de l'autre, 
trois bâtons distants de quelques centimètres. Sur leur partie 
supérieure, on place un autre bâton, que la moindre secousse 
fait choir. Le portique ainsi formé se nomme le guichet. Les 
joueurs, divisés en deux camps et armés chacun à leur tour 
d'un long battoir, s'efforcent de toucher avec la balle le guichet 
des adversaires et de le renverser. » (Larousse.) 

L'adaptation de ces jeux suppose elle aussi bien entendu 
quelques modifications : c'est ainsi que pour le hockey aux 
crosses se substituent des instruments de jet moins dange- 
reux, à la pelouse un terrain durci où la balle se fera mieux 
entendre, et que les buts sont constitués par des bordures en 
bois ou en pierre qui s'étendent d'une extrémité à l'autre du 
terrain de jeu. 



124 LB MONDE DES AVEUGLES 

Malheureusement chez nous la plupart des aveugles 
s'en détournent. Beaucoup témoignent d'une véri- 
table répugnance pour toute éducation physique, et 
naturellement ce sont ceux qui en ont le besoin le plus 
urgent qui s'y montrent le plus paresseux. Les mala- 
droits sont légion. Puisque, même chez nous, les 
aveugles à type moteur passent outre, et puisque 
l'exemple des Àuglo-Saxons nous prouve qu'il est 
possible de développer les qualités motrices chez 
un beaucoup plus grand nombre d'entre eux, il serait 
important de réagir plus que nous ne le faisons. 

Notre infériorité sur ce point n'est pas seulement 
une question de race. Je crois que notre système sco- 
laire porte sa part de responsabilité. Outre la timidité 
des directeurs que j'ai mentionnée plus haut, il faut 
signaler l'absence quasi totale en France d'écoles 
enfantines. C'est dans ses toutes premières années, au 
temps où sa vivacité naturelle l'y pousse et où une 
prudence excessive ne le paralyse pas, que l'aveugle 
doit prendre l'habitude du mouvement. Ce temps 
passé, il est généralement trop tard. Nos institutions 
qui reçoivent les élèves à neuf ou dix ans, ou même 
davantage, ne peuvent trop souvent que constater 
un mal déjà fait. A l'Ecole Braille, la seule école enfan- 
tine que nous possédions jusqu'à présent, l'enseigne* 
ment de la gymnastique a donné des résultats aussi 
favorables qu'en aucune institution étrangère, et le 
maître qui a organisé cet enseignement résume ainsi 
son expérience : 

Bien plus qu'avec les enfants clairvoyants, il y a ici tout 
à faire. Il faut apprendre à l'aveugle à se servir de ses 
membres, et surtout l'empêcher de s'abandonner à une 
immobilité craintive aussi préjudiciable à la santé de son 
corps qu'au dévelbppement de son intelligence. Les enfants 
qu'on nous présente sont tristes, timides. Les articulations 
manquent de souplesse. La démarche est hésitante. Il s'agit 
de leur donner l'assurance et l'aisance des mouvements, dft 



LA GYMftAStlQUB ET LES JEUX 125 

les mettre à même, par des exercices préparatoires, de suivre 
des leçons avec fruit. Il est bien rare qu'au bout de quelque 
temps le plus lent n'arrive pas à prendre part à des exer- 
cices graduellement plus difficiles, jusqu'au moment où il 
devient malaisé de dire si Ton a affaire à des aveugles ou à 
des clairvoyants. On a pu voir... à quelle perfection dans 
les mouvements d'ensemble on peut arriver avec de la 
patience et une attention soutenue. 

A défaut d'écoles enfantines rationnellement orga- 
nisées, il est d'un prix inestimable pour l'enfant 
aveugle d'être entouré de parents qui l'encouragent à 
courir et à se risquer un peu, de frères ou de cama- 
rades qui l'entrainent à jouer avec eux et à par- 
ticiper à tous leurs ébats. Sa vie tout entière en 
sera transformée. Il n'est pas d'éducation physique 
sérieuse, même pour les voyants, qui ne comporte 
quelques risques. A supposer que les risques 
courus par l'aveugle soient plus grands que ceux 
de ses camarades, les bénéfices qu'il tire de l'édu- 
cation physique, en revanche, sont incomparablement 
supérieurs à ceux que les autres en peuvent attendre 
et hors de proportion avec les dangers auxquels elle 
l'exposent. 

Tous ceux auxquels a été donnée une enfance 
remuante et même un peu hasardeuse s'en sont féli- 
cités par la suite. M. Campbell qui, né aux États- 
Unis, perdît la vue à trois ans et demi, ne tarit 
pas sur les souvenirs de ses premières années de 
cécité : 

J aimais passionnément la chasse et la pêche, nous dit-il. 
En compagnie de mes frères j'escaladais les rochers les 
plus escarpés. Je devins ainsi un grimpeur exercé. Un jour, 
étant très loin de la maison, nous décidâmes de quitter le 
sentier battu, et de dévaler par une montagne rocailleuse, 
en nous suspendant aux branches des arbres. Je pouvais 
grimper sur n'importe quel arbre en étreignant son trône 
dans mes bras. Mes ennemis les plus redoutés dans mes 



CHAPITRE VIII 



Indications sur l'activité physique de l'aveugle. 



I 

L'étude de la faculté d'orientation vient de nous 
offrir un exemple de la manière dont s'opère chez les 
aveugles la suppléance des sens. Pour bien mesurer 
tous les effets de cette suppléance deux enquêtes 
seraient à entreprendre. 

La première porterait sur les occupations dont 
s'acquittent habituellement les aveugles (soins de toi- 
lette, balayage, cuisine simple, etc.), et sur les métiers 
manuels qu'ils exercent d'ordinaire (accord des pianos, 
brosserie, vannerie, cannage et rempaillage des 
chaises, tour, cordonnerie, fabrication de balais en 
sorgho, etc.). Pour chacune de ces occupations et 
chacun de ces métiers, il faudrait suivre jusque dans 
le détail technique les moindres manipulations de 
l'aveugle, noter en quoi elles diffèrent de celles des 
clairvoyants, et comment, dans chaque cas particu- 
lier, il est suppléé à l'action de la vue. On connaîtrait 
ainsi les effets courants de la suppléance, ceux qui se 
constatent chez tous les sujets normaux. 

L'autre enquête aurait pour objet de rechercher ses 
effets les plus rares, les limites de sa puissance chez 
quelques individus exceptionnellement doués. On choi- 
sirait pour cela les sujets qui Résignaient par quelque 



l'activité physique de l aveugle 120 

aptitude particulière et on étudierait avec une extrême 
précision leurs moyens d'action. H existe un aveugle 
électricien, par exemple, un autre est coutelier, un 
autre à travaillé comme menuisier et comme ébéniste 
dans plusieurs ateliers de clairvoyants et exactement 
dans les mêmes conditions que ses compagnons. Il y 
aurait grand profit à savoir comment ils se sont acquit- 
tés ou s'acquittent encore , de leurs tâches respec- 
tives. Et le profit serait peut-être pratique autant 
qu'intellectuel : telle aptitude, qui aujoupd'jhui nous 
apparaît comme individuelle, est susceptible peut- 
être de devenir, je ne dis pas commune, mais moins 
singulière, et peut-être il suffit de l'examiner de 
près pour montrer que beaucoup de sujets peuvent 
se l'approprier. 

Mats ici, ne nous y trompons patf, tout est â Faire. 
Non que les récits et descriptions de semblables cas 
singuliers fassent défaut, mais il n'en est pas ou fort 
peu que l'on puisse accepter sans contrôle. Pour ce 
qui est des occupations ordinaires, chacun peut nous 
fournir des renseignements. 11 existe d'ailleurs des 
manuels pour accordeurs aveugles, pour brossiers, 
pour cordonniers, qui nous révèlent leurs procédés. 
Lorsqu'il s'agit de capacités particulières nous avons 
toujours des mystifications à redouter, mystifications 
voulues ou non d'ailleurs. Ou c'est l'intéressé lui- 
même qui cherche à se faire valoir, ou c'est un 
témoin émerveillé qui nous clame son inintelligente 
admiration. Dans ces descriptions, il n'y a aucune pré- 
cision. Et puis, allez aux sources : neuf fols sur dix 
vous verrez le prodige fondre entre vos doigts. Il ne 
faut qu'un oubli, que négliger de confesser l'aide d'un 
clairvoyant pour tel pas difficile, et l'action la plus 
simple se transforme aussitôt en un miracle. 

Obtenir la parfaite sincérité du témoignage n'est pas 
la seule difficulté d'une semblable enquête. Il y faut 
encore une compétence multiple pour suivre le menui- 

n 



130 LE MONDE DES AVEUGLES 

sier, le coutelier, l'électricien, chacun dans le détail 
technique de sa spécialité. Voilà ce qui la rend déli- 
cate à entreprendre. 

Elle est pourtant nécessaire. Ce ne serait pas con- 
naître la puissance de la suppléance des sens que de 
n'en retenir que les formes les plus vulgaires. Si nous 
voulons nous représenter vraiment la situation des 
aveugles et les conditions physiques que leur fait la 
cécité il nous faut savoir entre quelles limites s'étend 
leur faculté d'agir. Aussi les deux études sont égale- 
ment désirables. Elles se complètent l'une l'autre. 

Il ne saurait être question de les entreprendre dans 
les pages qui vont suivre. Je ne veux que réunir quel- 
ques faits qui pourront orienter les recherches de 
ceux qui les entreprendront, et qui, en montrant ce 
que peuvent les aveugles, assoupliront les imagina- 
tions et donneront une idée plus juste de la sup- 
pléance. 

II 

Pour sa vie intellectuelle nous avons vu l'aveugle 
se constituer un outillage très particulier, et nous 
^vons constaté qu'il n'a pu développer son activité 
qu'à la condition de renoncer aux instruments des 
voyants pour s'en faire d'autres très distincts, bien à 
lui, adaptés, aux exigences du toucher. Nous pourrions 
craindre que pour la vie matérielle, de même, un 
milieu spécial et artificiel ne lui soit nécessaire, qu'il 
ne soit obligé de tout transformer à son usage, de se 
créer, pour vivre et pour agir commodément, un 
outillage particulier, adapté lui aussi aux exigences du 
toucher. Il n'en est rien. Ici la suppléance des sens 
est assez souple pour ne nécessiter qu'un minimum 
de dispositifs spéciaux. Ses objets familiers sont à peu 
de chose près ceux de tout le monde. 

C'est que, pour la plupart, les instruments les plus 



l'activité physique de l'aveugle 131 

indispensables de la vie matérielle des clairvoyants, 
précisément parce qu'ils servent à des fins matérielles, 
, tombent à la fois sous le sens du toucher et sous le 
sens de la vue. C'est en tant que tangibles qu'un seau, 
qu'un broc, qu'une cuvette, qu'une assiette sont utili- 
sables. Le toucher, sens fondamental d'où tous les 
autres dérivent, est le sens par excellence de la con- 
servation de la vie. Il est mêlé à tous les actes essen- 
tiels. Beaucoup des objets dont nous nous servons ne 
sont, comme il apparaît si clairement dans la cuillère 
et dans la fourchette, que des appendices et des subs- 
tituts de la main dont ils multiplient et perfectionnent 
les facultés, de même qne la main n'est que la forme 
la plus parfaite sous laquelle se présentent à nous îes 
organes tactiles. Ils restent donc en contact avec la 
main et empruntent d'elle toute leur valeur. 

Bien que les clairvoyants se représentent visuelle- 
ment ces objets et que la vue leur semble même indis- 
pensable pour en faire usage, le rôle de la vue en ce , 
qui les concerne, très précieux çans doute, apparaît 
pourtant comme accessoire. Elle permet d'entrer en 
contact avec eux à de grandes distances, mais dans un 
contact imparfait et qui ne saurait que très incom- 
plètement remplacer le contact direct, car un clair- 
voyant ne tire d'une fourchette les services essentiels 
qu'il attend d'elle que lorsqu'il la tient en main. Elle 
sert surtout à rendre le maniement des objets plus sûr 
et plus rapide. Elle ne modifie que rarement d'une 
manière profonde les rapports qui nous lient aux 
objets de première nécessité. 

Je dis aux objets de première nécessité, c$r, à 
mesure qu'elle se développe, la civilisation crée sans 
cesse de nouveaux besoins; elle imagine aussi des 
instruments de plus en plus artificiels pour les satis- 
faire. Moins ces objets sont nécessaires et simples, 
plus ils ont tendance à se dégager du toucher, le sens 
utilitaire par excellence, pour s'adresser aux sens 



132 LE MORDE DES AVEUGLES 

élevés. L'outillage de la vie se complique par suite 
de jour en jour, et ses relations au toucher, d'abord, 
si étroites, se détendent d'autant. Dans le magasin « 
ainsi enrichi des objets familiers il en est assurément 
un bon nombre que les clairvoyants ne considèrent 
que par leurs qualités visuelles : tels sont des instru- 
ments de jeu comme les cartes, les dominos, les 
échecs; tels sont encore des instruments de mensu- 
ration : la montre, le thermomètre, le baromètre, etc. 

Je ne prétends pas que dans tous les cas absolu- 
ment où l'œil ne joue qu'un rôle d'adjuvant l'art du 
toucher suffise à le suppléer sans s'aider d'aucun dis- 
positif spéciai*. Le plus léger frottement déplace 
les pions au jeu de dames. L'aveugle à force d'atten* 
tion peut les toucher et &$ rendre un compte exact de 
la position des deux adversaires sans déranger la 
partie. Cette ^préoccupation pourtant ralentirait consi- 
dérablement le jeu et en ferait une-fatigue. L'aveugle 
fait donc usage d'un jeu de dames où les pions, au lieu 
d'être simplement posés dans leurs cases respectives, 
y sont légèrement maintenus au moyen d'une poinle 
qui s'engage dans une cavité correspondante. Il en va 
de même pour d'autres jeux, le jeu d'échecs ou le loto 
par exemple. 

L'extrême ténuité de certains objets peut être un 
obstacle & la suppléance aussi bien que leur extrême 
mobilité. Des aveugles adroites, en s'âidaut de la 
pointe de la langue, parviennent à enfiler des aiguilles 
même très fines. Elles ont pourtant grand avantage à 

1. D'une façon générale, dans les outils et instruments de 
travail de toute nature, marteau, tenailles, ciseau, balai, pin- 
cettes, etc., l'aveugle recherche un manche aussi court que 
possible. De la sorte il les dirige plus sûrement, et les impres- 
sions musculaires qu'il reçoit de son travail sont plus précises. 
Or, ces impressions musculaires l'aident à contrôler ce qu'il 
fait, et, dans les cas où il ne peut toucher sans danger ou sans 
grave inconvénient, elles constituent môme son unique moveq 
de contrôle. 



i 



l'activité physique de l'aveugle 133 

se servir d'aiguilles dont le chas est fendu à l'extré- 
mité, dites aiguilles d'aveugles et dont l'emploi leur 
est commun d'ailleurs avec nombre de personnes 
âgées. 

Ce sont là des cas exceptionnels car l'extrême ténuité 
et l'extrême niobilité constituent même pour le clair- 
voyant des entraves dans la vie courante, çt il les évite 
autant que possible. Même nombre d'objets que, soit 
à cause de leur température, soit pour les dangers 
qu'ils comportent, soit pour leur fragilité, le voyant 
estime ne pouvoir employer que grâce au secours de 
la vue, sont en fait parfaitement utilisables pour 4 
l'aveugle. 

Certes, la chaleur oppose des difficultés aux aveu- 
gles. * On les voit cependant s'occuper du feu dans 
leurs intérieurs sans s'aider pour cela, d'instruments 
spéciaux. Us le préparent, l'allument, l'entretiennent. 

Le pétillement de la flamme et le rayonnement de 
la chaleur leur fournissent souvent d'utiles indica- 
tions. Us usent du gaz pour se chauffer ou faire leur 
cuisine. Pas. n'est besoin dp fabriquer pour eux des 
lampes à alcool d'une forme spéciale ; ils emploient fort 
bien des modèles qui sont dp.ns le commerce, en ayant 
soin seulement de choisir les moins dangereux. Sans 
doute il ne leur est pas possible de toucher du doigt la 
bûche qui brûle dans la cheminée pour se rendre 
eompte si elle est bientôt consumée. Le toucher indi- 
rect remédie à cette difficulté: en palpant avec l'extré- 
mité des pincettes, l'aveugle perçoit et la position du 
combustible et son état. S'agit-il de faire bouillir de 
l'eau : ce sera l'oreille qui l'avertira du moment de 
l'ébullition. 

Le feu l'oblige à prendre plus de précautions qu'un 
autre : il est toujours tenu de fournir une plus grande 
somme d'attention. Mais rien dans nos maisons n'est 
pour lui d'un usage périlleux. II n'est pas d'objet 
pointu ou tranchant qu'on ne doive lui laisser entre 



136 LE MONDE DES AVEUGLES 

chines industrielles qu'invente notre civilisation 
raffinée sont ou si complexes, ou si dangereuses, ou 
supposent tant de précision dans leur maniement, 
qu'elles sont en pratique interdites à l'aveugle. Les 
objets de la maison doivent être maniés non par des 
spécialistes mais par tout le monde. Ils ne sont 
pratiques qu'à la condition d'être d'un emploi facile 
et sûr. Aussi même les derniers dons qu'ait fait à 
nos maisons l'industrie humaine, l'ascenseur, le télé- 
phone, la machine à écrire sont-ils parfaitement uti- 
lisables par l'aveugle. Je ne parle pas du phonographe 
qui semble imaginé pour lui permettre de conserver, 
lui aussi, les portraits! des personnes qui lui sont 
chères, portraits auditifs où l'aveugle retrouvera les 
mêmes émotion» que le voyant dans son album de 
photographies. 

Si nous le transportons dans la demeure d'un clair- 
voyant, sans doute bon nombre d'objets, objets de 
luxe pour la plupart, qui servent au plaisir des yeux, 
seront perdus pour lui. Dans le salon, si les bibelots 
fragiles abondent, il se sentira gêné et comme con- 
traint, à cause de l'attention extrême dont il devra 
accompagner tous ses mouvements. Mais quand il 
aura appris la place de chaque chose, travail de sup-, 
pléance par la mémoire qui lui est indispensable, il 
aura tout ce qui lui est nécessaire pour vivre et 
agir. 

Et si maintenant nous le reconduisons jusque 
chez lui, nous remarquerons à peine que le maître 
du logis est privé du plus précieux des sens. Sans 
doute quelques aveugles exceptionnellement mala- 
droits ont éprouvé le besoin de faire dans leur 
demeure certaines transformations à leur usage. 
J'en sais un qui dans toutes ïes all^s de son 
jardin a fait tendre des fils de fer qu'il suit de la 
main pour se diriger. Ce sont là des précautions 
qu'un clairvoyant peut approuver, mais dont un 



l'activité physique de l aveugle 13/ 

aveugle normal ne fait que rire. Chez lui, seul son 
cabinet d'étude a un aspect original avec ses gros 
livres blancs criblés de points, avec sa mappemonde 
en relief, avec ses étranges appareils d'écriture parmi 
'lesquels l'œil cherche en vain l'encrier. Dans toutes 
les autres pièces, si l'aveugle habite seul la maison, 

, l'ordre extrême avec lequel chaque chose est à sa 
place et la pauvreté de l'ornementation pourront frap- 
per un observateur attentif. Du moins nous ne trou- 
vons rien que des objets familiers. Si personne n'attire 

\ notre attention, nous ne remarquerons pas même les 
très légères particularités que présentent le baromètre, 
le thermomètre, les cartes à îouer et les jeux de 
dames ou d'échecs. 



X 



III 

r 

i 

Ainsi muni du môme matériel d'objets familiers 
que les clairvoyante l'aveugle se livre chez lui à des 
occupations très variées. Je ne prétends pas qu'il 
puisse se passer complètement de toute aide : la vie 
sociale ^st ainsi organisée que nous en avons tou$ 
besoin, et lui plus que tous les autres ; mais tous les 
actes indispensables lui ëont accessibles, et avec eux 
beaucoup d'autres moins nécessaires. 

Et d'abord il prend entièrement soin de sa per- 
sonne. Il doit ne dépendre que de lui-même pour tous 
les soins de toilette et d'habillement. La femme aveu- 
gle ajuste entièrement seule sa coiffure, et l'homme, 
quand il est adroit, se rase sans aide. Aucune pièce 
de son costume, cravate bu autre ne doit être en 
désordre; devant la tache seule il est sans déiense 
car pour le miroir il n'y a pas de suppléant : il faut 
l'œil du voyant pour la signaler. 

A table, il est sans excuse s'il ne mange pas avec 
une propreté parfaite. Bien que sa timidité l'empêche 
souvent de le faire devant des étrangers, il est par- 



138 LE MONDE DES AVEUGLES , 

fai'ement en mesure de couper sa viande : le toucher 
indirect par l'intermédiaire du couteau et de la four- 
chette lui permet de donner aux bouchées leur juste 
dimension et, s'il s'est trompé, le poids de sa four- 
chette l'en avertit. Il peut même choisir seul son 
morceau dans le plat, rriais cet exercice suppose une 
investigation un peu longue. Pour assujettir dans son 
assiette les aliments solides qui ont toujours ten- 
dance à fuir devant la fourchette, il use d'une bouchée 
de pain qu'il tient entre le pouce et l'index de la main 
gauche. Il emplit sa carafe aisément, renseigné par le 
son de la hauteur approximative où monte le liquide. 
Pour se verser à boire en revanche, l'indication audi- 
tive est souvent insuffisante, à cause de la forme 
du verre. Mais le poids le renseigne; surtout le doigt 
délicatement posé sur le rebord du verre perçoit le 
moment où le liquide affleure. Une petite pièce de cuir 
rendrait avec avantage le même service. Peler les fruits 
ou les éplucher ne présente aucune difficulté. Seuls 
les poissons aux arêtes multiples sont très embar- 
rassants. 

Pour les soins du ménage les aptitudes des aveu- 
gles sont très variables. Il en est qui les ont assumés 
dans leur maison presque entièrement. Tel aveugle 
qui a perdu la vue à trente-trois ans, ne pouvant sup- 
porter d'être inutile aux siens, s'est chargé peu à peu 
de l'entretien de la maison. Faire les chaussures, 
épousseter les meubles, balayer, cire:* les parquets et 
les boiseries, faire les lits, préparer et entretehir les 
feux, coudre des boutons et faire des reprises sim- 
ples, mettre la table, laver et essuyer la vaisselle et 
les couverts, par degrés tout est rentré dans ses 
attributions. 11 a même fini par prendre à sa charge 
la lessive. Pour permettre à ses compagnons d'infor- 
tune de profiter de son expérience, il a consigné tous 
les procédés de détail qu'il a imaginés dans un manuel 
à leur usage. Le psychologue y trouvera à glaner. La 



l'activité physique de l 1 aveugle' 139 

poussière se touche, la boue de même, et l'aveugle qui 
fait le ménage ne doit pas craindre de se salir les 
mains et de se les laver. Mais le linge taché ne se 
distingue pas toujours au doigt du linge propre : 
aussi quand l'aveugle fait la lessive, s'il n'a pas à côté 
de lui un clairvoyant pour lui désigner les parties 
qui appellent particulièrement ses soins, il lui faut 
employer plus de savon et user l'étoffe plus que 
ne le ferait un clairvoyant. 

L'exemple de ce courageux aveugle, qui n'est pas 
unique d'ailleurs, nous montre tout ce que peut faire 
la femme aveugle dans son intérieur. L'expérience 
nous a donné de ce côté de si belles espérances que, 
de toutes parts, on réclame des écoles spéciales de 
donner aux jeunes filles une sérieuse préparation mé- 
nagère. Un mouvement en ce sens, parti peut-être de 
l'école de Janesville aux Etats-Unis où l'on a obtenu 
des résultats fort encourageants, s'est vigoureusement 
propagé depuis quelques années. Puisqu'il est reconnu 
v que l'ouvrière aveugle n'arrive qu'exceptionnellement 
à fournir un travail rémunérateur et à se suffire à 
elle-même, plutôt que de consacrer tous ses efforts à 
la poursuite d'un but impossible à atteindre, l'école 
fera bien de la mettre à même de rendre le plus de 
services possible dans la maison paternelle, et de 
s'y assurer ainsi une place meilleure. Même la musi- 
cienne trouvera son profit dans un tel enseignement. 

Outre toutes les occupations ci-dessus mention- 
nées, combien il en est encore que la femme aveugle 
peut assumer : ranger les ustensiles de cuisine, mou- 
dre le café, écosser les poià, fendre les marrons, plier 
le linge, que sais-je encore? Chez les sœurs de Saint- 
Paul, rue Denfert-Rochereau à Paris, des religieuses 
aveugles font la vaisselle, transportent les repas, à . 
travers beaucoup de portes, d'escaliers et de détours, 
ée la cuisine aux chambres des dames pensionnaires, 
desservent et nettoient les tables, essuient les meu- 



140 LE MONDE DBS AVEUGLE 3 

bles, lavent les vitres, balayent les escaliers, contri- 
buent largement an blanchissage du linge qu'elles 
étendent ensuite sans secours. Une aveugle peut habil- 
ler et déshabiller les enfants, les faire manger, pren- 
dre à peu pr$s tous les soins qui les concernent. J'en 
sais une qui a élevé trois petits frères et sœurs pres- 
que entièrement. J'en sais d'autres qui se sont impro- 
visées gardes-malades, faisant prendre les potions, 
préparant les tisanes, redressant les oreillers, reta- 
pant le lit. J'en sais même qui ont assumé en graûde 
partie les fonctions de cuisinières, pour une cuisine 
très simple, bien entendu. Elles jugent si la viande 
est cuite par la résistance qu'elle offre à, leur four- 
chette. Le repassage seul paraît impossible, sans faire 
courir au linge des risques sérieux 1 . Ces résultats, 
qui ne sont encore qu'accidentels, pourraient être 
généralisés. Sans doute, il n'est pas question de 
faire de nos aveugles des servantes à gages : jamais 
leur travail ne sera assez sûr, ni surtout assez 
rapide pour cela; mais on en peut faire de pré- 
cieuses auxiliaires dans la maison. 

Dans la même mesure, et toujours comme activité 
annexe, non comme métier, le jardinage est pratiqué 
par beaucoup d'aveugles. M. Yves Guégan fait de la 
culture des fleurs et des légumes sa principale occu- 
pation. Dans certaines écoles chaque élève a son coin 
de terre à. cultiver, et la plupart s'en tirent bien. Dans 
les mêmes écoles, on pratique parfois l'élevage des 
volailles, et je sais un aveugle qui s'en est fait un 
métier lucratif. Il affirme quMl peut s'acquitter seul 
de toutes les besognes nécessaires 2 . En Amérique, 

1. On peut repasser toutefois des mouchoirs de poche et 
autres choses faciles en faisant usage d'un fer modérément 
chaud. 

2. Un autre aveugle, dont on a parlé au congrès de Man- 
chester, s'adonnerait à l'apiculture, mais je n'ai pas sur lui de 
renseignements précis. , 



l'activité physique db l aveugle 141 

tfh préconise en Outre le soin de la laiterie, l'élevage 
des porcs, l'apiculture, la culture des champignons 
et des légumes. Un élève de l'Institution de Brantford 
(Ontario) s'exprime ainsi sur les occupations aux- 
quelles il se livre dans la ferme de ses parents : 

Quand je suis arrivé chez moi, l'année dernière au mois 
de juin, c'était un peu la morte-saison et je n'avais pas 
grand'chose à faire; mais au bout de quelques jours je fus 
très occupé. Je me levais le matin entre 5 et 6 heures, j'al- 
lais chercher les chevaux au pâturage et les ramenais à, 
l'écurie pour les faire boire et leur donner du foin et de 
l'avoine; puis je les nettoyais et lesTiainachais. Ensuite je 
versais le lait dans le séparateur et j'allais déjeuner. Après 
le déjeuner, je donnais à manger aux veaux, aux poules et 
aux porcs et je menais les vaches au pâturage. Certains 
jours j*apportais de Peau à la maison, je battais le beurre 
ou je m'occupais de la machine à laver. Au milieu de la 
matinée, je portais de l'eau fraîche et un repas aux hommes 
qui travaillaient dans les champs. Vers 11 heures, je donnais 
à manger à tous les animaux,'' puis je montais èp cheval et 
j'allais appeler les hommes pour le repas. Dans l'atorès-midi, 
je coupais les mauvaises herbes et les chardons dans la 
clôture, ou bien je lavais les voitures et les harnais, ou je 
coupais du 'bois. J'avais aussi l'emploi de valet d'écurie ; si 
le cheval devait sortir, c'était toujours moi qui l'attelais et 
le dételais. Le soir, le même travail revenait : nourrir tous 
les animaux, pomper de l'eau pour les chevaux et le bétail, 
traire les vaches, mettre le lait dans le séparateur et recon- 
duire les* chevaux au pâturage. A l'époque de la fenaison, 
j'aidais à mettre le foin en meules et à le rentrer dans la 
grange. Pendant la moisson, je passais les gerbes pour faire 
des meules. Quand les pommes de terre furent arrachées, 
j'en remplis des seaux que je vidais dans les sacs pendant 
que d'autres les ramassaient. Quand le maïs fut coupé, 
j'aidai à le mettre en tas; puis je récoltais les betteraves et 
les navets... 

Dans un ménage, lisons-nous dans Le Louis Braille, le 
mari aveugle doit aussi bien que le mari clairvoyant, secon- 
4er sa femme dans une certaine mesure. Il peut, le matin, 



144 LE MONDE DBS AVEUGLES 

Le lendemain, je repars pour Bordeaux par le rapide du 
jour; le train est entièrement composé de grandes voitures 
avec issues aux deux extrémités seulement. Dans ce cas, le 
train est généralement pourvu d'un employé spécialement - 
attaché au service des voyageurs et qui se tient en perma- 
nence dans les couloirs. Il sait les parties du train les moins 
encombrées, m'y conduit, case mes colis. Cet homme, dans 
l'intérieur des voitures, me résout toutes les difficultés dans 
les grands voyages : c'est lui qui me conduit au wagon-res- 
taurant et me ramène ; si je passe la frontière, il me recom- 
mande. & l'employé étranger qui le remplace,. Un grand 
voyage 7 de Paris ou sûr Paris est ainsi des plus simples. Au 
départ je me rends compte des issues, du maniement des 
portes, de la place du cabinet de toilette, toutes choses très 
variables selon le modèle de la voiture. Sans cette petite 
exploration préalable, j'aurais parfois bien des surprises. 

J'arrive â Bordeaux. Un guide qui m'est envoyé par une per- 
sonne de connaissance m'attend à la' sortie. Je me rends à 
l'hôtel où j'ai retenu ma chambre. J'y monte aussitôt, je 
congédie mon guide en lui indiquant mon heure pour le 
lendemain matin. Quand le garçon monte mes colis, je le - 
prie de m' accompagner à l'endroit nécessaire. J'observe 
attentivement l'orientation des couloirs, les détours souvent 
assez compliqués; quelquefois même ir faut changer d'étage. 
Je fais le voyage inverse jusqu'à ma chambre : cette 
manœuvre me suffit pour que je puisse ensuite la faire 
seul. 

Le garçon parti j'inspecte ma chambre, je déballe mes 
colis, ma machine à écrire, mes papiers. Après avoir fait un 
peu de toilette, je sonne le garçon et le prie de m'accom- 
pagner à la salle à manger. Je demande une petite table 
séparée. Je parle aux garçons avec beaucoup de correction. 
Je trouve généralement chez eux empressement et préve- 
nances. Le garçon me lit le menu, je choisis. Je dois savoir 
parfois un peu attendre. D'ailleurs, quoi qu'il arrive je me 
garde de la moindre observation malveillante. Mon repas 
terminé j'épie le moment favorable où le garçon peut me 
reconduire au pied de l'escalier. De là le plus souvent, je 
puis retrouver ma chambre. Jamais je ne me mêle à la con- 
versation des voyageurs qui, bientôt, ne font plus attention 
h moi. 



l'activité physique de l'aveugle 145 

Vingt-quatre heures plus tard je partais pour Rochefort, 
ligne de l'Etat, directe régulièrement ; mais, ce soir-là, à 
l'embranchement de Royan et tout à fait exceptionnelle- 
ment tout le monde change de train. Je fus surpris en 
plein travail de correspondance, tous mes papiers défaits. 
Les voyageurs, surpris comme moi, se pressent, se bous- 
culent. Grand désarroi dans la gare. Mon compartiment 
s'était rapidement vidé. Je me montre à la portière et j'at- 
tends : beaucoup de monde se presse, mais personne ne 
vient à mon aide. Je m'écrie : « Un facteur? » Cela me 
réussit. 

En arrivant à Rochefort, je n'avais point d'hôtel retenu. 
Je demande à l'homme qui me débarque de me conduire à 
l'omnibus du meilleur hôtel de la ville. Quand je descends, 
surprise exprimée par un silence gênant ; cela ne dure pas 
longtemps mais il y a un instant désagréable; c'est très 
différent quand je me suis annoncé par une lettre... 

J'arrête ici les notes de mon témoin qui fait encore 
un détour par Niort et Saint-Maixent, revient coucher 
à Parthenay, et rentre à Paris sans incidents. Il n'est 
pas des plus aventureux. J'en sais qui se piquent, 
à la descente du train, guidés par leur seule oreille, 
de suivre la foule jusqu'à la sortie, et de se hasarder 
sans aide à pied dans une ville dont ils ne connais- 
sent que le plan. Ma conviction est qu'ils n'y réussis- 
sent que très mal, au prix de bévues humiliantes et 
de risques sérieux. Les aveugles qui ont le souci de 
leur sûreté autant que de leur dignité évitent le plus 
possible ces audaces qui, en les exposant, attirent 
l'attention sur leur infirmité. Si, en voyage, ils 
s'aident beaucoup de la suppléance des sens, ils 
savent aussi que dans de nombreuses circonstances 
ils doivent faire appel au concours des clairvoyants. 



Comme activité d'ordre professionnel, parmi les 
nombreux exemples d'aptitudes particulières qu'il 



146 LE MONDE DES AVEUGLES 

serait facile de citer, j'en retiendrai deux qui sont l'un 
et l'autre facilement contrôlables et dans lesquels les 
hommes du métier pourront en connaissance de 
cause démêler le jeu de la suppléance des sens. 

M. Béraud. électricien et mécanicien aveugle à 
Marseille, s'exprime ainsi sur ses travaux : 

Je m'occupe, depuis dix-sept ans déjà, d'électricité et de 
mécanique en amateur et quelquefois même en profes- 
sionnel. Quoique j'aie suivi avec succès au Conservatoire 
de Marseille les cours de violon et d'harmonie, j'avoue que, 
bien souvent, j'aurais mieux aimé passer mon temps avec 
des électriciens, . toucher à tout dans leurs ateliers ou faire 
une bonne promenade à tandem ou à quadricycje à moteur. 

Dès l'âge de'quinze ans, j'avais fait, dans notre appartement 
assez vaste, une petite installation de sonneries électriques. 
Elle se compliquait de différentes dispositions : plusieurs 
sonneries, appels et réponses à trois fils, contacts de sûreté, 
commutateurs à plusieurs directions ; plus tard, un tableau 
indicateur à quatre numéros. 

Entre temps, je questionnais des hommes de métier, je 
me faisais lire des ouvrages d'électricité. Mon père me §t 
alors remarquer que, si mon installation fonctionnait par- 
faitement, elle n'était pas très bien faite; je la réinstallai 
selon les règles du bon goût : fils assortis aux papiers et 
aux tentures, fils bien droits et bien tendus, le plus cachés pos- 
sible, disparaissant quelquefois dans des saignées faites aux 
murs ou sôSis des moulures. Mon tableau indicateur étant 
posé dans un passage obscur, je dus installer, dans l'inté- 
rieur, une lampe électrique qui permettait de voir quelle 
était la fiche sortie. Celle-ci éclairait la lampe en paraissant 
et Téteignait en disparaissant. 

Cette installation terminée et approuvée par des gens du 
métier et par mon père qui est architecte-entrepreneur, je 
fis mes débuts en téléphonie. Après avoir étudié un plan de 
pose qu'un ami me fit sur une planche avec des fiqelles et 
des pointes, j'installai deux petits postes primaires. Je rem- 
plaçai plus tard mes appareils par de plus modernes à 
bobines d'induction. A cette époque je possédais un petit 
phonographe à cylindres. Il y a dix ans, la machine par- 



l'activité physique de l'aveugle 147* 

leuse n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui ; aussi je rêvai 
un diaphragme reproducteur capable de purifier les ondes 
sonores sortant de cet appareil chargées de mauvaises 
vibrations. Après bien des tâtonnements, en combinant un 
diaphragme de sapin très mince avec un microphone Mildit, 
j'obtins une audition téléphonique d'une très grande 
pureté. 

Je réussis à. munir tous nos becs de gaz de robinets élec- 
triques. Ces robinets allument automatiquement le gaz 
lorsqu'on les ouvre. La négligence de nos employés, qui 
souvent fermaient mal ledit robinet, causait de fâcheux 
courts-circuits; je fis alors une bobine d'extra-courant 
munie d'un avertisseur de court-circuit. 

Mon avertisseur de boîte aux lettres est un petit appareil 
qui, posé dans le fond de cette boîte, met en branle une 
* sonnerie électrique dès que le moindre poids vient à y 
tomber. Une carte de visite suffit. CeJ appareil est le plus 
simple du monde : il se compose d'un pèse-lettres ordinaire, 
lequel est muni d'un contact très sensible; il fonctionne très 
régulièrement... 

J'ai eu souvent l'occasion de faire des installations d'élec- 
tricité chez des clients de mon père. Seul, un demi-ouvrier 
quelconque pris au hasard à notre atelier de menuiserie 
m'aide dans mes travaux. Tout en visitant en détail les 
appartements, comme le ferait un électricien clairvoyant, 
pour me rendre compte de ce que le client désire y installer 
et aussi pour faire, dans mon esprit, le plan de ma cana- 
lisation de fils, je remarque au passage, saos en avoir l'air, 
la place des meubles, des tableaux et objets, etc. A partir 
de ce moment, je travaille seul au besoin dans une pièce, 
pendant que mon aide s'occupe dans une autre, et je mani- 
. pule très bien échelles et fils. Il est cependant des cas où 
il est d'abord indispensable de travailler à deux, et d'autres 
cas où il faut absolument des yeux. J'a£ fait d'assez nom- 
breuses installations dans de très grands appartements et 
pour des personnes qui ne laissaient rien passer; je les ai 
toujours satisfaites, et il ne m'est jamais arrivé d'accidents 
bien graves. 

Une installation qui me donna beaucoup de mal est celle 
que je fis dans la petite église de la Gavotte, près Marseille. 
J'avais là à poser des fils à 1 une très grande hauteur contre 



148 



LE MONDE DES AVEUGLES 



les murs ; il fallait éviter des tableaux, des statues, des orne- 
ments de toutes sortes. Les installations de maisons neuves 
sont naturellement très faciles, à condition de ne pas être 
gêné par des ouvriers d'autres corps de métier comme cela 
arrive souvent. 

Tout cela dit, je ne conseillerai pas toutefois à mes cama- 
rades d'infortune de choisir comme métier celui de monteur- 
électricien, non plus que celui, de mécanicien pour cycles 
et autos. Cependant, je crois que Ton devrait pousser les 
aveugles aux travaux manuels, même s'ils ne doivent 
jamais gagner leur vie par eux. Famille et amis m'ont tou- 
jours encouragé à me débrouiller tout seul. Je suis sûr que 
si un plus grand nombre d'aveugles développaient leur 
adresse manuelle, les résultats obtenus étonneraient bien 
des gens. 

En ce qui concerne mes travaux mécaniques, je dirai 
simplement qu'après le tandem à pédales et le quadricycle, 
je montai une moto-sacoche dans un fort tandem ordinaire. 
J'obtins de très bons résultats avec le tandem-moto. Je 
montai un tricar léger avec un vieux cadre Werner, etc. 

Très fréquemment mes amis viennent me chercher ou 
m'apportent leurs machines pour que je les répare. On sait 
qu'au Salon, de l'automobile, en 1910, à Paris, je fis, sous 
les yeux du public, divers travaux de montage, réglage, 
réparations de bicyclettes et motocyclettes Régence. J'ai 
construit en partie moi-même mon Tandem-moto Régence 
actuel. Cette machine m'a valu et me vaut encore des 
succès. Avec elle, mon pilote et moi, nous sommes classés 
seconds au meeting automobile du Ventoux en 1911. 

Les principaux travaux que j'arrive à très bien réussir en 
mécanique sont les suivants : montage complet de tous les 
genres de roues à rayons métalliques tangents (filetage des 
rayons et perçage des jantes compris) ; démontage, remon- 
tage, réglage, mise au point de tous les genres de moteurs 
de motocyclettes, ainsi que bon nombre de réparations de 
moteurs à explosion en général; réparation de pneuma- 
tiques de tous les genres. J'arrive très bien à souder les 
câbles pour transmissions souples de freins et autres. 



L ACTIVITÉ PHYSIQUE DE L AVEUGLE 149 



VI f 

Pour être singulier, le cas de M. Béraud n'est pas 
unique. J'apprends qu'à Magdeboûrg, M. Moûnnich a 
installé des télégraphes et téléphones privés et des 
éclairages électriques sans avoir fait un réel appren- 
tissage du métier d'électricien. Une habileté de cet 
ordre, d'ailleurs, bien que l'imagination en soit plus 
frappée à première vue, me surprend moins, je 
l'avoue, que l'adresse d'un ébéniste qui ne recule 
devant aucune des difficultés du métier. Elle est 
aussi beaucoup moins susceptible d'applications pra- 
tiques, car, disons-le encore plus fermement que ne 
le fait M. Béraud : nos écoles spéciales ne peuvent 
pas songer un instant à préparer des ouvriers élec- 
triciens. Trop de complicités et de bienveillances leur 
seraient nécessaires, je ne dis pas pour s'acquitter de 
leurs fonctions proprement dites, mais pour faire face 
aux difficultés à côté, si je puis dire, par exemple 
pour circuler au milieu des multiples bibelots que 
l'ouvrier électricien frôle sans cesse en travaillant. 
L'aveugle n'est que son propre électricien et au 
besoin l'électricien de ses amis. Au contraire, tout 
progrès réalisé pat l'aveugle en menuiserie ou en 
ébénisterie le servira grandement pour la facture des 
pianos, et l'on sait que beaucoup de nos accordeurs 
sont en même temps des facteurs. 

M. Claudius Démonet tient à Vichy un important 
magasin de pianos et de lutherie. Occupé pendant 
tout l'été à fournir les baigneurs de pianos et à par- 
courir à tandem les campagnes voisines pour y faire 
de nombreux accords, il consacre la saison d'hiver à 
la facture. , 

Alors son atelier et son magasin sont remplis 
d'instruments démontés, pianos et harmoniums, aux- 
quels il fait les réparations les plus to.t\&^>. \\V»r 



150 LE MONDE DES AVEUGLES 

vaille sans le concours d'aucun ouvrier si bien qu'il 
est facile de contrôler ce qu'il est capable d'exécuter 
par lui-même. Quiconque le désire peut le voir à 
l'œuvre et surprendre ses procédés de travail. On peut 
admirer aussi chez lui divers ouvrages d'ébénisterie 
et de lutherie qui sont entièrement de sa main. Nul 
ne lui rend visite sans être émerveillé des résultats 
qu'il obtient. 

Démonet est aveugle de naissance. Ses parents 
ignoraient qu'il y eût pour leur enfant des écoiefe 
spéciales. Aussi ne reçut-il durant ses premières 
années qu'une instruction de fortune: Mais Un grand 
besoin d'activité, qui est le salut de l'aveugle* le 
poussait à prendre beaucoup de mouvement, à tou*- 
cher et à démonter tous les objets qu'il rencontrait, à 
apprendre presque seul à jouer de la vielle, puis de 
la clarinette, surtout à travailler le bois, sans direc- 
tion mais avec passion. 

À neuf ans il n'avait encore que son couteau comme 
unique instrument. Frappés du parti qu'il en tirait, 
ses parents lui concédèrent l'usage de quelques outils 
simples. Il put dès lors fabriquer pour s'amuser, des 
cages d'oiseaux, de / petits moulins à vent, un minus- 
cule métier de tisserand, qui faisait l'étonnement de 
son entourage. On m'assure qu'à douze ans, il était en 
mesure de se fabriquer de toutes pièces des outils 
variés tels que : rabots, varlopes, bouvets, outils à 
moulures, etc., qu'il en faisait pour ses petits com<- 
pagnons en paiement du bois dont ils le fournissaient, 
qu'à treize ans et demi il exécuta seul un grand lit 
style Renaissance qui est conservé dans sa famille. , 

jurant son adolescence il fabriqua, outre divers 
travaux d'ébénisterie, des violons et des vielles qu'il 
vendait aux gens du pays. Il travailla pendant quatre 
ans, de quinze à dix-neuf ans, chez un menuisier de 
Langy (Allier), au milieu de compagnons clairvoyants. 
Son salaire fut d'abord d'un franc par jour, puis 



' l'activité physioue de l aveugle 151 

s'éleva progressivement jusqu'à deux francs. De dix- 
neuf à vingt-trois ans il fut employé chez un menui- 
sier de Jaligny, qui le rétribua à raison de 65 francs 
par mois en plus de son coucher et de sa nourriture. 
Ces salaires étaient, dans ta) région, ceux des ouvriers 
clairvoyants du même âge, et, avec un peu moins de 
rapidité, il est vrai, Démonet parvenait à faire exac- 
tement les mêmes travaux qu'eux. Personne en par- 
ticulier ne coupait le bois avec plus de précision. On 
assure qu'il a fait absolument seul à cette époque, 
entre autres meubles ouvragés, une belle commode à 
pans coupés arec une plinthe sculptée, et deux 
armoires à coins grecs, appliques et frontons 
sculptés. t 

À vingt-trois ans seulement Démonet fréquenta 
une école spéciale où il compléta son instruction 
primaire mais où surtout il commença ses études de 
facture pour les terminer à Paris, à la maison Focké. 
Le travail des pianos et des harmoniums devenait dès 
lors sa principale occupation. C'est l'extraordinaire 
habileté dont il a fait preuve en facture, plus encore 
que ses capacités comme accordeur, qui lui a permis 
d'acheter un important magasin sur le point de som- 
brer, et de le relever en moins d'un an, en le doublant 
du principal atelier de réparations qui soit dans toute 
la région. Aujourd'hui, après quatre ans d'efforts, la 
maison Démonet est très prospère, et il ^l'est pas de 
travaux, quelque compliqués fussent-ils, que ne lui 
confient ceux qui ont éprouvé "ses services. Les 
pianos entièrement démontés qui encombrent ses 
deux magasins, les tables d'harmonie décollées, les 
sommiers séparés des barrages, des pièces d'harmo- 
nium éparses et même disloquées, disent éloquem- 
ment tout ce que font ses doigts habiles. J'ai vu ua 
spécialiste refuser de croire qu'ils peuvent d'un har- 
monium à clavier fijce faire un harmonium à clavier 
transpositeur, qu'ils peuvent préparer eux-mêmes 



154 LE MONDE DES AVEUGLES 

rétablir cette communication. La pensée qui est tout 
intérieure est aussi souple et rapide chez l'aveugle 
que chez le voyant. Il en est de même des mouvements 
des plus simples. Mais, plus il veut s'extérioriser pour 
agir au dehors, plus la tâche supplémentaire est com- 
pliquée. 

Quand les objets à manier sont multiples, dispersés* 
changeants, la .suppléance des sens n'arrive pas à 
le mettre en contact avec eux dans les conditions 
requises. La difficulté de prendre connaissance rapi- 
dement d'un milieu et de s'y adapter, l'écarté de bien 
d'autres métiers tout autant que du métier d'élec- 
tricien. 

Il en reste assez sans doute qui s'exercent dans un 
milieu déterminé, toujours le même et relativement 
peu complexe. Là du moins la suppléance permettra 
à l'aveugle de rétablir la communication de lui aux 
choses, mais on conçoit, qu'à cause de cette nécessité* 

il ajustait les pièces et ressorts au nombre de sept, de neul ou 
davantage, dont il composait le manche d'un petit canif. U les 
avait lui-môme coupées, ces pièces, dans l'ivoire, dans la corné, 
dans le cuivre, dans le fer. Il avait fixé les dimensions de 
chacune, marqué l'emplacement des clous. La moindre erreur 
dans ses mesures très minutieuses eût suffi à tout fausser; mais 
il n'y avait pas d'erreur et le canif fonctionnait parfaitement. 
Ceux de ses clients que f ai interrogés étaient fort satisfaits de 
son travail dans tous les genres. Pourtant il ne parvenait pas à 
gagner sa vie parce qu'il travaillait trop lentement. 

M. Person, aveugle depuis l'âge de dix ans, a appris seul 
l'horlogerie en démontant et en remontant des horloges. 11 s'est 
acquitté de nombreux travaux en ce genre, a entretenu pendant 
dix-sept ans la grande horloge de râtelier des aveugles situé 
rue Jacquier à Paris, et aux Quinze-Vingts où il demeure actuel- 
lement il a fait, m'assure-t-on, une centaine de réparations. 
Une montre comporte des ressorts trop fins pour lui, mais il 
estime que tout aveugle qui a le goût de la mécanique, dé 
l'adresse, de l'ordre et de la patience pourrait, Comme lui-môme, 
apprendre à nettoyer et réparer la grosse et la moyenne horlo- 
gerie. Il y emploierait seulement quatre fois plus de temps qu'uà 
ouvrier clairvoyant 



/ 

I 



l'activité physique de l'aveugle 155 

l'habitude se conctracte avec plus de peine, et qu'une 
fois contractée elle ne produise qu'incomplètement ses 
effets ordinaires quisontde rendre l'acte plus rapide e,t 
plus facile. 

Voilà pourquoi, bien qu'il soit capable de faire 
beaucoup de choses par lui-même, l'aveugle a tant 
de mial à gagner sa vie comme ouvrier. Par la sup- 
pléance des sens, soit par la suppléance directe qui 
n'est qu'une interprétation meilleure des sensations 
de tous, soit par la suppléance indirecte qui fait usage 
d'un intermédiaire pour traduire en signes tangibles 
les signes visibles interprétés par le voyant, il parvient 
à tourner un nombre considérable de difficultés qui 
semblent devoir lui barrer la route. Mais pour tourner 
les obstacles, il faut plus de temps que pour les fran- 
chir. Plus on observe son activité, plus on se per- 
suade que la lenteur de ses mouvements est pour lui 
l'entrave principale. Son travail est irréprochable, 
mais il est en général trop lent pour le nourrir. 



TROISIÈME PARTIE 

LA SUPPLÉANCE DES IMAGES ET LE MOBILIER 

DE L'ESPRIT 



CHAPITRE IX 



Les Images spatiales issues du toucher. 



\ 

I 

Pour que cette activité si complexe, dont nous venons 
de voir quelques aspects, lui soit possible, l'aveugle 
a évidemment besoin de représentations qui com- 
mandent ses mouvements. Il nous faut pénétrer dans 
rame de l'aveugle, et nous demander ce que sont ces 
représentations. Sont-ce des images musculaires liées 
entre elles par des rapports temporels? Sont-ce des 
images d'ordre spatial? L'introspection répond sans 
hésiter: les unes et les autres assurément, mais surtout 
des images spatiales. Logiquement d'ailleurs, si les 
unes et les autres suffisent à rendre compte des moda- 
lités les plus simples de l'action de l'aveugle, il est 
clair que les plus compliquées s'expliquent plus aisé- 
ment par des représentations spatiales. Mais que peu- 
vent être ces représentations spatiales issues du tou- 
cher? 



LES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER 157 

Il n'est pas de question qui soit plus fréquemment 
posée à l'aveugle par les clairvoyants réfléchis que 
celle-ci : de quelle manière vous figurez-vous tel ou 
tel objet, une chaise, une table, un triangle? Quelle 
représentation en avez-vous? Ils sentent que chez 
l'aveugle le mobilier de l'esprit doit être tout autre 
que chez eux. 

L'aveugle n'imagine pas, disait Diderot dans sa Lettre sur 
les Aveugles, car, pour imaginer, il faut colorer un fond et 
détacher de ce fond des points, en leur supposant une cou- 
leur différente de celle du fond. Restituez à ces points la 
"même couleur qu'au fond, à l'instant ils se confondent avec 
lui, et la figure disparaît; du moins, c'est ainsi que les 
choses s'exécutent dans mon imagination; et je présume 
que les autres n'imaginent pas autrement que moi. Lors 
donc que je me propose d'apercevoir dans ma tête une 
ligne droite, autrement que par ses propriétés, je com- 
mence par la tapisser en dedans d'une toile blanche, dont 
je détache une suite de points noirs placés dans la même 
direction. Plus les couleurs du fond et des points sont tran- 
chantes, plus j'aperçois les points distinctement, et une 
figure d'une couleur fort voisine de celle du fond ne me 
fatigue pas moins à considérer dans mon imagination que 
hors de moi, et sur une toile. 

Et, trente-quatre ans après, en relisant, peu avant 
de mourir, son œuvre de jeunesse, il ajoutait : 

J'avoue que je n'ai jamais conçu nettement comment elle 
(Mélanie de Salignac, jeune fille aveugle) figurait dans sa 
tête sans colorer. Ce cube s'était-il formé par la mémoire 
des sensations du toucher, son cerveau était-il devenu une 
espèce de main sous laquelle les substances se réalisaient, 
s'était-il établi à la longue une sorte de correspondance 
entre deux sens divers?... Qu'est-cç que l'imagination d'un 
aveugle ? 

Le sens commun est sur ce point absolument de 
l'avis de Diderot. Il ne conçoit pas que l'aveugle 
puisse avoir dans l'esprit des images concrètes des 



158 LE MONDE DES AVBUGLE8 

objets qui l'entourent. Comment les aurait-il puisque 
l'appareil photographique qui les transmet lui fait , 
défaut? Comme pour la plupart des individus la masse 
des images visuelles occupe presque constamment 
le champ de la conscience, de là à dégarnir de tout 
contenu sensible le cerveau de l'aveugle, à n'y laisser 
que de pures idées, il n'y a qu'un pas vite franchi. 
Sans le savoir, à la manière de Diderot, le sens com- 
mun est sensualiste et pour lui fatalement la perte 
d'un sens entraîne dans toute la -masse mentale de 
profondes perturbations. Quand on songe à l'impor- 
tance des images dans l'exercice de la pensée* au rôle 
qu'elles jouent dans la vie affective et dans le vie esthé- 
tique on ne s'étonne pas que tant de clairvoyants, qui 
en privent les aveugles ou à peu près, se représentent 
si volontiers leur cerveau comme engourdi dans uae 
perpétuelle torpeur. 

Diderot, qui était un philosophe et' un souple 
esprit, échappait sans doute à ces conclusions 
extrêmes du vulgaire. Il avait d'ailleurs devant lui 
l'aveugle du Puiseaux et il entretenait ses lecteurs de 
SaundersoH, deux aveugles cultivés dont il fallait bien 
comprendre la riche intelligence. Il le fit en faussant 
les faits pour les plier à ses théories et pour rester 
conforme aux données du sensualisme encore rudi- 
mentaire de son ami Condillac. 

Pour ce sensualisme-là, l'image est le décalque de 
la sensation. Taine, le continuateur de Condillac, 
bien qu'il représente une doctrine singulièrement 
assouplie, ne prôfesse-t-il pas encore que les images 
sont « les exactes reproductions de la sensation »? 
« Voilà, dit-il par exemple, en parlant d'elles, un 
second groupe de sensations, si semblables aux pre- 
mières qu'on peut les appeler sensations revivis- 
centes, et qui répètent les premières comme une 
copie répète un original ou comme un écho répète un 
son. A ce titre, elles ont les propriétés des première», 



LES IMAGES SPATULES ISSUES DU TOUCHER 159 

elles les remplacent en leur absence, et, faisant le 
même office, elles doivent donner lieu au même 
travail mental. » t 

Puis donc, pense Diderot, que l'aveugle-né n'a 
exploré le monde extérieur que par le toucher, ses 
images conserveront nécessairement les caractères 
des sensations tactiles et musculaires qui les ont 
engendrées. Et le voici qui s'efforce de se les repré- 
senter : 

Quoique la sensation soit indivisible par elle-même, elle 
^occupe, si on peut se servir do ce terme, un espace étendu, 
auquel l'aveugle-né a la faculté d'ajouter ou de retrancher 
par la pensée, en grossissant ou diminuant la partie affectée. 
Il compose, par ce moyen, des points, des surfaces, des 
solides; il aura même un solide gros comme le globe ter- 
restre, s'il se suppose le bout du doigt gros comme le globe 
et occupé par la sensation en longueur, largeur et profon- 
deur. 

Et, après avoir observé que, par suite de cette 
localisation des images tactiles et dès impressions 
qu'elles causent dans les organes du toucher, un 
aveugle-sourd serait nécessairement tenté, de placer 
le siège de l'âme ai} bout des doigts, et non dans la 
tête, de faire des doigts le théâtre de la pensée, il 
ajoutait : « Les sensations qu'il aura prises par le 
toucher seront pour ainsi dire le moule de toutes 
ses idées et je ne serais pas surpris qu'après une pro- 
fonde méditation il eût les doigts aussi fatigués que 
nous avons la tête* » 

Diderot ne prive donc pas Taveugle de représen- 
tations concrètes, mais il admet une hétérogénéité 
complète entre son imagination et celle du clair- 
voyant. Il creuse un fossé entre leurs conceptions 
du réel et entre leurs formes de pensée. Tout est, 
par conséquent, pour lui, problème dans l'intellect 
de l'aveugle, et la faculté de construire des images 
dont il le gratifie est sans doute fort médiocre car ce 



160 LE MONDE DES AVEUGLES 

ne doit pas être pour l'esprit une petite entrave quô 
d'être arrêté dans toutes ses démarches par le lourd 
bagage des modalités du toucher dont toutes les 
opérations sont si lentes, comparées aux opérations 
de la vui. 

II 

Je vais essayer de montrer que ces entraves n'exis- 
tent pas ou, tout au moins, sont beaucoup moins 
grandes qu'on ne le suppose. Nous rencontrerons 
dans le cerveau de l'aveugle des images spatiales, 
pauvres sans doute, mais très concrètes, que les 
psychologues ont toujours négligé d'étudier et qui, 
dans bien des circonstances de la vie intellectuelle 
et même de la vie active, sont les substituts naturels 
des images visuelles. 

L'image que l'aveugle reçoit par le toucher se 
dépouille en effet aisément des caractères qui consti- 
tuent les modalités propres de la sensation tactile, 
et elle en diffère profondément. Le résidu qu'elle en 
retient, s'il ne comporte pas la couleur absolument 
étrangère aux nerfs tactiles, et s'i! est par conséquent 
moins riche que le contenu de l'image visuelle, pour- 
rait bien ne renfermer souvent aucun élément qui ne 
soit dans l'image visuelle et coïncider presque avec 
elle. 

Prenons une chaise, par exemple. L'œil l'em- 
brasse d'un seul regard et dans le minimum de 
temps possible il en perçoit toute la structure. Le 
doigt, au contraire, explore lentement et méthodique- 
ment toutes les parties, et ce n'est qu'à la suite d'un 
travail de juxtaposition que l'objet, progressivement 
construit, apparaît dans son ensemble. Le caractère 
de la sensation tactile est d'être analytique et succes- 
sive, tandis que la sensation visuelle est synthétique 
et instantanée. 



I 

LES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER 161 

Ce n'est pas tout : les contours de la chaise pour 
l'œil sont déterminés par une impression de colora- 
tion, et c'est la couleur qui, immédiatement projetée 
hors de l'œil et objectivée, marque en chaque point la 
frontière, exacte entre l'objet et le milieu où il plonge. 
Pour le toucher, c'est l'impression de résistance qui 
fournit la même limite, impression complexe, comme 
on sait, qui comporte le jeu des muscles et des nerfs 
tactiles, et qui est généralement localisée avec net- 
teté dans ces organes. 

Les deux ordres de sensations apparaissent donc 
avec des modalités bien différentes. Mais si, une 
heure après l'avoir palpée, je cherche dans ma cons- 
cience le souvenir de la chaise évanouie, cette fois je 
n'en suis plus par la pensée un à un chacun des bar- 
reaux. Je ne la reconstruis pas au moyen d'images 
fragmentaires et successives. Elle apparaît immédia- 
tement et d'une seule venue dans ses parties essen- 
tielles, avec son siège, son dossier, ses quatre pieds, 
les barreaux qui les relient. Ce n'est pas un défilé, 
même rapide, de représentations, dans lequel les dif- 
férentes parties viendraient s'ajouter les unas aux 
autres dans le même ordre que lors de la sensation 
première mais avec une vitesse cent ou mille fois 
plus grande. C'est un jaillissement. La chaise surgit 
d'un bloc dans la conscience. Ses éléments divers y 
coexistent avec une parfaite netteté. Elle s'y dresse 
avec une réelle complexité. Je ne saurais plus dire 
dans quel ordre les diverses pièces en ont été per- 
çues, et il m'est aussi aisé de les détailler dans un 
ordre différent. 

Le témoignage de tous les aveugles sur ce point est 
concordant. Ce n'est pas là une particularité indivi- 
duelle mais un fait d'expérience constante, et, j'ajoute, 
un fait de grande conséquence. Si l'aveugle était assu- 
jetti à la nécessité de rebâtir chacune de ses images, 
il en résulterait un ralentissement fatal dans l'exercice 



162 LE MONDE DES AVEUGLES 

de toutes ses fonctions mentales. Sa pensée et son 
émotivité seraient alourdies, si je puis dire, de même 
que son action est rendue moins vive par la cécité. 

L'impression de résistance, dans bien des cas, 
n'est guère moins dépouillée que le caractère analy- 
tique. J'imagine la chaise sans évoquer ma main, 
indépendamment de toute sensation dans les muscles 
des doigts. Sans doute il ne m'est pas difficile de rap- 
peler ces* sensations éteintes et de les agglutiner à 
l'image, mais spontanément elle se présente toute 
dégagée de leur cortège encombrant. Dans une 
enquête qui a été faite en Allemagne sur les images 
des aveugles-nés, et dons nous aurons occasion 
de reparler 1 , on a constaté que jamais la sen- 
sation des mouvements qui accompagnent le toucher 
ne monte à la conscience avec la représentation. 
L'aveugle ne songe pas plus aux muscles de sa main 
que le voyant aux muscles de ses yeux 2 . Tous les 
sujets sont absolument affirmatifs. L'aveugle n'enfle 
point l'extrémité de son doigt au volume de la chaise. 

Quel est donc le résidu de ce travail, et que reste- 
t-il, dans de semblables images, de la sensation qui les 
a engendrées ? Notre réponse variera naturellement 
suivant les cas et les individus. La limite vers laquelle 
elles tendent toutefois, et que, à interroger simple- 
ment Tintrospection, elles semblent atteindre, c'est la 
forme pure. Bien souvent seule la forme de l'objet se 
détache dans la conscience, non toutefois l'idée 
d'une forme, mais une forme concrète, une forme 
dessinée. 

D'où provient sa réalité? D'impressions de résis- 
tance? d'images kinesthésiques? Le raisonnement 

1. Voir ci-dessous, p. 189. 

2. Ce travail de dépouillement commence d'ailleurs déjà dans 
la sensation. A mesure que l'attention se concentre davantage 
sur le travail de construction de l'objet, elle se détourne de 
plus en plus des impressions subjectives qui raccompagnent. 



LES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER 163 

m'oblige bien à lui reconnaître cette origine car elle 
nejpeut venir d'ailleurs. Si j'insiste sur ma représen- 
tation, si je la serre de près, j'évoque des impres- 
sions tactiles et musculaires qui viennent s'y adjoindre 
et la consolider. Mais à interroger les données immé- 
diates de ma conscience je n'y découvre d'abord 
qu'une forme pure. A constater qu'il y faut bien 
admettre un autre élément, j'éprouve la même sur- 
prise que le sens commun quand on lui révèle qu'un 
objet n'est rien que la somme des sensations perçues. 

Pour le clairvoyant, l'image d'une chaise n'est à 
l'origine qu'une tache colorée, tout comme l'image 
d'un arc-en-ciel. Avec l'expérience pourtant, grâce 
aux impressions de tout genre qui viennent s'associer 
autour d'elles, ces deux images prennent une valeur 
différente. Une réalité est perçue derrière la tache qui 
représente la chaise tandis que celle qui figure l'arc- 
en-ciel n'est plus considérée que comme un jeu de 
lumière. La résistance est donc impliquée dans 
l'image de la chaise, elle y est donnée sans y être 
directement perçue, si je puis dire, sans qu'il y ait 
accompagnement d'impressions musculaires cons- 
cientes. A l'analyse la résistance semble avoir une 
part analogue dans les images de l'aveugle, n'y être 
donnée qu'à titre secondaire et comme impression 
associée. 

Je prends en imagination deux vases de mêmes 
dimensions que je remplis également l'un d'eau, l'autre 
de gravier; puis je les place devant moi, à quelques 
centimètres, et je compare les images que me don- 
nent les deux surfaces ainsi obtenues . La différence 
que je perçois immédiatement entre elles n'est pas 
une différence de résistance, mais une différence de 
forme : la surface du gravier m'apparaît non comme 
plus consistante, mais comme inégale, irrégulière, 
tout en saillies et en creux. Je remplace alors le 
gravier par un blpç de glace dont la surface unie 



164 LE MONDE DES AVEUGLES 

pourra être identique à celle de l'eau. Sans doute 
avant peu de temps le bloc de glace se seradurci sous 
mon doigt tandis que l'eau cédera sous la pression; 
je puis néanmoins saisir un moment où les deux 
images m'apparaissent comme identiques, libérées de 
matérialité tactile. 

III 

Cette double faculté d'unification et d'épuration 
des images en vue de les rendre à la fois plus con- 
formes au réel et plus maniables pour l'esprit, est 
naturellement très variable. Elle varie avec les sujets 
— et chez les aveugles, comme chez les clairvoyants, 
les représentations diffèrent beaucoup d'individu à 
individu — elle varie aussi suivant les objets. Les 
objets les plus petits, ceux qui tiennent dans la 
main, ont une tendance marquée à conserver leurs 
modalités tactiles. Là, en effet, aucun effort de syn- 
thèse ne vient les contrarier. Je me suis toujours 
représenté les chiffres sous la forme des images 
tactiles au moyen desquelles le système Braille les 
figure, et il me semble que la plupart des aveugles 
dont la mémoire tactile est développée font de 
même. 

Les cartes de géographie en relief que j'étudiais 
enfant me sont, elles aussi, toujours revenues à l'ima- 
gination tout imprégnées d'impressions tactiles et 
musculaires; au moins sitôt que je m'efforce d'en 
suivre mentalement les détails avec quelque préci- 
sion, j'ai le sentiment que je les touche. Et je ne 
m'en étonne guère car elles sont chargées de trop de 
lignes enchevêtrées et de trop de points divers, desti- 
nés à figurer les villes, les frontières et les accidents 
du terrain pour que tout ce maquis si complexe 
puîsse dans son ensemble être représenté dans mon 
imagination. J'ajoute qu'une carte de géographie 



LES IMAGES SPATULES ISSUES DU TOUCHER 165 

î 

reste en marge de la vie. Pour qui n'est pas géo- 
graphe elle ne se mêle pas aux occupations quoti- 
diennes. Elle est non le réel lui-mêrfie, que l'esprit 
doit manier et modifier pour agir, mais une traduction 
du réel et d'un réel trop vaste pour que notre imagi- 
nation ait besoin de l'étreindre coutumièrement en 
vue de l'action. 

Si j'entends nommer les Alpes, des représentations 
diverses pourront surgir devant moi : si la phrase 
invite à les concevoir dans leur ensemble j'aurai de 
préférence une image tactile, non certes une image 
obtenue en supposant l'extrémité de mon doigt éten- 
due en longueur, en largeur et en hauteur aux pro- 
portions des Alpes, mais une image d'une suite de 
gros points massifs pareille à celle par laquelle ma 
carte d'Europe présentait la chaîne des Alpes à mon 
index. Si le contexte parle de tourisme et d'excur- 
sions, j'aurai plutôt une représentation musculaire 
d'une pente escarpée et dure à gravir. En aucun cas, 
je crois, une image spatiale, synthétique et épurée 
d'éléments tactiles ne s'offrira à moi. 

Au contraire, les objets d'usage courant, "pourvu 
que leurs dimensions ne soient pas trop considérables 
ni leur complexité trop grande, les tables, les chaises, 
les fauteuils, les meubles de toute nature, les appar- 
tements dans leur ensemble, se présentent à moi 
d'un seul bloc et sans déchet excessif dans leur con- 
tenu. Il serait intéressant de mesurer expérimentale- 
ment jusqu'où peut aller la complexité de ces images, 
tâche délicate d'ailleurs, car l'imagination ne renonce 
pas à saisir les objets qu'elle ne peut étreindre, elle 
les dégrade seulement plus ou moins suivant les 
besoins pour les adapter à ses prises. Quant aux 
objets de petite dimension et de structure simple, 
même ceux qu'il est facile de tenir dans la main, 
lorsqu'ils sont d'un emploi courant et reviennent 
constamment dans la pensée, au moins chez moi ils 



1CÔ LE MONDE DES AVEUGLES 

ont une forte tendance à se dégager eux aussi de 
leurs particularités tactiles, bien qu'aucun travail de 
synthèse ne soit ici nécessité par l'expérience et ne 
favorise, par conséquent, cette épuration. 

Bien des circonstances influent donc sur l'élabora- 
tion des images spatiales de l'aveugle, et en particu- 
lier l'expérience individuelle qui nous invite à donner 
plus ou moins d'importance à tel ou tel élément de la 
représentation. Mais le facteur essentiel de transfor- 
mation semble bien être l'activité de l'esprit qui taille 
dans nos conceptions et nos images, les rognent ou 
les enrichit à son gré en vue de leur utilisation pour 
la pratique de la vie. 

Il se passe ici quelque chose d'analogue à ce qui 
se produit dans l'élaboration des images génériques. 
Pour se former la représentation de la table en géné- 
ral, l'esprit dégage, parmi Jes qualités sensibles qui 
lui sont fournies en abondance par la perception de 
tables concrètes celles qui sont essentielles, je veux 
dire celles par lesquelles la table remplit sa fonction 
pratique et sert les fins de l'homme. Celles-là sont 
vraiment représentatives et l'intuition les révèle. Les 
autres sont des qualités de luxe que l'imagination ne 
retiendra que pour passer de la connaissance de la 
table en général à la distinction des diverses tables. 
L'esprit de l'aveugle semble travailler de même sur 
les sensations tactiles brutes qui lui sont offertes du 
monde extérieur. Il les dégrossit en mettant à part, 
pour les retenir, les qualités qui sont constamment 
utiles pour la pratique, je veux dire les qualités 
de forme, en les synthétisant parce qu'elles sont 
beaucoup plus propres à l'action lorsqu'elles se pré- 
sentent à la pensée dans leur ensemble, et en rédui- 
sant tous les éléments de la sensation qui sont des 
entraves au maniement facile de l'image et à son uti- 
lisation par conséquent. 

Quoi qu'il en soit, le fait essentiel est que l'aveugle 



LES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER 167 

dispose, lui aussi, d'images étendues, synthétiques, 
très souples, très mobiles, de ce que j'appellerais 
volontiers une véritable vue tactile. 

Le mot de vue est le seul qui rende ces apparitions 
qui surgissent dans le cerveau, libres de toute impres- 
sion musculaire consciente, de toute représentation 
des doigts ou des mains, moins riches sans doute, 
moins complexes, moins étendues surtout considéra- 
blement que les images visuelles, mais comme elles 
unes et multiples à la fois, perçues tout entières et 
jusque dans leurs détails par l'œil intérieur de la 
conscience. 



CHAPITRE X 



L'espace tactile et l'espace visuel. 



I 

Sommes-nous en droit, dès lors, de dire que l'es- 
pace de l'aveugle est le même que l'espace du clair- 
voyant? Il le semble, et jamais le sens commun n'a 
établi une distinction entre l'espace tactile et l'espace 
visuel. 

Elle est due à certains philosophes qui, confiants 
dans leur logique et dédaigneux de l'expérience, affir- 
ment que si les aveugles-nés peuvent se servir des 
mots grandeur, forme, position, distance, comme les 
personnes normales, ces mots n'ont pas pour eux le 
même sens ; que le mot distance, par exemple, dési- 
gnera pour eux les sensations tactiles et musculaires 
qu'ils éprouveront en allongeant le bras vers un objet, 
ou le nombre de pas qu'ils feraient pour atteindre un 
objet plus éloigné, ou le temps qu'il leur faudrait pour 
l'atteindre, ou la faible impression que produirait sur 
leur oreille le bruit d'une parole éloignée. 

La différence apparaît comme si profonde à M. Bour- 
don, par exemple, qu'il écrit : 

Les sensations tactiles de forme diffèrent essentiellement 
des sensations visuelles qui leur correspondent, etPaveugle-né 
opéré qui passe des premières aux secondes est d'abord 
aussi dépaysé que pourrait l'être un sourd qui aurait appris 



l'espace tactile et l espace visuel 169 

à distinguer par la vue un violon d'une flûte et auquel on 
demanderait, après qu'il aurait recouvré l'ouïe, d'essayer, 
les yeux fermés, de reconnaître chacun de ces instruments 
aux sons qu'il émettrait. 

Ne perdons pas de vue que l'étendue est en rela- 
tion non avec la spécificité des nerfs visuels et tac- 
tiles, mais bien plutôt semble-t-il, avec la disposition 
de ces nerfs dans chaque organe et avec leurs rap- 
ports à certains systèmes de muscles. 

S'il est, écrit M. Lechalas, un résultat que, en dehors de 
toute théorie, on puisse considérer comme définitivement 
acquis, grâce aux travaux de la psychologie expérimentale, 
c'est la nécessité du concours, pour la perception précise de 
l'étendue, des sensations musculaires avec les sensations 
tactiles ou visuelles... Mais l'union des sensations visuelles 
ou tactiles avec des sensations musculaires ne suffit pas 
pour nous faire percevoir les objets étendus avec précision * 
il faut encore que chaque point de l'objet puisse impres- 
sionner un point déterminé de l'organe sensoriel. Réunis- 
sant les deux conditions dans un seul énoncé, nous pourrons 
dire que la vue et le tact ne nous donnent une perception 
bien nette que si les mouvements de l'organe permettent 
aux divers points de l'objet d'impressionner successivement 
la partie sensible, tout en assurant la correspondance d'un 
point de l'objet à un point de l'organe* 

La surface cutanée ne nous donne immédiatement 
que deux dimensions; c'est au moyen des mouve- 
ments des muscles que nous y joignons la perception 
claire des formes et aussi la troisième dimension. A 
prendre les choses en gros, et à négliger quelques 
dispositifs particuliers de l'œil qui constituent sa supé- 
riorité, tout se passe de même pour la vue. La rétine, 
qui fournit deux dimensions, n'est qu'une surface 
cutanée dont les fibres nerveuses sont exceptionnel- 
lement sensibles et deux cents ou trois cents fois plus 
nombreuses que sur l'extrémité de la langue, c'est- 



17Ô LE MONDE DES AVEUGLES 

à-dire que sur la surface où elles sont le plus denses. 
Les Allemands l'appellent Netzhaut, peau-rétine. 
L'acuité visuelle se mesure par la distance la plus 
faible qui sépare deux images rétiniennes perçues 
comme distinctes, de même que l'acuité tactile se 
mesure à l'écartement minimum des branches de l'es- 
thésiomètre pour lequel les deux pointes sont senties 
distinctement. Et quant à la perception de la troi- 
sième dimension et à celle des formes, elles sont 
rendues possibles par les mouvements des muscles de 
l'œil qui jouent un rôle analogue à celui des mouve- 
ments des muscles des doigts et des membres. 

Les principales théories aujourd'hui reçues sur la 
genèse des sensations visuelles et tactiles ne font que 
poursuivre ce parallélisme. De l'aveu de presque tous 
les philosophes un travail psychologique est néces- 
saire pour parachever les sensations spatiales de la 
vue, et personne ne niera qu'il en failre un aussi pour 
tirer l'étendue tactile synthétique, telle que nou* 
venons de la trouver dans les représentations des 
aveugles, des données successives du toucher. Ce tra- 
vail psychologique pour les uns est surtout de nature 
logique ; pour les autres il consiste dans des asso- 
ciations entre les données de la vue et celles du 
toucher. 

Or, si nous admettons l'intervention d'opérations 
logiques, elles procèdent d'un même esprit qui agit 
sur les deux sens pour une même fin : se procurer 
de part et d'autre un milieu spatial où il puisse pro- 
jeter ses représentations. Ce ne sont donc pas ces 
opérations logiques, suivant toute apparence, qui 
introduiront entre les deux espaces un élément de 
divergence. 

Si nous croyons au contraire, avec la plupart des 
psychologues, à une synthèse entre les données du 
tact et celles de la vue, nous supposons, semble-t-il, 
que les éléments composants sont de même nature, 



l'espace tactile et l'espace visuel 171 

autrement le composé n'aurait pas l'homogénéité que 
nous lui reconnaissons. D'ailleurs on a toujours et 
tout naturellement pensé que la part propre de la vue 
dans le composé devait être cherchée dans le carac- 
tère synthétique des représentations spatiales. Or 
puisque nous retrouvons aujourd'hui dans l'étendue 
tactile dépourvue de tout secours de la vue précisé- 
ment ce même caractère synthétique qui semblait 
ne pouvoir appartenir qu'à la vue et faire la différence 
entre les deux étendues , n'y a-t-il pas lieu de penser 
qu'elles se ressemblent beaucoup? 

Assurément ce ne sont là que des vraisemblances 
et je reconnais volontiers que le doute pourra tou- 
jours se glisser entre les mailles d'un tel raisonne- 
ment. L'expérience a plus de valeur probante. Or elle 
montre péremptoirement que l'espace des aveugles, 
aussi bien que celui des clairvoyants, est caractérisé 
par trois dimensions en longueur, largeur et profon- 
deur, et qu'il aboutit dans la pratique aux mêmes 
résultats, qu'il donne lieu en particulier à la même 
géométrie, et que beaucoup d'aveugles, à l'exemple 
de Saunderson, font preuve d'aptitudes pour l'étude 
de la géométrie. Voilà des présomptions qui ne man- 
quent pas de force. 

On ne saurait objecter ce fait que les aveugles-nés 
auxquels l'opération de la cataracte donne soudaine- 
ment la lumière ne distinguent pas immédiatement 
Une sphère d'un cube, ou plutôt, s'ils les distinguent, 
sont incapables de dire quelle est la sphère et quel est 
le cube. On a loiïgtem{ra conclu de cette observation^ 
répétée sur nombre de sujets, que la vue ne perçoit 
pas directement l'espace, mais seulement des signes 
que, par association avec des sensations spatiales tac- 
tiles, nous interprétons en fonction de l'espace, et que 
par conséquent l'espace est exclusivement fourni par 
le toucher. Avec raison, je pense, cette interprétation 
semble être abandonnée aujourd'hui par presque tous 



i 

i 

i 



172 LE MONDE DES AVEUGLES 

les psychologues. L'œil paraît bien fournir lui aussi 
la perception de l'espace. Mais il ne serait pas plus 
légitime de tirer des mêmes faits cette autre conclu- 
sion que l'étendue tactile est autre que l'étendue 
visuelle sans quoi elle serait aussitôt reconnue par 
la vue. 

La vérité est que l'œil, pour percevoir l'étendue, a 
besoin de faire son éducation, d'apprendre à faire 
jouer ses muscles et à interpréter leurs mouvements. 
Au début il ne voit que deux dimensions, et même il 
les voit imparfaitement, et, toute perception de la 
profondeur semble lui échapper. Tous les opérés sont 
d'accord pour déclarer que d'abord les objets leur 
semblent toucher leurs yeux. Il est bien vrai que 
quelques partisans de l'école nativistique, MM. Janet 
et Dunan par exemple, ont imaginé un ingénieux 
moyen de réduire à néant leur témoignage. Ils ont 
supposé que dans la bouche de ces aveugles de la 
veille le mot toucher n'avait qu'une valeur métapho- 
rique, et <^ue, ignorants encore de la sensibilité propre 
de la vue, ils ne pouvaient, lorsqu'elle leur est sou- 
dainement révélée, la désigner que par un terme 
emprunté à leurs sensations habituelles. Mais c'est là 
vraiment se faire une conception trop fantaisiste et 
trop commode de la psychologie de l'aveugle. Quel- 
ques-uns de ces opérés, celui de Franz, par exemple, 
ont montré par leurs réponses qu'ils étaient intelli- 
gents. L'aveugle, sans doute, ignore ce que c'est que 
voir, mais il sait qu'une différence essentielle existe 
entre voir et toucher, c'est que l'on voit de loin tan- 
dis qu'on ne touche que de près. Quand donc il 
répond « les objets touchent mes yeux » alors qu'on 
lui demande s'il les voit et où il les voit, ne doutons 
pas qu'il ne donne au mot toucher sa valeur propre. 
Son œil a donc besoin d'une expérience qui lui 
manque encore pour coordonner tous les mouvements 
de ses muscles en vue de la perception complète. 



l'espace tactile et l'espace visuel 173 

Et, de même, le toucher lui aussi a besoin d'une 
éducation. L'enfant ne discerne pas avec précision la 
forme d'une cuillère qu'on lui met dans la main plus 
que si on la lui présentait aux yeux. Il lui faut 
apprendre à diriger et à coordonner les mouvements 
de ses muscles de la main comme les mouvements de 
ses muscles de l'œil. Imaginons par hypothèse un 
sujet privé du toucher depuis sa naissance qui vien- 
drait à le recouvrer tout à coup. Sans aucun doute il 
serait incapable au moment de la guérison de recon- 
naître en fermant les yeux les objets dont la vue lui 
serait familière. Il ne saurait pas les explorer et bâtir 
une représentation d'ensemble avec ses sensations 
partielles. Il ne suivrait pourtant aucunement de son 
incapacité qu'il se trouvât, en ce qui concerne 
l'étendue visuelle, dans la situation d'un sourd guéri 
subitement auquel on demanderait de distinguer à 
l'audition des instruments de musique : laissez-le 
écouter, les yeux fermés, pendant mille ans, il ne sera 
pas plus avancé qu'au premier jour. Rien ne prouve 
qu'il en irait de même du malade que nous avons 
supposé. 

Je ne vois donc rien dans les faits qui empêche 
d'admettre qu'une étroite parenté unit les représenta- 
tions spatiales des clairvoyants et celles des aveugles. 
Nous nous heurtons pourtant ici à deux théories qui 
comptent l'une et l'autre des partisans. La plus 
ancienne, qui repose essentiellement sur une observa* 
tion de Platner, bien qu'elle soit en fait antérieure â 
Platner et remonte à Leibniz, donne à l'œil seul la 
perception de l'espace, et affirme que le toucher, 
réduit à ses seules forces, ne saurait nous fournir 
aucune idée de l'étendue. L'autre, toute récente, qui 
est due à M. Dunan, accorde bien au toucher la 
faculté de percevoir un espace, mais estime que cet 
espace est radicalement hétérogène à l'espace visuel 
et lui est irréductible. 



174 LB MONDE DBS AVEUGLES 



II 



Pour ce qui est de l'idée, nous dit Platner, que nous pour- 
rions, sans le secours de la vue, nous faire de l'espace ou de 
l'étendue, l'observation méthodique d'un aveugle-né, que 
j'ai entreprise depuis, en m'attachant spécialement aux 
points controversés, et que j'ai continuée pendant trois 
semaines entières, m'a de nouveau convaincu que le tact 
réduit à lui-même ignore entièrement tout ce qui a rapport 
à l'étendue et à l'espace, qu'il ne sait ce que c'est, pour une 
chose, que d'être localement hors d'une autre et, pour tout 
dire en un mot, que l'homme privé de la vue ne perçoit 
absolument rien du monde extérieur, si ce n'est l'existence 
d'un principe actif, distinct du sujet sentant sur lequel il 
agit, et, avec cette existence, celle d'une simple pluralité — - 
dirai-je de choses ou d'impressions? (Je me rencontre ici 
avec M. Tiedmann, Sur la nature de la Métaphysique, dans 
le 1 er fascicule des Mémoires de Hesse, p. 119). En réalité, 
c'est le temps qui fait, pour l'aveugle-né, fonction d'espace. 
Eloignement et proximité ne signifient pour lui que le temps 
plus ou moins long, le nombre plus ou moins grand d'in- 
termédiaires dont il a besoin pour passer d'une sensation 
tactile à une autre. L'aveugle-né parle la langue du voyant, 
ce qui est très propre à nous tromper et m'a trompé moi- 
mênie au début de mon enquête : mais, en réalité, il n'a 
aucune notion des choses extérieures les unes aux autres; 
et (mon observation sur ce point m'a paru décisive), si les 
objets ou les parties de son corps qui entrent en contact 
avec eux ne faisaient pas sur ses nerfs tactiles des impres- 
sions d'espèce différente, il prendrait tout ce qui est hors 
de lui pour une seule chose qui exerce sur lui des actions 
successives, une plus forte, par exemple, lorsqu'il applique 
sa main sur une surface que lorsqu'il n'y pose qu'un doigt, 
une plus faible lorsque sa main effleure une surface ou 
lorsque ses pieds la parcourent. Si, dans son propre corps, 
il distingue une tête et des pieds, ce n'est pas du tout en 
vertu de la distance qui sépare ces deux parties : c'est uni- 
quement par les sensations tactiles qui lui viennent de l'une 
et de l'autre et dont il apprécie les différences avec une 
finesse incroyable ; c'est aussi à l'aide du temps, Il en est 



l'espace tactile et l'espace visuel 175 

de même des corps étrangers, dont les figures ne se dis- 
tinguent pour lui que par le genre d'impressions tactiles 
qu'elles produisent, le cube, par exemple, avec ses angles 
et ses arêtes, affectant le sens du tact autrement que la 
sphère. 

Que de discussions et de raisonnements ont été 
bâtis sur cette page ! Récemment encore, M. Lachelier, 
avec l'admirable puissance dialectique qu'on lui con- 
naît, y accrochait toute une longue chaîne de déduc- 
tions savantes. On la discute, on la commente, on 
ne la contrôle pas. Montaigne avait singulièrement 
raison de dire : « Les hommes, aux faits qu'on leur 
propose, s'amusent plus volontiers à en chercher la 
raison qu'à en chercher la vérité : ils laissent là les 

choses et courent aux causes Suivant cet usage 

nous savons les fondements et les moyens de mille 
choses qui ne furent onques, et s'escarmouche le 
monde en mille questions desquelles et le pour et le 
contre est faux. » 

En vérité nous sommes peu exigeants pour Platner 
et nous nous contentons à bon marché si ses pro- 
cédés d'observation nous satisfont. A quelles réponses 
de son sujet a-t-il reconnu son impuissance radicale à 
penser suivant \a. catégorie de l'espace? D'après quels 
faits a-t-il bâti sa conviction ? Platner ne prend pas 
la peine de nous le dire. L'expérience pourtant, 
semble-t-il, était assez délicate à conduire et portait 
sur des faits assez difficiles à obseryer pour que nous 
ayons le droit et le devoir de demander des préci- 
sions. N'avons-nous pas à redouter que Platner., qui 
était un disciple de Leibniz et qui avait déjà publié 
son sentiment sur le problème de la perception de 
l'espace, n'ait été troublé dans son examen par ses 
idées préconçues? Précisément sur ce problème il 
était engagé dans une discussion publique avec 
Schulz ; n'y avait-il pas là encore une circonstancQ 



tîïïTt ^*--—tC". :;■'..:.. 'ir ■'v-".sizi T-'ims ions i*j 
-tL.es. 1 es* •-■;;. - ^r> :■:.:. ai ;ui:= u-ute. nais :I ist 
-«aiiTWSïEî furie :*. tirraui. iê r-fi'air; .' jaserraiioa 
a ria^sr. ^ac-jc^ie a ^jttET'j.era. récitera ses ^on- 



ul et à durement contre elles qne 
s g» rwnsnpiaoies articles de la Revue 
i Oûntra les empirotes 



l'espace tactile et l'espace VISUEL' ITT 

l'espace tactile, dont il ne se sert jamais et qui ne se 
développe pas. Chez l'aveugle, comme le premier fait 
défaut, le second occupe sa place et groupe toutes les 
représentations étendues. 

La force apparente d'une semblable théorie pro- 
vient de ce qu'aucune comparaison entre les deux 
espaces supposés ne pourra jamais la contredire abso- 
lument. Ces deux espaces, en effet, d'après M. Dunan, 
sont incompatibles et ne peuvent subsister dans une 
même conscience, si bien que jamais on ne pourra les 
confronter entre eux et démontrer qu'ils se res- 
semblent. Comment un aveugle-né jugerait-il l'espace 
des clairvoyants dont il ne porte pas même le germe 
en lui ? Comment le clairvoyant jugerait-il l'espace de 
!té étouffé par la 
airvoyant devenu 
irbitre : l'espace 
space tactile que 
a ou n'y renonce 
e tactile a perdu 

iccepte l'opinion 
érogènes de l'es- 
oir fréquenté des 
Platner, à leurs 
Sre synthétique. 
çles et il u'a pas 
âges le caractère 
■s sa théorie me 
s vues métaphy- 
s allégués par lui 
nan u'ait voulu 
d'une sensation 
edira. 

voyant qui pour- 
.age^aûtilo d'une 
'<MÉ^K^6 pot- 



178 LE MONDE DES AVEUGLES 

sède ordinairement pas de représentations spatiales 
tactiles. Cela peut provenir assurément, comme le 
veut M. Dunan, de ce que l'étendue tactile, étant très 
différente de l'étendue visuelle, est entravée dans son 
développement par la présence de cette étendue 
visuelle. Mais cela peut provenir encore, et tout aussi 
bien, de ce qu'elles sont identiques et de ce que con- 
séquemment l'étendue tactile n'est pas distinguée de 
l'étendue visuelle. N'est-ii pas d'ailleurs fatal que chez 
Paveugle-né auquel une opération a rendu la lumière 
les deux représentations de l'étendue coexistent au 
moins pendant quelque temps? M. Dunan le reconnaît 
lui-même. D'ailleurs, le fait que à l'étendue telle que le 
voyant se la représente est toujours liée la couleur qui 
est la donnée propre de la vue n'implique pas néces- 
sairement que sa représentation de l'étendue ne lui 
vient pas aussi du toucher. Il prouve peut-être tout 
simplement que l'étendue lui étant fournie plus facile- 
ment, plus ordinairement et plus richement mille fois 
par la vue que par lé toucher, le clairvoyant a 
contracté l'habitude d'unir la couleur à toute repré- 
sentation étendue, même lorsqu'elle lui vient du 
toucher. 

M. Dunan insiste longuement sur le cas de M. Ber- 
nus, professeur à l'Institution Nationale, qui, devenu 
complètement aveugle à l'âge de sept ans et incapable 
de percevoir les couleurs, se déclarait dans l'impossi- 
bilité de se représenter autrement que colorées les 
lettres de l'alphabet Braille qu'il lisait avec ses doigts. 
J'ajoute que vingt ans après l'époque où M. Dunan Ta 
connu M. Bernus m'a encore témoigné la persistance 
du même phénomène et qu'il me serait aisé de rap- 
procher de ce fait quelques autres observations du 
même genre prises sur d'autres sujets. Mais qu'en 
peut-on conclure ? Sans doute que , par suite de 
quelques images visuelles qui lui étaient restées de 
ses années d'enfance et qui flottaient encore dans son 



l'espacé tactile et l'espace visuel 1Ï9 

cerveau, M. Beraus ne pouvait pas avoir une image 
purement tactile de l'alphabet Braille, qu'il continuait 
à faire usage de l'espace visuel. Et suivant M. Dunan 
une pareille constatation suppose nécessairement que 
« les formes visuelles d'étendue qui sont demeurées 
dans la mémoire de l'aveuglé qui a vu sont constituées 
suivant une loi tout autre que celles qui président à 
la constitution de la représentation purement tactile 
de l'étendue chez l'aveugle de naissance ». Si l'espace 
visuel subsiste, c'est qu'il empêche l'espace tactile de 
se développer en dépit de toutes les circonstances qui 
le favorisent, et s'il l'élimine dans de telles circons- 
tances, c'est que la fusion entre eux ne peut se faire 
tant ils sont de natures différentes. On chercherait en 
vain une autre explication, nous assure M. Dunan. Et, 
en effet, on en chercherait en vain une autre si l'on a 
admis a priori qu'il y a deux espaces distincts, si l'on 
a eu soin de mettre sa conclusion dans ses prémisses. 
Mais si nous n'écartons pas l'hypothèse la plus simple, 
celle en vertu de laquelle une étendue commune se 
retrouverait à la fois dans les données de la vue et 
dans celles du toucher, elle nous rend très suffisam- 
ment compte de cette persistance des impressions 
colorées. Dans la sensation visuelle, en effet, la cou- 
leur est constamment donnée en même temps que 
l'étendue ; elle y est indissolublement liée ; non seule- 
ment elle n'entrave en rien ses perceptions, mais elle 
en est la condition et leur sert de support. Quoi 
d'étonnant si, lorsque pendant des années nous 
l'avons associée à l'étendue, lorsqu'elle a été l'élément 
nécessaire de toutes nos images aussi bien que de nos 
sensations, le jour où cette étendue nous est donnée 
sans couleur, par la force de l'habitude nous conti- 
nuons à l'y associer? Cette fusion est d'autant plus 
vraisemblable que M. Dunan a admis le caractère syn- 
thétique incontestable des représentations spatiales 
ie l'aveugle, et que, d'autre part, pour acquérir ce 



180 US MONDE DBS AVEUGLES 

caractère synthétique, la représentation tactile est 
obligée (nous l'avons vu) de se décharger des éléments 
sensoriels tactiles qui la revêtaient. Elle apparaît ainsi 
comme nue et semble appeler un complément. Peut- 
être n'y a-t-il donc pas concurrence entre les deux 
espaces, mais accord. Ils ne cherchent point à s'ex- 
clure l'un l'autre, mais ils se soudent plutôt l'un à 
l'autre et s'entr'aident. Défions-nous d'ailleurs des 
règles tirées d'une seule observation ! Sans doute il 
serait facile de joindre au cas de M. Bernus beaucoup 
de cas analogues, mais il ne serait pas plus malaisé 
de trouver des aveugles qui ont vu quelques années 
et chez lesquels le mode de représentation de l'es- 
pace semble être tout tactile. Je dis : il semble; car 
on sait combien ces appréciations sont délicates. 

M. Dunan cite encore, à l'appui de sa thèse, ce 
fait que ML Petit, censeur des études à l'Institution 
Nationale des Jeunes Aveugles, bien qu'il lût cou- 
ramment le Braille avec ses yeux, était incapable de 
le déchiffrer avec ses doigts. C'est que, nous dit-il, 
« chez les voyants les sensations tactiles n'instruisent 
que dans la mesure de l'exactitude et de la distinc- 
tion des images visuelles qu'elles évoquent ». Les 
images tactiles, chez M. Petit, ne coïncidaient pas 
avec les images visuelles, et. ne pouvaient par consé- 
quent les susciter que confusément. Et ce défaut de 
coïncidence provient des divergences qui séparent 
l'étendue tactile et l'étendue visuelle. Il est bien vrai 
que chez M. Petit il n'y avait pas coïncidence entre les 
images tactiles et les images visuelles de l'alphabet 
Braille ; mais la cause ne peut-elle pas en être cher- 
chée ailleurs? Les lettres de Braille sont des signes 
complexes, et les points qui les composent sont rap- 
prochés les uns des autres. Il faut une éducation du 
doigt pour parvenir à les percevoir distinctement et à 
en former des images nettes. La meilleure preuve que 
a difficulté principale à laquelle on se heurte en 



l'espace tactile et l'espace visuel 181 

apprenant la lecture du système Braille provient de 
la sensibilité et non de l'étendue tactile , c'est qu'on 
en triomphe, en général, en faisant usage au début 
d'un texte écrit en caractères plus gros, plus espacés, 
composés de points plus distants les uns des autres, 
et d'un relief plus accusé. Ne serait-ce pas ce travail 
préalable, souvent pénible chez les adultes, et dont 
il ne sentait pas la nécessité, qui aurait arrêté M. Petit, 
beaucoup plutôt que les divergences supposées entre 
l'étendue tactile et l'étendue visuelle? Tandis que 
mon index lit couramment, j'ai grand'peine à distin- 
guer les lettres avec mon annulaire : s'ensuit-il que 
l'espace tactile de mon index diffère de celui qu'il est 
donné à mon annulaire de connaître? Pour ne pas 
sortir du domaine des faits, M. Dunan peut tenir pour 
certain qu'il est des clairvoyants qui apprennent à lire 
l'écriture Braille avec leurs doigts. J'ai connu très 
particulièrement une personne qui, croyant sa vue 
en danger, se condamna préventivement à cet exer- 
cice, et je ne pense pas qu'elle y ait rencontré 
plus de difficultés que la plupart des aveugles de 
son âge. 

Des aveugles ont déclaré à M. Dunan ne pas com- 
prendre la diminution apparente qu'en vertu des lois 
de la perspective les corps subissent par rapport à 
nous quand nous les voyons de plus loin; ils se 
sont même montrés parfaitement incapables de saisir 
les explications qu'il leur a fournies à ce sujet. Et 
M. Dunan tire de ces déclarai ions une fois encore 
que l'espace tactile est d'une nature autre que l'es- 
pace visuel. Quand les témoignages qu'il a recueillis 
seraient valables pour tous les aveugles-nés, je me 
sentirais fort enclin à en contester l'interprétation. 
Mais je puis assurer sans crainte qu'ils ne le sont 
pas. Un aveugle intelligent comprend sans peine qu'à 
mesure qu'ils s'éloignent, les objets doivent paraître 
plus petits ; et le raisonnement n'est pas seul à l'en 



182 LE MONDE DES AVEUGLES 

avertir: il retrouve quelque chose de très analogue 
dans ses propres représentations spatiales. Il se sent 
moins écrasé, si je puis dire, par sa table de travail, 
s'il l'imagine loin de soi que contre soi. Je ne dis 
pas seulement qu'il sait par réflexion, je dis qu'il 
sent que parmi les rayons qui partent de lui, il en 
est moins qui sont arrêtés par la table éloignée que 
par la table rapprochée. 

i 
IV 

On surprend étrangement les aveugles quand on 
leur parle de théories philosophiques qui leur 
refusent la notion de l'étendue ou qui leur accordent 
une étendue toute différente de celle des clairvoyants. 
Ils s'en amusent fort, ce qui peut-être est un signe 
de légèreté et un crime de lèse-philosophie, mais ils 
se demandent aussi (ce qui pourrait bien être un 
signe de bon sens) d'où vient qu'aucun malentendu 
n'en résulte jamais dans leurs rapports avec les 
clairvoyants. Mais M. Dunan juge, non sans raison, 
que leur témoignage est entaché de partialité. Soit. 
Du moins je puis certifier que diverses personnes 
auxquelles leur faculté d'observation mérite quelque 
crédit et qui hantent familièrement les aveugles 
m'ont affirmé n'avoir rien remarqué en eux qui pût 
laisser supposer une différence aussi profonde entre 
leur mentalité et celle des autres hommes. 

Je me persuade donc que la vue et le toucher 
parlent la même langue à la conscience qui les entend 
l'un et l'autre, que le clairvoyant et l'aveugle se 
comprennent réellement, et non en apparence, 
lorsqu'ils se communiquent leurs idées au moyen des 
mots d'espace, de dimensions, de distance, de forme; 
qu'ils se servent, pour y projeter leurs images, de la 
même étendue, à cette seule différence près que 
l'étendue du clairvoyant est toujours colorée, tandis 



L*ESPACB TACTILE ET L'ESPACE VISUEL 183 

que celle de l'aveugle est toujours prête à se charger 
d'impressions tactiles plus ou moins vives. 

Du moins en pratique tout se passe comme s'il en 
était ainsi. Peu importe, à tout prendre, qu'on s'ar- 
rête à la conception de M. Dunan ou à la nôtre. Pra- 
tiquement ce qui importe seul c'est que l'aveugle 
dispose, comme le clairvoyant, d'une représentation 
synthétique de l'étendue, assez souple pour lui perr 
mettre de se représenter très aisément les formes des 
objets. Or, sur ce point, l'expérience ne laisse aucun 
doute. 

Tout se passe comme si, lorsque l'esprit a achevé 
l'éducation des sens et reçoit d'eux des sensations 
complètes, une même étendue lui était donnée à la 
fois par la vue et par le toucher, mais libéralement, 
magnifiquement par la vue qui embrasse de vastes 
domaines où bien vite apparaissent les précieuses 
ressources qu'il peut tirer de l'espace comme moyen 
de coordination de ses représentations ; chichement 
par le toucher qui n'explore que le voisinage immé- 
diat du corps, qui n'amplifie son étendue qu'en lui 
donnant le caractère successif, et qui l'enveloppe de 
mille impressions musculaires dont l'effet ne peut 
être que de l'obscurcir. On dirait que l'esprit, sou- 
cieux de l'action, curieux avant tout de représenta- 
tions synthétiques des formes, les représentations les 
plus nécessaires à l'action, transforme et refond ces 
sensations du toucher pour leur, enlever le caractère 
analytique et dégager l'élément spatial qui lui importe, 
tandis qu'il conserve dans leur intégrité et utilise sous 
leur forme brute les représentations étendues de la 
vue, parce que la couleur, loin d'être une entrave 
pour ces représentations, leur sert plutôt de soutien. 

Et voilà pourquoi la vue est appelée le sera de l'es- 
pace plutôt que le toucher. La vue donne l'espace tout 
élaboré, tandis que le toucher fournit les éléments 
propres à l'élaborer. 



184 LE MONDE DES AVEUGLES 

Qui dira au reste si ce n'est pas là une distinction 
trompeuse, ou au moins superficielle? Si ce travail que 
fait l'esprit sur la sensation tactile pour l'adapter à 
ses besoins, il n'a pas dû le faire, ou un travail ana- 
logue, sur la vue pour parfaire la sensation visuelle.? 
Si l'œil de l'enfant apprend à coordonner ses mouve- 
ments si complexes, c'est parce que son intelligence 
réclame les représentations spatiales dont elles s'ali- 
mente; et c'est peut-être pour le même motif encore 
que les mouvements des muscles de l'œil cessent 
d'être perçus par la conscience et se taisent pour lais- 
ser le champ libre aux images étendues. 



4 

» 



CHAPITRE XI 



Valeur des images spatiales issues du toucher. 



I 

Pauvres images, en vérité, que ces images d'aveugle 
qu'aucune couleur ne relève. Je sais qu'il est difficile 
au clairvoyant de se les représenter. Peut-être pour- 
tant ne lui est-il pas impossible de s'en faire une 
idée approximative. Parfois dans la rêverie, nous 
disent les psychologues, l'image visuelle s'estompe 
faiblement. La couleur en devient indécise. Dans son 
Etude expérimentale de l'intelligence, Binet note qu'un 
de ses sujets déclare apercevoir une femme vêtue 
d'une robe, sans pouvoir dire de quelle couleur est 
cette robe. Pareil phénomène n'est pas rare, m'as- 
surent certains sujets, mauvais visuaiisateurs, pour 
les représentations des objets qui s'offrent aux regards 
avec des colorations variables et une forme sensible- 
ment constante : crayons, chaises, vêtements, etc. Il 
est vrai que dans ces représentations aussi la forme 
souvent est très flottante. Qu'on la rende plus précise 
et qu'on éteigne encore ce peu de couleur vague, 
insaisissable qui subsiste dans ces images, qu'on 
s'efforce de supposer par la pensée ces deux modi- 
fications qui, il est vrai, semblent au clairvoyant 
s'exclure Tune l'autre, et je me figure qu'on aurait 



186 LE MONDE DES AVEUGLES 

quelque chose qui rappelle un peu les images spa- 
tiales de l'aveugle. 

Elles paraîtront certainement misérables à des 
visuels dont les représentations ont parfois tant de 
richesse et de coloris. Tout ce qui donne à l'image 
visuelle son relief et son intensité leur fait défaut. 
Elles ne sauraient pas individualiser fortement les 
personnes et les choses, et nous verrons que nous 
ne pourrons guère compter sur elles pour évoquer 
des émotions ou des sentiments esthétiques. Leur rôle 
sera presque nul dans la vie affective. Dans tous 
les cas où les images visuelles valent surtout par 
l'intensité de leur contenu sensoriel leurs substituts 
naturels seront des images d'une autre espèce : 
auditives, olfactives, motrices, tactiles dans les- 
quelles la représentation de l'espace sera nulle ou 
insignifiante, mais dont l'intensité parfois sera grande. 

En revanche, pour l'exercice de la pensée et pour 
la pratique journalière la représentation, en général, 
n'a pas besoin d'être si riche d'éléments sensibles. 

On a bien montré depuis quelques années que les 
images parfaites, si volontiers étudiées par les anciens 
psychologues, ne paraissent que par accident dans la 
conscience. A cette notion toute théorique d'uue 
image-photographie, on a substitué la notion plus 
vraie d'une image en perpétuelle transformation. 
Nous venons de voir combien l'image tactile peut dif- 
férer delà sensation tactile :les images de tout genre 
sont l'objet d'actions corrosives analogues. Elles sont 
toujours inadéquates aux sensations, qui elles-mêmes 
sont inadéquates aux contenus sensoriels des objets. 
Notre cerveau est une usine où elles sont soumises à 
un incessant travail de dégradation qui les mine pro- 
gressivement. Chez la plupart des hommes des images 
appauvries et détériorées occupent presque constam- 
ment la scène de la conscience : c'est là même une 
condition sine qua non de l'activité mentale, car à ce 



VALEUR DES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER 187 

prix seulement elles peuvent aisément entrer dans de 
nouvelles combinaisons. L'image visuelle n'a pas 
seulement, en général, perdu une partie de sa cou- 
leur, elle a encore perdu une partie de sa complexité 
spatiale. 

On a même constaté qu'elle est parfois entièrement 
détruite, et que l'image semble être beaucoup moins 
nécessaire à l'exercice de la pensée qu'on ne l'a cru 
longtemps. Les travaux de Binet et de Bennetts sont 
très suggestifs à ce point de vue : nous pensons bien 
souvent sans nous figurer les objets de notre pensée, 
sans nous appuyer sur d'autres images sensibles 
que celles des mots qui les désignent. De l'électricité 
nous n'avons aucune représentation exacte. Nous ne 
savons pas ce qu'elle est. Nous n'en avons que des 
images verbales ou des images métaphoriques, si je 
puis dire, très grossières. Cela ne nous a pas empêchés 
d'en bâtir une science et de bouleverser par elle l'in- 
dustrie humaine. 

Plus l'image visuelle est dégradée, plus il est facile 
de lui trouver des suppléants. Ces suppléants, tout 
naturellement, varient beaucoup avec les individus, et, 
comme chez les voyants, plus encore que chez les 
voyants le contenu de la conscience est tout autre 
suivant que nous avons affaire à un moteur, à un 
auditif ou à un tactile. 

Les images musculaires en particulier me semblent 
bien tenir chez beaucoup de sujets une place impor- 
tante, à cause des difficultés qui, nous le verrons, 
retardent parfois l'épanouissement des images spa- 
tiales. Souvent la filetière aveugle prend machinale- 
ment sa navette sans se représenter la table où elle 
est posée. Ces images musculaires sont si fuyantes 
qu'il est difficile de les étudier. Leur rôle est pour- 
tant bien mis en évidence par des exemples comme 
celui-ci : je cherche depuis plusieurs jours un livre 
sans retrouver la place où je l'ai rangé; un soir que 



18$ LE MONDE DÉS AVEUGLES 

je suis monté sur l'escabeau devant ma bibliothèque, 
tout à coup un souvenir me saisit : mon livre est là, 
sur la planche qui se trouve précisément à portée de 
ma main. J'avais fait, pour le ranger, exactement les 
gestes que je répète en ce moment. 

Je crois aussi que souvent les mots qui n'évoquent 
pas une représentation objective trouvent une sorte 
de support dans ce qu'on pourrait appeler une repré- 
sentation subjective, dans un ensemble de sentiments 
plus ou moins précis qu'ils suscitent. Leur contenu 
est confié non plus à la mémoire sensorielle mais à 
la mémoire affective dont le rôle est susceptible de 
prendre une grande importance. À ces sentiments, 
d'ailleurs, semblent bien correspondre des embryons 
de mouvements tout à fait inconscients. Comme ces 
images n'ont une réelle valeur qu'au point de vue 
affectif, je remets à plus tard à en parler. Nous verrons 
qu'elles sont importantes pour tous les objets qui, 
purement visuels, échappent à toute représentation 
pour l'aveugle. Mais leurs attributions peuvent s'éten- 
dre si l'imagination est trop paresseuse pour appré- 
hender les objets qui sont susceptibles de tomber 
sous ses prises : les mots lion, tigre, chat, fieur, 
même lorsqu'ils ne s'accompagnent pas d'images, ne 
nous laissent pas indifférents. 

Les images motrices de cçtte sorte, qui chez le 
voyant jouent un rôle plus ou moins important selon 
le genre de son imagination propre, sont assurément 
susceptibles chez l'aveugle de prendre un dévelop- 
pement particulier. C'est, me semble-t-il, au moyen 
d'images musculaires surtout que l'aveugle se repré- 
sente le plus souvent les objets en mouvement. Mais 
croire, avec certains philosophes, que la place laissée 
libre par les images visuelles est entièrement ou 
presque entièrement occupée par elles, c'est faire fl de 
l'expérience. 

Tout naturellement, les images spatiales du tou- 



VALEUR DES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER 189 

cher, présentant le caractère essentiel des images 
visuelles dégradées, celui qui résiste en ; moyenne le 
plus à l'usure, l'étendue, bien qu'elles en simplifient 
souvent le dessin, sont aussi les plus propres à en 
tenir la place. Elles ont des propriétés qui leur per- 
mettent d'aspirer à cette importante mission. 

II 

Le jour où, avec les méthodes actuellement en 
usage de la psychologie expérimentale, on entre- 
prendra enfin une étude sur l'imagination des aveugles, 
où l'on dressera un inventaire des images les plus 
familières de quelques sujets bien choisis, certaine- 
ment on reconnaîtra qu'elles sont souvent imprécises. 
La cause en est, je crois, moins dans la mentalité de 
l'aveugle que dans les insuffisances de notre éduca- 
tion spéciale. Il n'est presque pas d'écoles d'avetfgles, 
en France du moins, où l'on veille à donner aux 
enfants, dont l'expérience est limitée par la cécité, le 
bagage de représentations qui leur est nécessaire, où 
Ton se préoccupe de leur faire toucher tant d'objets 
que la vie risque de ne jamais placer à portée de 
leur main. 

En revanche, on constatera sans doute qu'elles 
se gravent sans peine sinon chez tous du moins chez 
quelques-uns. M. Fischer, inspecteur des écoles 
d'aveugles à Brunswick, dans une enquête qu'il a 
entreprise à ce point de vue, a rencontré, comme 
bien on pouvait s'y attendre, une grande variété dans 
les représentations de ses sujets. L'image d'un même 
objet ne diffère pas moins d'un aveugle à un autre 
aveugle, que d'un voyant à un autre voyant. Un 
arbre s'est présenté avec tous les degrés de com- 
plexité, depuis le simple tronc dénudé jusqu'au fouil- 
lis le plus inextricable de branches et de feuillages. 
Mais ses recherches ont révélé à l'observateur, contre 



190 LS MONDE DES AVEUGLÉS 

son attente, le rôle capital que jouent les représen- 
tations spatiales dans la mentalité de l'aveugle. 

Surprenante m'apparut pour la première fois, dans toutes 
les observations, dit-il, la prépondérance des représentations 
purement spatiales, des représentations de la grandeur, de 
la longueur, de la largeur, de la grosseur, des rapports de 
direction et de position des différentes parties, de leur dis- 
position dans l'espace. Les impressions relatives aux qua- 
lités des objets telles que le rugueux, le doux, ne furent que 
rarement mentionnées. Souvent des erreurs furent com- 
mises sur la substance, tandis que les rapports spatiaux étaient 
bien connus... Etant donné que le nombre et la variété des 
impressions tactiles sont naturellement très restreints, il est 
clair que l'aveugle accorde dans ses représentations la plus 
grande importance aux rapports spatiaux. Les rapports 
d'espace excitent son intérêt à un plus haut degré que les 
autres et se fixent plus fortement dans sa mémoire... D'une 
manière générale je puis dire d'après mes observations 
que, dans le domaine du toucher, il y a un grand nombre 
d'objets dont l'aveugle se fait des représentations claires et 
nettes, qui, au point de vue des rapports d'espace, le cèdent 
à peine aux représentations des voyants, qui leur sont 
inférieures seulement au point de vue de la qualité et de 
l'intensité. 

Je ne doute pas qu'une enquête méthodique ne 
révèle parmi les aveugles des sujets chez lesquels les 
représentations spatiales sont prépondérantes. Peut- 
être appellera-t-on ce type le type visuel-tactile. On 
constatera que chez eux les objets laissent l'em- 
preinte de leur forme de préférence à toute autre. 
Pour ma part, il m'arrive fréquemment de me 
rappeler avec précision la place occupée dans une 
page d'un de mes livres par un titre de chapitre, ou 
même par un mot quelconque, alors que les qualités 
proprement tactiles de ce titre ou de ce mot ne mar- 
queront aucune propension à revivre. Douze fois par 
heure, un tramway passe sous mes fenêtres. Je ne 
le perçois que par le grincement des roues sur les 



VALEUR DES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER Î9l 

rails, et par la sonnerie stridente du timbre qui à 
chaque passage appelle les voyageurs. Si pourtant il 
m'arrive de penser à ce tramway, l'image qui se pré- 
sente à mon esprit n'est jamais la reproduction de 
ces bruits divers, mais la représentation formelle 
de la voiture 1 . Plusieurs aveugles m'ont assuré que, 
s'ils entendent nommer un cheval, le mot évoque en 
eux non le souvenir d'un hennissement ou le bruit de 
quatre sabots frappant le sol en cadence, mais l'image 
d'un animal plus ou moins caractérisé, plus ou moins 
distinct des autres quadrupèdes selon le degré des 
connaissances de chacun. Ils n'ont pourtant eu que 
bien rarement l'occasion de toucher un cheval. 

Ces images ont souvent en outre la faculté de 
réapparaître devant l'esprit avec une extrême facilité 
pour s'y tenir parfois fort longuement. L'aveugle en a 
la libre disposition. J'ai suivi, au lycée, au milieu de 
camarades clairvoyants, tous mes cours de géométrie 
sans avoir une seule figure en relief sous les doigts. 
Notre professeur traçait au tableau noir, en les 
annonçant, les triangles, polygones ou cercles dont 
il avait besoin pour ses démonstrations. Je les repro- 
duisais mentalement, posant sur chaque angle, sur 
thaque point les lettres destinées à les désigner et 
je suivais toute la leçon sur ces images intérieures. 

Cette expérience ne prouve pas seulement l'aisance 
de ces images à revivre et à poser devant la cons- 
cience, elle montre encore leur grande netteté. Il est 
vrai qu'il s'agit ici exclusivement de représentations 

1. Ces images spatiales me sont si naturelles que, comme les 
clairvoyants quoique sans doute à un degré moindre, il m'ar- 
rive de me représenter sous forme de schèmes des idées abs- 
traites ou môme des sensations. A bon nombre d'aveugles le 
temps apparaît parfois comme une ligne droite le long de 
laquelle on fait glisser l'événement dont on cherche la date 
jusqu'à ce qu'on ait trouvé sa place. Souvent de môme, pour 
ceux qui ont une mauvaise mémoire auditive, les sons musi- 
caux ont une tendance à- se projeter sur une échelle. 



192 LE MONDE DES AVEUGLES 

géométriques, régulières par conséquent et relative- 
ment peu complexes. Les besoins de la démonstra- 
tion exigeaient pourtant souvent l'addition de lignes 
supplémentaires qui compliquaient la figure. J'avoue 
que les objets aux formes capricieuses ou chargés 
d'ornementations ont toujours une tendance à être 
ramenés aux formes géométriques. Mais pour cer- 
tains aveugles beaucoup d'images qui n'ont pas la 
la régularité de celles dont je viens de parler restent 
parfaitement nettes néanmoins. Il est beaucoup 
d'objets qu'ils ont rarement l'occasion de palper. Ils 
en portent la représentation en eux-mêmes parfois 
durant bien des années sans que le temps l'altère 
trop gravement. Ce serait une erreur, d'ailleurs, de 
croire que l'image gagne toujours en netteté à être 
souvent confrontée avec son objet. S'il s'agit d'une 
image individuelle, naturellement à la replonger 
dans le réel, on accuse chaque fois ses caractères 
distinctifs et on lui donne une jeunesse nouvelle. 
Mais, pour les images génériques qui correspondent 
non à un objet déterminé mais à un groupe d'objets, 
il en va tout autrement. À mesure qu'on multiplie 
les expériences, les représentations acquises se 
contredisent davantage, et, les caractères opposés se 
détruisant l'un l'autre, l'image tend de plus en plus 
à s'appauvrir jusqu'à n'être plus qu'un schème aux 
contours imprécis. 

m 

Facilité à se former, à se reproduire, à se con- 
server, voilà les qualités essentielles grâce auxquelles 
ces images spatiales de l'aveugle, si dépouillées 
soient-elles, sont appelées à jouer un rôle souvent 
considérable dans sa vie mentale. Elles deviennent 
le point d'attache, et comme le support de multiples 
associations d'idées. Par elles, l'idée de l'objet éveille 



VALEUR DES IMAGES SPATIALES ISSUES BU TOUCHER 193 

i 

en nous mille idées, images, attitudes relatives à 
son utilisation, par conséquent les idées, les images 
et les attitudes essentielles à l'agilité de la pensée. 

D'autres images, sonores ou tactiles, par exemple, 
ne rempliraient, semble-t-il, que beaucoup moins 
parfaitement le même office. Si un piano nous inté- 
resse surtout par ses qualités auditives, c'est par leur 
forme que la plupart des objets se recommandent 
particulièrement à notre attention. C'est dans leur 
forme, déterminée par leur finalité, mieux que dans 
toutes leurs autres qualités sensibles, que sont 
impliquées les idées de leurs applications pratiques, 
et c'est à leur forme par conséquent que ces idées 
s'associent de la manière la plils naturelle. 

Dans un placard, dans une assiette, dans une 
chaise, dans un fauteuil, la forme de l'objet est 
essentielle. Ils seraient inutilisables, ou tout au 
moins ils ne rempliraient qu'imparfaitement leur 
fonction s'ils étaient autrement conformés. Il en va 
de même de la grande majorité des objets. C'est pour 
ce motif que, si je songe à un tramway, sa forme se 
présente à mon esprit et non les bruits par lesquels 
il frappe habituellement mon oreille : ces bruits 
sont inutiles. Ils sont l'accident, là-côté, la rançon 
même des avantages que nous attendons du tramway. 
La forme de la voiture, au contraire^ conditionne 
l'usage que j'en puis faire. Même le piano, pour qui 
n'est pas musicien, est intéressant comme meuble 
de salon plus que comme instrument de musique, 
par sa forme par conséquent. Voilà l'une des raisons 
pour lesquelles chez le voyant les images visuelles 
sont si étrangement prépondérantes, pourquoi toute 
la vie s'organise autour d'impressions visuelles. La 
même cause assure aux représentations étendues de 
l'aveugle un rôle capital, et fait que, privée de ces 
représentations, sa pensée perdrait beaucoup de son 
agilité et de son caractère pratique. 



194 lE MONDE DES AVEUGLES 

■ 

i Un fait montre bien leur importance dans la vie 
mentale : MM. Burde et Stem, dans les enquêtes si 
intéressantes que nouis rapporte leur brochure inti- 
tulée Die Plastik des Blinden ont remarqué que, pen- 
dant les années d'enfance, en général l'intelligence 
croît en relation directe avec la faculté de se repré- 
senter les objets. Ce parallélisme est dû plus encore, 
semble-t-il, à Faction des représentations sur le 
développement intellectuel qu'à l'action inverse de 
l'intelligence sur le développement des représenta- 
tions. Il cesse sans doute avec l'instruction qui apporte 
dans les éléments abstraits de la pensée un facteur 
essentiel; il n'en est pas moins significatif. Dans 
la suite, c'est surtout la faculté de l'aveugle de multi- 
plier et de varier son activité qui semble grandir 
avec la faculté de représentation. 

IV 

Autant que la pensée en effet l'action quotidienne 
en est facilitée parce que, sans les images étendues, 
la perception des objets serait d'une lenteur déses- 
pérante. L'entrave pour l'aveugle à agir sur le monde 
extérieur est dans la pauvreté de ses sensations: 
les images étendues y suppléent. 

Si, pour reconnaître une chaise dans le meuble 
placé auprès de lui, l'aveugle était obligé d'en 
explorer toutes les* parties, d'en suivre toutes les 
lignes, il ne pourrait s'asseoir qu'après s'être livré à 
un long travail préalable. Par bonheur il n^est que 
très rarement assujetti dans la vie pratique à 
construire des représentations tactiles des objets 
qu'il veut percevoir. Des images spatiales inter- 
viennent qui l'en dispensent. Ai-je posé la main sur 
un meuble connu, sur mon fauteuil de travail, par 
exemple, immédiatement le fauteuil tout entier se 
dresse devant moi, avec son dossier élevé, ses deux 



VALEUR DES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER 195 

oreilles avancées où ma tête va se poser, son siège 
profond, toutes ses particularités. Tl n'est pas même 
besoin que la sensation initiale qui a évoqué l'en-' 
semble du fauteuil m'ait donné une représentation de 
forme. Si j'ai effleuré le bras en passant, du bout du 
doigt, par exemple, ou avec une surface cutanée trop 
restreinte pour qu'une dimension caractéristique 
m'ait été donnée, je reconnais seulement le froid du 
cuir dont il est recouvert. Mais cette sensation tactile 
du cuir est elle-même associée à la forme du fauteuil. 
Elle suffît à l'évoquer bien souvent. S'agit-il d'un 
fauteuil inconnu de moi, dans un salon où je viens 
de pénétrer pour la première fois, les choses se 
passent presque de la même manière. La repré- 
sentation de fauteuil qui interviendra sera seule-' 
ment inexacte, arbitraire, très suffisante cependant 
en règle générale pour diriger mes mouvements, 
m'indiquer où je dois nVasseoir ou quel écart je dois 
faire vers la gauche pour éviter" de me heurter. Ce 
sera un fauteuil quelconque, un fauteuil-type en 
quelque sorte, ou un fauteuil passe-partout, modifié 
seulement en fonction de l'élément tactile que me 
donne la sensation présente, et qui m'enseigne, sui- 
vant le point où ma main s'est posée, soit que le 
dossier est bas, soit que le bras est large, soit 
que le siège est bombé. 

Les aveugles perçoivent ainsi presque constamment 
au moyen de leurs ressources mentales. Ils vivent sur 
le passé, de leurs provisions accumulées. Il en est qui, 
peu curieux de leur nature, se contentent de leur 
avoir et ne songent presque jamais à acquérir des 
représentations nouvelles. Ils peuvent passer des mois, 
des années peut-être, sans se livrer à une seule explo- 
ration tactile méthodique. Viennent-ils à rencontrer 
quelque objet nouveau, ils le bâtissent de représen- 
tations anciennes qu'ils agencent entre elles suivant 
les indications qui leur sont données. 



196 LE MONDE DES AVEUGLES 

Cette faculté, que les philosophes désignent parfois 
du nom barbare mais commode de faculté stéréo- 
gnôstique, n'est pas particulière aux aveugles bien 
\ entendu. Les clairvoyants la possèdent. L'étude 6e 
certains cas pathologiques a permis de la mieux 
connaître. On a pu déterminer approximativement 
son siège dans le cerveau. Là des associations 
semblent se former entre les différentes impressions 
tactiles que donnent un objet d'une part, et, d'autre 
part entre ces impressions et les autres qualités et 
propriétés du même objet, si bien que, une de c^s 
qualités étant donnée, les autres sont évoquées. Dans 
le cas de certaines lésions cérébrales ces associations 
peuvent se rompre et l'objet touché n'est plus reconnu. 
Il y a ce qu'on appelle stéréo-agnosie. D'autres fois 
l'objet est reconnu et nommé,, mais le malade a perdu 
toute idée relativa à son emploi. Ce sont alors seu- 
lement les associations entre Les images représenta- 
tives de l'objet et les images qui correspondent à ses 
applications pratiques, à sa finalité, qui sont inter- 
ceptées : il y a ce qu'on appelle parfois apraxie. 

Pour les aveugles, bien qu'on n'ait pas encore 
étudié chez eux à ma connaissance de cas de stéréo- 
agnosie ou d'apraxie, les choses se passent évidem- 
ment de môme que chez les clairvoyants. C'est éga- 
lement grâce à des associations entre les cellules 
cérébrales intéressées, cellules qui semblent bien 
être différentes pour chaque main, que la sensation 
d'une des qualités d'un objet éveille dans la cons- 
science d'abord la représentation de cet objet, puis 
l'idée de ses applications pratiques. La différence 
essentielle entre l'aveugle et le clairvoyant est ici que 
citez le clairyoyant l'image suscitée est visuelle, 
reliée sans doute aux centres de^ impression.-.? tactiles, 
et que c'est par l'image visuelle que les images 
d'action sont évoquées, tandis que chez l'aveugle-né 
aucun élément visuel n'intervient. 



\ 



VALEUR DES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER 197 

De plus les aveugles font beaucoup plus constam- 
ment que les clairvoyants usage de cette faculté sté- 
réognostique qui commande leur action. Ils lui doivent 
ces réserves d'images qui les dispensent de puiser 
sans cesse des représentations étendues dans le 
réel pour eux difficile à explorer, et qui, dans la 
pénurie de leurs sensations, alimentent leur pensée 
et leur activité. 

La perception, disent les psychologues modernes, 
est le processus par lequel l'esprit complète une 
impression des sens par une escorte d'images. Pour 
aucun ordre de perceptions cela n'est aussi mani- 
feste que pour les perceptions du toucher. Comme 
les perceptions de ce sens sont particulièrement 
lentes à acquérir, il appelle, plus que les autres, 
la collaboration de l'esprit. Nous avons vu déjà quel 
travail de transformation l'esprit fait subir aux 
données tactiles pour en faire des images spa- 
tiales; nous constatons cette fois que dans quatre- 
vingt-dix-neuf cas sur cent, sans attendre le long 
défilé de ces données tactiles, c'est lui qui bâtit 
presque entièrement la perception tactile au moyen 
de ces images qu'il a mises en réserve. 



Ce travail créateur de l'esprit est incessant. Outre 
les images d'objets particuliers, il engendre et entre- 
tient dans la pensée de l'aveugle une représentation 
concrète du milieu immédiat dans lequel il plonge. 
On aurait tort de se représenter l'aveugle comme 
isolé et comme claquemuré en lui-même, séparé de 
son ambiance, ou ne s'y rattachant que de loin en 
loin, à la faveur d'impressions tactiles et auditives qui 
par nature sont intermittentes. En fait, par ses repré- 
sentations, il est en contact constant avec elle. Il se 
sent enveloppé d'un espacé concret, peroétuôltev&fâ^ 



200 LE MONDE DES AVEUGLES 

des schémas qu'au besoin ils déroulent en images. 
De même l'aveugle sait sa ville plutôt qu'il ne se la 
représente ; mais à chaque instant il en concrétise, 
4 mesure qu'il avance, un fragment, celui dont il a 
besoin pour s'orienter. De cette image globale qu'il ne 
possède qu'en puissance, il détache successivement 
des parcelles réalisées. 

Le rôle que joue ainsi, pour l'aider à se conduire, 
l'espace imaginé par l'aveugle est toutefois en général 
moins sensible dans la rue, où ses représentations 
sont presque nécessairement pauvres et approxima- 
tives, que dans les maisons où, les moindres objets 
$tant bien connus, ses images peuvent acquérir une 
richesse et une précision très grandes. Il s'en sert 
également pour diriger les mouvements de ses bras 
et de tout son corps, et pour agir sur les objets qui 
l'avoisinent. Ainsi l'imagination spatiale peut seconder 
puissamment le développement de cette activité phy- 
sique dontnous avons étudié quelques aspects, et par 
là elle est pour l'aveugle l'une de ses plus précieuses 
facultés, l'une de celles qu'il doit cultiver avec le plus 
de soin. 



\ 



CHAPITRE XII 



La conquête des représentations spatiales. 



• I 

Si l'espace de l'aveugle se présente avec les mêmes 
caractères essentiels que l'espace des voyants, il est 
clair qu'il est acquis par des moyens très différents, 
et que sa conquête ne se fait qu'au prix d'un long 
travail. Je l'ai considéré jusqu'à présent sous sa forme 
la plus parfaite. Il ne se développe pas cependant 
chez tous au même degré, et les services qu'il rend 
varient avec son développement. 

Le clairvoyant possède un organe spécial construit 
en vue de lui procurer la libre disposition de l'étendue. 
Un jeu relativement simple de muscles combinés en 
système à cet effet n'a qu'à fonctionner pour lui 
donner comme mécaniquement la perception de la 
hauteur, de la largeur, de la profondeur dans la 
mesure^ où il est appelé à les percevoir. Après un 
apprentissage relativement court d'accommodation de 
ces divers muscles, il est maître de cette portion 
d'étendue qui sera le domaine de son imagination. 

Au contraire, les muscles et les organes dont 
l'aveugle devra faire usage ne sont pas combinés en 
système. Il devra choisir, parmi tant de mouvements 
qu'il exécute, ceux qui peuvent lui servir, et si ce 



202 



LE MONDE DES AVEUGLES 



choix se trouve relativement constant, si tous les 
aveugles usent à peu près des mêmes mouvements en 
palpant, c'est que la môme loi du moindre effort les 
dirige tous dans leur sélection. Ils n'en doivent pas 
moins, parfois à grand'peine, apprendre à coordonner 
leurs mouvements, à les interpréter, à bâtir avec ces 
éléments une portion d'étendue assez vaste pour les 
besoins de la pratique et de la pensée, et l'on conçoit 
que ce travail ne soit pas conduit par tous au même 
degré d'achèvement. 

Chez les voyants l'œil seconde si puissamment le 
développement du toucher qu'on n'en voit plus toutes 
les difficultés. Il en est de même chez les aveugles 
les plus intelligents et les plus adroits ; le travail se 
fait à leur insu en grande partie, pendant les années 
d'enfance. Les aveugles retardés dans leur développe- 
ment nous fournissent de bien plus utiles indications. 
J'ai parlé de ces enfants qui entrent à huit ou dix ans 
dans nos écoles spéciales sans savoir se servir de leurs 
membres. Ils sont incapables souvent de palper les 
objets et de s'en faire des idées précises. Mettez-leur 
dans la main une poupée en caoutchouc, par exemple : 
ils la tournent et la retournent machinalement, la 
tapotent sur toutes les faces avec des gestes d'auto- 
mates. Leurs mouvements ne sont dirigés vers aucun 
but. Leurs doigts restent mous. Il est manifeste qu'ils 
n'explorent pas. Les qualités de rugosité ou de poli 
semblent les intéresser quelquefois. Quelquefois aussi 
ils prêtent attention aux sons que rend l'objet soit 
sous leurs doigts, soit sur le sol où ils le laissent 
tomber. Mais la forme leur est indifférente. Il faudra 
susciter leur intérêt, les obliger à agir par eux- 
c mêmes, pour les arracher à cette torpeur. Leur faire 
faire des mouvements méthodiques ne suffirait pas : 
ils ppurraient les exécuter sans en tirer aucun fruit; 
c'est d'eux-mêmes, de leurs besoins et du bon labour 
que ces besoins font dans leur intelligence, que doit 



LA CONQUÊTE PES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 203 

monter la puissance .merveilleuse qui donnera un 
sens à tout ce mécanisme. 

Un travail psychologique compliqué, en effet, s'im- 
pose à eux. Il ne suffit pas, pour toucher un objet, de 
l'appliquer sur une surface cutanée, sur le plat de la 
main, par exemple. Sans doute les divers points de la 
peau qui entrent en contact avec lui sont impres- 
sionnés, et de la perception que nous avons de la sur- 
face impressionnée nous déduisons des indications 
sur la forme et sur les dimensions de la surface 
appliquée. Mais ces indications, comme nous le ver- 
rons, sont généralement imprécises, et puis l'objet à 
examiner présente diverses faces dont il faut connaître 
les rapports, souvent même une forme complexe. Il 
est nécessaire de faire intervenir des mouvements des 
doigts et de la main pour l'explorer et pour l'enve- 
lopper. Dès lors la connaissance que nous prenons de 
l'objet à percevoir ne se déduira plus seulement delà 
surface impressionnée, mais de la conscience, que nous 
prenons de ces mouvements actifs et passifs, de la 
position de notre main, de la résistance qui est 
gfferte à nos contractions musculaires. Toutes ces 
sensations sont perçues principalement, nous dit-on 1 , 
dans les nerfs des articulations, mais il s'y joint aussi 
des indications venues des tendons et de tous les élé- 
ments sensibles de la périphérie, en particulier des 
points de pression. Voilà bien des données à fusionner 
ensemble. Et, pour peu que l'objet considéré soit trop 
grand pour tenir dans la main fermée, les articula- 
tions des phalanges et du poignet ne suffiront plus. 
Celles du coude et de l'épaule entrent en jeu. Peut- 
être même des mouvements de tout le corps s'y ajou- 

1. C'est du moins l'opinion généralement admise d'après 
Goldscheider. Une opinion différente, et d'ailleurs antérieure 
à celle de Goldscheider, est défendue par M. Bourdon dans 
V Année Psychologique, 1907. Quelle que soit la théorie adoptée, 
la complexité du problème reste la môme. 



204 LE MONDE DES AVEUGLES 

teront-ils. Il est possible qu'il faille faire quelques pas 
pour l'embrasser dans son ensemble. Combien l'explo- 
ration se fait complexe, et combien mystérieuse l'opé- 
ration psychique qui non seulement coordonnera tous 
ces éléments de conscience si disparates, mais encore 
, les traduira en une représentation spatiale vraiment 
unel 

Les psychophysiologues allemands qui ont cher- 
ché à analyser ce processus psychologique, se sont 
si fort pénétrés du sentiment de sa complexité qu'ils 
sont timides parfois à suivre la transformation jus- 
qu'au bout, à reconnaître pleinement l'unité et la 
richesse de la synthèse psychologique en face de cette 
poussière d'actions et de réactions physiologiques. 
Comme il arrive souvent, l'observation du physiolo- 
giste gêne l'observation du psychologue, et l'empêche 
d'apercevoir toute l'originalité de la réalité psychi- 
que, toujours irréductible à des mouvements. Ils sont 
tentés parfois de resserrer entre des bornes trop 
étroites l'imagination spatiale de l'aveugle. C'est le 
reproche principal que j'adresserai au livre instructif 
de Th. Heller,qui, avec les travaux de tetze, de 
Schuster, de Hocheisen, va nous seconder dans l'ana- 
lyse qui suit. 

II 

Le sens du toucher, répandu sur toute la surface 
du corps qui tout entière donne des indication^ tac- 
tiles sur le monde extérieur, est surtout développé 
dans les parties qui unissent au plus haut degré les 
deux éléments essentiels 'du toucher que nous men- 
tionnions tout à l'heure, la mobilité et le sens du lieu 
de la peau, c'est-à-dire la faculté de reconnaître 
comme distinctes deux excitations très rapprochées. 
Le sens du lieu de la peau varie avec l'abondance <fes 
organes tactiles * la mobilité avec l'abondance des 
nerfs moteurs. Or, les endroits du corps où les nerfs 



LA CONQUÊTE DBS REPRÉSENTATIONS SPATIALES 205 

tactiles sont le plus nombreux sont aussi ceux qui 
présentent le plus de nerfs moteurs, disposition sin- 
gulièrement propice au toucher. 

La langue occupe ici le premier rang, organe d'une 
merveilleuse agilité et où les physiologistes ont 
reconnu le sens du lieu de la peau le plus affiné : 
des pointes écartées seulement d'un millimètre à 
peine y sont perçues comme distinctes. 

Le bord rouge dès lèvres est également très sen- 
sible, et c'est même Tune des raisons pour lesquelles 
les enfants ont une tendance marquée à porter tous 
les objets à leur bouche. Malheureusement ces orga- 
nes, langue et lèvres, se meuvent dans un espace trop 
restreint, ils sont trop notoirement dans l'impossibi- 
lité d'envelopper les objets pour qu'on puisse atten- 
dre d'eux de grands services. La main, beaucoup 
moins sensible puisqu'elle exige, suivant les points, 
des écartements de deux millimètres à environ un 
centimètre — voire de trois centimètres sur la partie 
dorsale — est à ce point de vue considérablement 
supérieure. La liberté d'action que lui donnent les 
trois articulations des phalanges* et l'articulation du 
poignet, liberté que les mouvements du coude et de 
l'épaule viennent encore augmenter, lui assure un rôle 
unique comme organe de la perception tactile de 
l'espace. 

Ce n'est pas tout : la pulpe du doigt semble trans- 
mettre les excitations tactiles avec une rapidité plus 
grande que toute autre partie de la surface cutanée. 
On a soumis l'extrémité de l'index à mille vibrations 
, à la seconde : elles ont été perçues distinctement par 
le cerveau. Ailleurs des vibrations à la vitesse de 
cinq cents «à la seconde sont confondues entre elles 
et sont perçues comme un sensation continue. 

En pratique, l'aveugle se sert beaucoup du pied 
pour toucher pendant la marche. Dans des cas déter- 
minés, et pour percevoir des nuances délicates, il en 



206 LE MONDE DES AVEUGLES 

est qui font appel à la langue et aux lèvres. Une 
jeune fille de l'Institution de Vienne, pendant la leçon 
de botanique, disséquait le.s fleurs par ce moyen et se 
rendait un compte précis des différentes parties de 
leur anatomie, travail trop subtil pour le doigt dans la 
plupart des cas, mais les efforts tentés pour dévelop- 
per en ce sens l'appareil tactile de la bouche n'ont 
pas donné de résultats. La main est l'instrument 
presque exclusif qui sert à bâtir Jes représentations 
spatiales. Chaque fois que l'aveugle entre en contact 
avec un objet, il y porte la main, parce que c'est la 
représentation manuelle 6eule qui le satisfait. 

III 

Les objets dont les dimensions ne dépassent pas, 
ou ne dépassent guère la grandeur de la main, ceux 
qui sont limités à ce que nous pouvons appeler l'es- 
pace manuel, et qui d'autre part ne présentent pas de 
détails trop minutieux pour être perçus par la pulpe 
des doigts, sont donc ceux dont l'aveugle se bâtira le 
plus aisément des représentations exactes. Ils exige- 
ront de lui un minimum d'effort intellectuel. Pourtant 
l'effort intellectuel y est déjà sensible. En suivant le 
travail de palpation nous en reconnaîtrons tout à 
l'heure les effets, mais il nous faut auparavant exami- 
ner les outils dont la main dispose. 

Chacun des deux éléments essentiels du toucher, le 
contact passif et le mouvement, a été à son tour 
exalté par les psychologues- On s'est plu à distin- 
guer un toucher synthétique et un toucher analyti- 
que. Le premier serait celui qui résulte de l'applica- 
tion simultanée de divers points de la main sur la 
surface d'un objet; l'autre celui que nous devons aux 
mouvements de nos doigts, lorsque, n'ayant qu'un 
point de contact avec la surface d'un objet, ils en sui- 
vent les contours. Et làrdessus tel psychologue nous 



LA CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATULES 207 

i 

assure que le toucher analytique est presque seul 
employé par l'aveugle ; tel autre, au contraire, que le 
toucher analytique, à lui seul, est incapable de nous 
enseigner même si une ligne est droite. 

Ce sont querelles d'école. En fait, pour palper, 
jamais l'aveugle ne se contente d'entrer en contact 
avec un point unique de l'objet proposé. La pulpe de 
l'index, en effet, est étendue; elle correspond à plu- 
sieurs points, à tout le moins aux six points de la 
lettre Braille qu'elle perçoit simultanément. Le mou- 
vement lait en vue de palper s'accompagne donc tou- 
jours d'un contact plus ou moins étendu; et inverse- 
ment l'aveugle ne se satisfait jamais d'un contact 
étendu : il éprouve toujours le besoin de préciser la 
notion ainsi acquise par des mouvements plus ou 
moins nombreux. 

A ce double point de vue les pulpes de l'index et 
du médius constituent un outil de précision de pre- 
mier ordre. Elles peuvent s'adjoindre les pulpes de 
l'annulaire et de l'auriculaire, moins souples sans 
doute et moins sensibles, mais encore très supé- 
rieures au reste de la main. La surface ainsi obte- 
nue est d'une étendue relativement grande, et d'autre 
part elle a la propriété de se fragmenter à chaque 
instant, ce qui permet à chacune de ses parties, 
grâce à son exiguïté relative et à sa mobilité, de se 
glisser dans les anfractuosités et de suivre tous les 
reliefs. P&r suite de cette faculté des doigts de s'unir 
ou d'agir indépendamment, les surfaces sont recon- 
nues avec une extrême rapidité. 

Le pouce, à cause de sa position, ne collabore que 
gauchement à cette opération. En revanche, grâce à 
sa propriété de s'opposer aux autres doigts, il sert à 
constituer un second appareil de précision d'une 
extrême importance lui aussi. En s'opposant soit au 
médius, soit à l'index, et le plus souvent à l'un et à 
l'autre à la fois, il mesure les dimensions des objets 



208 LE MONDE DES AVEUGLES 

9 

ou des portions d'objets qui se laissent embrasser 
par le compas ainsi formé, four se faire une idée de 
la précision avec laquelle il s'acquitte de cette fonc- 
tion, il suffît de rappeler que dans les papeteries, 
c'est d'après l'épaisseur que les trieuses divisent et 
classent les papiers, et qu'elles parviennent à distin- 
guer des feuilles de 40 centimètres sur 60, qui n'ont 
entre elles qu'une différence de poids d'un gramme : 
c'est dire assez si la différence d'épaisseur qui les 
sépare est infime. Sans doute tant d'exactitude ne 
se rencontre que quand Técartement des branches du 
compas est très faible. Elle diminue à mesure qu'il 
augmente. Elle reste grande pourtant jusqu'au bout, 
et l'utilité de cet appareil de mensuration est cons- 
tante. C'est lui qui, en vertu de cette faculté, permet 
d'apprécier très exactement dans quel rapport se 
trouvent diverses lignes entre elles : si l'on suit, en 
effet, simultanément deux lignes, l'une avec le pouce, 
l'autre avec le médius^ on perçoit avec une précision 
merveilleuse leurs moindres divergences ou leurs 
moindres convergences, par suite aussi leur parallé- 
lisme. La ligne tient dans le dessin des corps une 
place si considérable qu'on devine le rôle capital joué 
par un semblable appareil tactile dans la formation 
des représentations spatiales. Sa valeur vient princi- 
palement de l'exactitude avec laquelle est perçue la, 
relation entre les mouvements imprimés aux deux 
organes opposés. Mais, ces deux organes étant munis 
de pulpes étendues, il convient de remarquer qu'il 
juge du rapport des surfaces aussi bien que du rap- 
port des lignes, et que du même coup il explore ces 
surfaces pour elles-mêmes en même temps qu'il ' 
apprécie leurs positions respective^. 

Mais le plus souvent il y a profit à aborder l'objet 
avec la main tout entière, qui l'enveloppe. Les deux 
mains peuvent s'ajouter l'une à l'autre et laisser entre 
elles une cavité qui grandit ou diminue suivant les 



LÀ CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 209 

besoins et où les objets sont complètement embras- 
sés. Ici la variété des mouvements articulaires que la 
conscience fond en une représentation unique se fait 
beaucoup plus grande. On se rend compte des diffi- 
cultés qu'elle peut susciter en plaçant dans la main 
successivement deux cubes de même dimension, l'un 
en bois, l'autre en papier. Généralement le cube en 
bois est jugé plus petit que l'autre. C'est que l'effort 
suscité par la résistance^que le bois offre aux muscles 
fait paraître plus étendus les mouvements de la main 
qui se replie sur l'objet, et que par là les dimensions 
du cube» se trouvent réduites pour la conscience. 
L'exercice triomphe pourtant de ces difficultés. Ce 
qui est plus grave pour la précision des représenta- 
tions, c'est que, à mesure qu'on s'éloigne des extré- 
mités des doigts, le sens du lieu de la peau devient 
de moins en moins subtil. Il est facile de s'en assu- 
rer par une expérience : plaçons les deux pointes 
d'un compas sur la pulpe des doigts à quelque dis- 
tance l'une de l'autre, 2 à 3 centimètres par exemple, 
et faisons-les avancer parallèlement, d'un mouve- 
ment rapide, jusqu'au poignet. Nous aurons l'illusion 
qu'elles vont en convergeant l'une vers l'autre, jus- 
qu'à se réunir complètement. La conséquence de 
cette constatation est que l'exploration de la main 
est nécessairement imprécise, et qu'elle est iné- 
galement imprécise. On ne peut donc attendre de 
la main que des informations assez vagues sur la 
forme et sur les dimensions des objets. Pour dégros- 
sir les représentations trop sommaires qu'elle donne, 
d'un mouvement instinctif l'observateur a recours 
immédiatement aux deux appareils que nous avons 
décrits précédemment et qui fonctionnent conjoin- 
tement. 

Ce serait assurément simplifier la réalité que de 
dire que la paipation d'un objet de petites dimen-* 
sions se fait en deux temps, un premier où les mains 



âlO LE MONDE DES AVEUGLES 

prennent à la hâte une représentation d'ensemble, un 
second où les doigts explorent les détails. L'aveugle 
ne s'astreint pas à une méthode déterminée, et les 
circonstances aussi bien que les habitudes ou les fan- 
taisies individuelles diversifient beaucoup les mouve- 
ments. Toutes les méthodes particulières tendent • 
pourtant à ce type commun. Le progrès se marque 
ici dans une meilleure distribution du travail .entre 
la paume de la main et les extrémités des doigts, 
surtout dans une tendance ae plus en plus marquée à 
faire grande la part des instruments de précision, et 
dans une habileté de plus en plus sûre à diriger leurs 
mouvements. Cela est si sensible que, même pour 
explorer des objets qui dépassent de beaucoup la sur- 
face formée par les quatre pulpes, bien souvent les 
aveugles se contentent de leurs doigts et ne font pas 
appel à la paume. 

IV 

Et en effet, puisque (nous l'avons constaté) le déve- 
loppement du toucher de l'aveugle ne se manifeste 
pas dans une acuité croissante du sens du lieu de la 
peau, il y a chance qu'elle se ^manifeste dans l'autre 
élément, dans les mouvements qui s'ajoutent au con- 
tact. Là elle sera d'ordre essentiellement psycholo- 
gique : la conscience dirige de mieux çn mieux les 
mouvements des membres en vue^ de satisfaire des 
fins de plus en plus clairement perçues. 

Les mouvements passifs des muscles ne sont cons- 
cients que lorsqu'ils ne sont pas inférieurs à une cer- 
taine limite qui varie avec les muscles comme avec 
les individus, et qu'on calcule en examinant les angles 
décrits par les articulations intéressées 1 . Hocheisen 

1. Goldscheider, le premier, a étudié cette question avec 
précision et a déterminé sur chacune de ses articulations 
l'angle minimum pour lequel il y a sensation, ce qu'on appelle 
le seuil de la conscience. 



LA CONQUÊTE DES REPRESENTATIONS SPATIALES 211 



y 



a pensé éi&blir par neuf mille observations que pour 
un même muscle il faut chez l'aveugle un angle moins 
grand que chez le clairvoyant pour qu'il y ait percep- • 
tion, que par suite une conscience plus claire ^et plus 
intense accompagne ses mouvements passifs, par 
suite aussi ses mouvements actifs, les positions de 
ses membres et les contractions que provoque toute 
résistance extérieure. On conçoit de quel ^prix serait 
une telle sensibilité pour la traduction des mouve- 
ments musculaires en représentations spatiales. Ce 
progrès, d'après Hocheisen, serait dû à l'.exercice, et 
proviendrait de la somme d'attention que, par la 
force des choses, l'aveugle accorde plus libéralement 
que le clairvoyant à des mouvements pour lui si pré- 
cieux. La thèse de Hocheisein ne me paraît pas 
expérimentalement démontrée 4 . Ses observations 
n'ont porté que sur huit sujets aveugles, ce qui est un 
nombre évidemment insuffisant, d'autant plus insuf- 
fisant que les différences individuelles en cette matière 
paraissent être considérables. A titre d'hypothèse du 
moins sa valeur n'est pas négligeable, et peut-être 
sera-t-elle confirmée quelque jour. tl 

Ce qui est manifeste en tout cas, c'est que les mou- ' 
vements de la palpation s'exécutent chez l'aveugle en 
général avec plus de rapidité que chez le clairvoyant. 
C'est là l'effet d'une habitude contractée sous le com- 
mandement dîune force psychologique. La rapidité 
des mouvements, en effet, facilite singulièrement 
l'action de la mémoire et favorise la synthèse des 



1. En particulier, quand Hocheisen suppose que la mesure 
de sensibilité motrice acquise par l'expérience pourrait être 
indiquée par le degré de rapidité auquel chaque sujet parvient 
dans la lecture du Braille, il se trompe certainement, car dans 
la lecture du Braille les mouvements sont réduits au minimum ; 
plus elle se perfectionne, et plus leur nombre diminue. Les 
lettres Braille semblent être perçues par la sensibilité de la 
peau beaucoup plus que par la sensibilité des articulations. 



212 LE MONDE DES AVEUGLES 

éléments successifs en une représentation spatiale 
simultanée. Peut-être y est-elle nécessaire. 

En même temps qu'ils deviennent plus prompts, 
les mouvements ont une tendance marquée à devenir 
automatiques, à s'appeler mécaniquement les uns les 
autres en réduisant de plus en plus. pour chacun le 
rôle de la volonté et de la conscience. Dema#dez à 
un aveugle comment il procède pour palper un objet, 
vous l'embarrasserez fort. Il est incapable de vous 
renseigner. Insistez, priez-le de se prêter à une expé- 
rience, de toucher aussi lentement que possible un 
objet en ^otre présence, de détailler- ses mouvements 
afin de vous permettre de les observer. Souvent vous 
verrez sa main hésiter, s'embrouiller. Elle fait des 
mouvements très différents de ceux qui lui sont habi- 
tuels. Elle a besoin d'être abandonnée à elle-même et 
d'agir à son allure accoutumée. Il se produit ici quel- 
que chose de tout à fait analogue à ce qu'on remar- 
que chez le pianiste. On dirait que les mouvements 
se iont d'eux-mêmes. La volonté semble ne plus 
intervenir que pour leur donner le branle initial. Elle 
peut sans doute à chaque instant reprendre ses 
droits, et cela nous avertit que la conscience de cha- 
que mouvement particulier n'est pas abolie \ elle s'est 
effacée seulement pour faire place à la conscience du 
but qui seul désormais est distinctement pensé. Les 
mouvements ne sont plus perçus que par rapport à ce 
but et en tant qu'éléments de ce but. Une imperfec- 
tion de l'un d'eux est sentie non comme telle, mais 
comme imperfection dans la représentation totale. C'est 
donc au profit de la représentation que se fait cette 
économie de forces psychologiques ainsi que tout ce 
perfectionnement du travail physiologique et nous 
reconnaissons ici les effets habituels de la finalité. 

C'est sans doute de la même manière qu'il convient 
d'expliquer certaines vibrations, pleinement incons- 
cientes celles-là, et qui échappent absolument à l'ac- 



LA CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 213 

tion de la volonté, dont s'accompagne le toucher chez 
les aveugles. Czormak, Hocheisen, Heller ont remar- 
qué constamment, nous assurent-ils, des vibrations 
de ce genre au cours de leurs, expériences. Elles 
seraient caractéristiques du toticher de l'aveugle. Les 
observations , toutefois sont encore trop peu précises 
pour qu'il soit permis d'être affirmatif. L'hypothèse la 
plus vraisemblable est qu'il faut voir dans ces vibra- 
tions que la volonté ne peut plus arrêter le résidu 
des mouvements volontaires. A force de faire suivre 
un contact manuel quelconque des mouvements 
nécessaires pour le préciser par la palpation des 
doigts, l'aveugle aurait développé dans sa main une 
sorte de tendance à les reproduire mécaniquement. 
De plus, il y a un degré d'intensité dans la pression 
qui est particulièrement favorable à la formation 
d'une représentation claire. En deçà, la sensation 
tactile manque de netteté; au delà, le travail intel- 
lectuel est troublé par une impression de douleur. 
Des mouvements souvent imperceptibles ont pour 
objet d'augmenter ou de diminuer la pression, afin 
de l'arrêter au degré d'intensité le plus favorable. Ces 
mouvements, en raison de leur nature même qui les 
rapproche des mouvements instinctifs, comme aussi 
à cause de leur faible extension, sont, semble-t-il, 
plus spécialement susceptibles de devenir autono- 
mes, de se produire sans l'intervention de la volonté 
ou même malgré elle 4 . , 

Il est donc possible que nous constations dans les 

palpitations de la peau observées par Gzermak et par 

Heller le même travail, mais à un degré plus avancé, 

% que dans les mouvements volontaires. L'automa- 

1. Cette opinion trouve une confirmation frappante dans un 
très intéressant article de M. Van Biervliet, le Toucher et le 
Sens musculaire, publié dans V Année Psychologique. En par- 
tant d'observations différentes, l'auteur, qui ne connaît pas les 
faits ci-dessus mentionnés, conclut lui aussi à la production de 
mouvements automatiques qui favorisent la &en&\b\\ft& Nassau 



214 LE MONDE DES AVEUGLES 

tisme, cette fois, serait devenu si complet que les 
mouvements échapperaient au contrôle de la cons- 
cience. Quoi qu'il en soit de cette question, sur 
laquelle nous sommes encore trop insuffisamment 
informés, l'organisation des sensations tactiles par In- 
conscience apparaît déjà dans la palpation des objets 
de petite dimension : peut-être a-t-elle pour effet, à la 
faveur de l'attention, d'abaisser le seuil de la cons- 
cience des mouvements passifs de manière à rendre 
de moindres mouvements perceptibles et par consé- 
quent utilisables, mais surtout elle a son principe 
dans la subordination des sensations et des mouve- 
ments qui les accompagnent à une finalité, à la pro- 
duction d'une représentation synthétique de l'objet à 
percevoir. 

V 

La tâche de l'intellect sera plus compliquée si nous 
passons de Pespace^manuel à ce que nous pouvons 
appeler l'espace brachial, celui qui pour être exploré 
exige des mouvements des bras, et n'en exige point 
d'autres. 

L'appréciation générale des dimensions et la repré- 
sentation approximative de la foiane qui doivent pré- 
céder l'examen du détail se feront avec plus de 
peine. Je n'oublie pas, sans doute, qu'ici encore 
l'aveugle dispose d'un précieux outil. Ses deux mains 
peuvent s'opposer l'une à l'autre, et juger du parallé- 
lisme, de. la convergence v ou de la divergence des 
lignes et des surfaces de la même manière que le 
pouce et l'index les appréciaient tout à l'heure en 
s'opposant entre eux. Je suis aussi de cet avis, quoi 
qu'on ait pu dire, que l'aveugle pourra sans de 
sérieuses difficultés établir un rapport entre les me- 
sures ainsi prises dans l'espace brachial et celles 
qui lui sont données dans l'espace plus restreint que 
la main et les doigts suffisent à explorer. En effet, les 



LÀ CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 215 

domaines des deux espaces manuel et brachial ne 
sont pas tranchés, et la main se réserve souvent le 
toucher d'objets qui semblent dépasser/ sa portée 
mais dont, au moyen de quelques mouvements, elle 
suit pourtant .tous les contours. Inversement, bien 
souvent l'aveugle juge, en opposant les deux mains, 
de dimensions qui relèvent de l'espace manuel et que 
l'opposition de deux doigts suffirait |à lui faire con- 
naître. Bien plus, même dans la palpation des objets 
les plus petits, les deux mains interviennent générale- 
ment à la fois, et les mesures fournies par l'appareil v 
de mensuration de l'espace brachial se mêlent aux 
mesures fournies par l'appareil de mensuration de 
l'espace manuel et sont contrôlées par lui» On pour- 
rait distinguer un champ spatial bimanuel intermé- 
diaire entre le champ manuel et le champ brachial, 
et où tous les deux se confondraient en quelque ma- 
nière. De la sorte, les instruments de l'espace ma- 
nuel servant dans l'espace brachial çt les instru- 
ments de l'espace brachial étant utilisés en retour 
dans l'espace manuel, un rapport entre les mesures 
prises de part et d'autre doit être perçu aisément 4 . 
Mais il est clair que l'appareil de précision de l'es- 
pace brachial est très inférieur à celui de l'espace 
manuel. Surtout, ici il n'est plus possible d'envelop- 
per l'objet complètement, de recouvrir simultané- 
ment toute sa surface. Non seulement les bras, dont * 
le, toucher est beaucoup moins sensible que celui de 
la main et qui sont généralement recouverts de vête- 
ments, renseignent avec beaucoup moins de préci- 
sion sur les surfaces qu'ils rencontrent, mais ils ne 
peuvent que jeter une ceinture autour de l'objet, 
nullement en appréhender toute la surface. De là 

1. Évidemment il ne s*«git pas ici d'une relation exprimée 
par un chiffre. Gomme pour le clairvoyant l'évaluation numè* 
ri que de ce rapport est une opération très complexe dont nous 
nuvont pas à parler ici. 



> 



216 ' LE MONDE DES AVEUGLES 

la nécessité pour l'aveugle de prendre en tout sens 
des mesures, d'exécuter toute une série de mouve- 
ments et de les traduire en représentations avant de 
porter un jugement sur la forme et sur les dimen- 
sions de l'objet. 

Pour passer ensuite à une représentation plus pré- 
cise et qui comporte la connaissance des détails, les 
difficultés .sont plus grandes encore. Grâce à la forme 
arrondie de la tête de l'humérus qui permet à l'arti- 
culation de l'épaule des mouvements très libres arrê- 
tés seulement en arrière, le champ tactile des bras 
est constitué à peu de chose près par (Jeux demi- 
sphères qui ont respectivement pour centre l'épaule 
et pour rayon le bras, et qui se coupent entre elles. 
L'articulation du coude, en joignant ses mouvements 
à ceux de l'épaule, donne à la main la faculté d'at- 
teindre un point quelconque à l'intérieur de ces deux 
demi-sphères. La main pourra donc explorer chacune 
des parties de l'objet puisqu'elle seule est capable 
de fournir une représentation précise, et nous 
sommes ramenés aux conditions du toucher telles 
que nous les avons rencontrées dans l'espace manuel. 
Mais cette fois l'exploration sera nécessairement très 
longue. Chaque partie doit être considérée séparé- 
ment. L'image totale résultera de la juxtaposition de 
toutes ces images partielles dans le cadre qui nous a 
été fourni tout à l'heure. Cette juxtaposition n'est pas 
du tout, comme on l'a prétendu, au-dessus des forces 
de l'imagination : aidée par l'expérience qui lui four- 
nit un grand nombre , de points de comparaison, elle 
est parfaitement capable de grossir les objets ou de 
les diminuer, de les bâtir aussi de pièces addition- 
nées. Mais j'avoue bien d'ailleurs que, pour que ces 
transformations soient possibles, il faut un travail 
intellectuel qui suppose un bon nombre de jugements 
et une assez grande agilité d'imagination. L'habitude 
du toucher met de plus en plus cette faculté au ser- 



LA CONQUÊTE DES BEPRÉSENTATIONS SPATIALES 217 

vice des représentations spatiales que réclament les 
besoins de la pratique, mais dans les dimensions de 
l'espace brachial jamais, on le conçoit, en raison de 
leur complexité même, les mouvements n'arrivent à 
un degré d'organisation aussi élevé que dans les 
limites de l'espace manuel. 

Ces raisons font que l'aveugle se contente le plus 
souvent d'un examen très approximatif des objets. Il le 
peut fréquemment sans grave inconvénient. Beaucoup 
d'objets se ramènent à une forme géométrique ou à un 
dessin générateur qui est répété un nombre plus ou 
moins considérable de fois. Le cerceau d'un enfant, 
par. exemple, est une circonférence. Une armoire se 
réduit à une série de rectangles horizontaux tous 
identiques. Lorsqu'il est en présence d'objets de cette 
nature l'aveugle se contente d'en scruter une partie, 
et il construit toutes les autres à l'image de celle-là. 
Au plus passe-t-il quelquefois rapidement la main sur 
l'ensemble du meuble pour Vérifier très approxi- 
mativement l'exactitude de sa construction. Pour se 
représenter l'intérieur d'une armoire, par exemple, il 
comptera le nombre des rayons et il examinera seule- 
ment l'un d'eux, pour bâtir ensuite les autres d'après 
ce modèle. Mais là encore pour concrétiser son des- 
sin, pour le réaliser, pour passer de l'idée à la repré- 
sentation, un certain développement de l'imagination 
est nécessaire qui ne s'acquiert que progressivement. 

Les objets aux formes capricieuses, pour être cons- 
ciencieusement explorés, demanderaient, outre une 
puissance de synthèse particulière, une grande 
patience : aussi, à la place d'une représentation 
exacte, l'aveugle est toujours porté à se contenter 
d'une image plus ou moins pauvre, plus ou moins 
fausse, qui lui en tient lieu. Il ramène l'objet aune 
forme géométrique et le dépouille de tous ses orne- 
ments. Ou bien, partant d'une de ses parties, il le 
construit d'après cette partie, en lui conservant à pe# \ '. 



218 LE MONDE DES AVEUGLES 

près ses dimensions réelles mais en lui prêtant des 
détails arbitraires. S'il a moins d'imagination, il se 
contentera de remarquer telle ou telle particularité qui 
lui tiendra lieu de l'objet tout entier, et son imagina- 
tion n'aura nul souci de remplir le cadre que ses bras 
lui ont fourni, de se faire une représentation approxi- 
mativement égale à celle qu'il a eue en embrassant 
l'objet dans son ensemble. 

Si nous dépassons maintenant l'espace brachial, 
plus vont grandir les dimensions de l'objet, et plus se 
feront sentir les difficultés que nous venons de 
signaler : imprécision des moyens qui lui permettent 
d'apprécier les dimensions et la forme générale, sur- 
tout lenteur de l'exploration des détails et complica- 
tion croissante du travail de synthèse. 

Sans doute il ne faut pas oublier (et on l'oublie 
trop souvent) que dans son corps tout entier l'aveugle 
trouve des termes de comparaison et comme des 
étalons de mesure. La hauteur de beaucoup d'objets 
lui est donnée, cpmme aux clairvoyants, par leur 
rapport à sa hauteur propre. La représentation glo- 
bale d'un fauteuil est singulièrement facilitée par ce 
fait que l'aveugle s'assied sur le fauteuil, le recouvre 
pour ainsi dire de toute la longueur de son corps, et 
que des sensations musculaires impriment en quelque 
sorte en lui ses dimensions. Il n'en reste pas moins 
que les complications grandissantes ouvrent do plus 
en plus larges les portes aux représentations fausses. 
Leur variété est infinie, et, si l'on n'y veille point, 
une paresse bien naturelle risque de meubler le cer- 
veau de l'aveugle de ces images bâtardes qui le 
feraient vivre en dehors de la< réalité. 

VI 

Reste à nous demander comment l'aveugle se 
: Représente la position des objets, comment il les pro- 



* * * t. 



E 



LA CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 219 

jette dans l'espace. Tant qu'ils ne sortent pas du 
champ tactile, c'est-à-dire de la portée de ses bras, 
il n'y a en cela aucune difficulté, mais l'imagination 
et la pensée de l'aveugle ne sonjt pas enfermées dans 
une si étroite prison. 

Un premier procédé qui s'offre à lui est de prolon- 
ger ses organes tactiles au moyen d'appendices. Nous 
l'avons vu en fairtf usage pour se procurer quelques 
renseignements très rudimentaires sur la forme et la 
«jiature des objets. Mais le toucher indirect ainsi 
obtenu indique plus sûrement leur position. Par lui 
s'explique l'emploi que certains aveugles font de leur 
canne en marchant et leur souci de ne jamais s'en 
séparer. Pour ceux-là mêmes qui n'ont pas contracté 
l'habitude de la canne, elle est souvent précieuse 
pour explorer un terrain. 

Infiniment plus instructifs sont les mouvements que 
l'aveugle fait avec ses jambes pour atteindre l'objet. 
Le nombre de pas le renseigne sur la distance qui 
l'en sépare, l'orientation de ces pas sur la direction 
où il se trouve. Avec la distance et la direction il a 
les deux indications nécessaires et suffisantes pour 
situer l'objet par rapport à lui-même. 

Il est facile sans doute de se faire une idée précise 
de l'espace représenté par un pas. En touchant un 
mur par exemple, tandis qu'il marche, l'aveugle en 
obtient la transposition en étendue brachiale. Mais 
la traduction d'une série un peu prolongée de pas en 
espace concret n'est pas une opération aussi simple 
qu'on pourrait le supposer. Elle se fait en général 
avec une extrême imprécision. Nous pouvons nous 
en assurer en constatant avec quelle difficulté se fait 
l'opération inverse, la traduction en pas d'un espace 
connu. Demandez à des aveugles comment Hs font 
pour se rendre, dans un lieu même tout à fait fami- 
lier, d'un endroit donné à un autre, lorsque aucun 
point de repère ne les guide (bruit ou sensation d'obs- ^ 



220 LE MONDB DES AVEUGLES 

tacle, ou dénivellation du terrain). Us vous répon- 
dront que, même s'ils ont une représentation claire 
de la distance à parcourir, il leur est très difficile, 
presque impossible même, de ne pas s'arrêter soit en 
deçà, soit au delà du but prescrit. Les uns, en petit 
nombre, s'en remettent purement et simplement à 
leur mémoire musculaire; mais c'est alors la cons- 
cience des mouvements qui les guide, et non une 
représentation spatiale. D'autres nous avoueront qu'il 
leur faut compter leurs pas. Presque tous reconnaî- 
tront ju'ils n'ont pas d'autre moyen si aucun objet, 
perçu par un sens quelconque, ne les avertit au mo- 
ment de l'arrivée. 

Mais surtout c'est le sens de la direction qui est 
imprécis. Hocheisen, en étudiant les articulations de 
la main seulement, a cru constater que si les aveugles 
perçoivent mieux que les voyants des mouvements de 
faible étendue, en revanche ils se rendent moins bien 
compte de là direction de ces mouvements. Il expli- 
quait ce phénomène en disant que le contrôle cons- 
tant exercé par la vue sur les membres habitue le 
voyant à prendre une conscience plus exacte des rap- 
ports qui unissent les contractions musculaires à l'o- 
rientation des mouvements. En tout cas la difficulté 
qu'éprouve l'aveugle à conserver la ligne droite en 
marchant assure que ses perceptions sur ce point 
sont des plus confuses. 

A supposer donc qu'il ait situé seulement par rap- 
port à lui-môme un objet éloigné, l'aveugle sera le 
plus souvent dans l'incapacité de le retrouver. Le 
moindre mouvement lui fera perdre le sentiment de 
cette position occupée par cet objet. Un mouvement 
insensible de rotation produit, à quelques mètres de 
distance, un écart considérable. On conçoit que dans 
ces conditions des représentations spatiales un peu 
. étendues auraient grand'peine à se développer. Aussi 
; l'effort de l'aveugle ne se porte pas principalement de 



i - 
* 



LA. CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 221 

ce côté ; il cherche surtout à connaître lès positions 
des objets les uns par rapport aux autres, et surtout 
par rapport à des points fixes. La tâche qui incombe 
à son intelligence et à son imagination est de cons- 
truire des systèmes de représentations où les objets 
particuliers se classent et s'organisent, et où chacun 
. % d'eux sert de support aux autres. 

Dans son cabinet de travail, par exemple, l'aveugle 
situe son bureau non par rapport à lui-même, point 
mobile, mais par rapport aux quatre murs, à la che- 
minée, au tapis, à la bibliothèque, à tous les meubles 
fixes. Dans cette image totale il fait entrer plus ou 
moins d'éléments suivant que son imagination est 
plus ou moins active. Il y fait entrer de préférence 
tels ou tels éléments selon que les besoins de la pra- 
tique recommandent à son attention ceux-ci ou ceux- 
là. Comme le plafond n'a guère d'importance pour 
lui, à moins que, exceptionnellement bas ou excep- 
tionnellement haut, il ne modifie notablement le cube 
d'air^et ne devienne par là sensible aux organes res- 
piratoires, bien souvent le plafond est négligé, et tan- 
dis que la largeur et la longueur de la pièce sont 
représentées avec précision, la hauteur reste souvent 
très vague. Elle aura seulement des chances sérieuses 
de s'imposer à lui si les rayons de sa bibliothèque 
l'obligent à la mesurer musculairement par des 
ascensions fréquentes. Et tous ces éléments de sa 
représentation se soutiennent l'un l'autre, se conso- 
lident réciproquement, s'évoquent mutuellement dans 
sa conscience. De la sorte, il suffira que l'aveugle 
connaisse la position de l'un quelconque d'entre eux 
par rapport à son propre corps, la position du tapis 
que son pied lui donne, par exemple, ou la position 
de la table qui est à portée de sa main, pour se 
représenter aussitôt la position de l'un quelconque 
des autres. La faculté stéréognostique, avons-nous 
dit, en effet, permet, au moyen d'une de ses parties, de 



222 LE MONDE DÈS AVEUGLES 

faire surgir dans l'imagination la représentation tac- 
tile dans son entier. Or la pièce entière constitue 
désormais comme un objet unique. 

Ainsi Paveugle est amené par les besoins de la 
pratique à se constituer des lieux où il habite des 
images tout à fait équivalentes à celles des clair- 
voyants. L'image aura chance d'être d'autant plus 
# complète et d'autant plus stable que le lieu considéré 
lui sera plus familier. Mais, là même où il ne se trou- 
vera qu'en passant, il cherchera à se faire une image 
embryonnaire au moyen de deux ou trois points de 
repère. Quand il sera dans un lieu tout à fait inconnu, 
seuls le nombre et la direction de ses pas pourront 
lui dire la position d'un objet déterminé, mais la con- 
naissance qu'il en aura sera fugitive et peu utilisable. 

i 
VII 

La nécessité d'agir stimule puissamment la cons- 
truction de ces images complexes. Mais un stimulant 
non moins précieux vient encore à l'aveugle de ses 
sensations auditives. Qu'il soit nécessaire au dévelop- 
pement des représentations, je n'ose pas l'affirmer, 
car il me semble bien que certains aveugles-sourds 
de naissance parviennent à un degré assez élevé 
d'imagination spatiale. Mais sans aucun doute il lui 
est d'un grand secours, et dans la pratique les aveu- 
gles-entendants doivent au sens de l'ouïe une grande 
part de leur faculté de représentation. Sans lui le 
champ de leurs images serait rétréci, et surtout ils 
en seraient moins les maîtres. 

On a prétendu que les sensations de l'ouïe sont 
naturellement étendues comme celles de la vue et du 
toucher, et qu'elles sont immédiatement perçues 
comme localisées dans l'espace. L'expérience psycho- 
logique, non moins que l'examen physiologique de 
l'oreille, semble bien montrer le contraire : un sujet 



\ 
LA CONQUÊTE DES REPBÉSENTATI0N3 SPATIALES 223 

qui n'aurait que des perceptions auditives ne con- 
naîtrait pas d'espace, et les mille variations d'un 
même son qui nous servent à le localiser lui appa- 
raîtraient non comme des conséquences des positions 
diverses occupées par sa source, mais comme-des dif- 
férences d'intensité et de nature. 

Mais les sensations auditives ont la propriété de 
s'associer étroitement avec les sensations visuelles 
et tactiles. Elles les évoquent dans la conscience, et 
ainsi elles se lient intimement à la représentation de 
l'objet qui les cause : un aboiement fait surgir l'image / 
d'un chien. Elles évoquent du /même coup et tout 
naturellement la représentation de la position occu- 
pée par cet objet dans l'espace. Et comme, suivant 
qu'il est placé en avant, en arrière, ou de côté, suivant 
qu'il est plus ou moins éloigné de nous en largeur, 
en hauteur et en profondeur, le son ept Nperçu par 
l'oreille avec des modalités particulières, peu à peu, 
avec l'expérience* ces modalités particulières devien- 
nent représentatives des différentes positions de l'es- 
pace. Les corps sonores finissent par v ètre localisés à 
la seule audition. 

C'est donc l'espace tactile encore que les sensations 
auditives offrent à l'aveugle, l'espace tactile qu'elles 
se sont incorporé en quelque sorte, et s'il ne possé* 
dait pas auparavant l'espace tactile, il n'^n tirerait 
aucun fruit dans le champ de ses représentations 
spatiales. Mais elles ont sur les représentations tac 
tiles ce grand avantage de s'étendre sur un domaine 
considérablement plus vaste que celui du toucher. 
•Aussi elles se substituent aux sensations tactiles 
dans bien des cas. Elles représentent les positions 
lointaines sans exiger ni délai ni mouvement. Instruite 
par le toucher, l'ouïe usurpe ses prérogatives. Le 
bruit d'une fontaine m'épargne les quinze pas qu'il eût 
fallu faire pour apprendre qu'elle est à dix mètres 
devant moi. 



/ 



224 LE MONDE DES AVEUGLES 

Non seulement il m'épargne temps et effort, mais 
les renseignements qu'il me donne sont plus précis. 
Les difficultés que nous signalions tout à l'heure en 
ce qui concerne la direction n'existent plus : l'aveu- 
gle n'est plus contraint, pour se faire une idée exacte 
de la place occupée par l'objet, de suivre une ligne 
droite. Il la perçoit d'après l'angle d'incidence des 
ondes sonores sur son oreille. Il n'a plus besoin de 
synthétiser un nombre parfois élevé de mouvements 
en une représentation d'ensemble. Enfin, pour peu 
que le bruit soit permanent, comme celui d'une fon- 
taine qui coule, la représentation persiste à s'impo- 
ser à la conscience; elle ne risque pas de se fausser 
ou de s'évanouir au moindre mouvement inconsidéré 
fait par l'aveugle. 

Voilà pour les représentations simples. Pour les 
représentations complexes où diverses images s'orga- 
nisent en système et se soutiennent les unes les 
autres, le rôle des sensations auditives est plus pré- 
cieux encore. Si le bruit est continu, ou môme s'il 
peut être renouvelé à volonté, il constitue un point 
d'appui pour toutes les autres images, un point de 
repère autour duquel toutes viendront se grouper. Il 
fournit la pierre d'assise de la représentation globale, 
et Ton conçoit quelle en est l'utilité. Bien plus, dans 
un lieu clos, dans une pièce par exemple, le bruit se 
complique de sonorités secondaires qui sont instruc- 
tives pour la position de divers objets. Il se réfléchit 
sur les murs et donne à l'oreille une image confuse, 
mais non sans valeur, qui se traduit immédiatement 
en représentation spatiale. J'ai dit déjà que le bruit 
des pas sur le plancher ou le crépitement du feu font 
connaître à l'aveugle les dimensions de la pièce. Ainsi 
il a, grâce à l'oreille, une représentation une, du 
genre de celles que l'œil peut donner, un cadpe très 
sommaire, qui souvent se limite à une représentation 
les quatre murs, mais un cadre enfin où classer ses 



LA CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 2213 



images de détail. Quand il Paura rempli à sa ma- 
nière, le bruit pourra alors évoquer le contenu en 
même temps que le contenant. Il le pourra d'autant 
mieux que le contenu n'est pas sans avoir parfois lui 
aussi quelque action sur les modalités du son : qui 
n'a remarqué les nuances sourdes que les tentures 
et les rideaux donnent au son des voix? Il en rendra 
toutes les parties présentes à la fois dans la cons- 
cience et viendra en aide ainsi au travail de l'imagi- 
nation. Par là se trouvera diminué l'obstacle qu'op- 
pose à l'aveugle l'absence de toute représentation 
globale, si difficile à obtenir du toucher, lorsqu'il 
s'agit de représentations qui dépassent de si loin ses 
moyens d'investigation. 

Cette valeur synthétique de la sensation auditive 
lui confère tout son prix. Elle substitue une impres- 
sion simultanée à la succession des impressions tac- 
tiles, et fournit tant bien que mal à la conscience cet 
élément de coordination que l'on a cru longtemps ne 
pouvoir emprunter qu'à la vue. C'est peut-être grâce 
à l'ouïe seule que l'aveugle parvient à se donner une 
représentation concrète, vraiment intense, de vastes 
étendues. Un coup de fusil qui éclate à trois cents 
mètres, une voix claire qui parfois à cent ou deux 
cents mètres imprègne une atmosphère légère et 
pure, reculent soudain l'horizon démesurément, et 
l'emplissent d'une lumière vive. Un coup de tonnerre 
au loin qui se répercute à l'entour a une puissance 
évocatrice plus grande encore. Une pierre lâchée 
au-dessus d'un précipice et qui, après une seconde 
de course, renvoie son cri sourd, ouvre un abîme 
devant l'imagination de l'aveugle et lui donne parfois 
une sorte de vertige. Combien d'autres sensations 
auditives éperonnent puissammentsa faculté de repré- 
sentation ! Leur rôle dans la vie affective et esthé- 
tique est Ae premier ordre. Non moindre peut-être 
est celui de ces bruits familiers qui constamment 



226 LE MONDE DES AVEUGLES 

r 

invitent l'aveugle à sortir de lui-même, à étendre son 
imagination autour de lui. Sans doute les sensations 
d'obstacle, participant de l'espace, ont des propriétés 
analogues d'évocation, mais elles sont beaucoup 
moins précises, et surtout comme elles portent beau- 
coup moins loin, les services qu'elles rendent dans 
l'élargissement des représentations spatiales ne peu- 
vent pas se comparer aux bienfaits des sensations 
auditives. 

VIII 

A toutes les étapes, la même difficulté s'est donc 
présentée à nous, la difficulté de synthétiser les don- 
nées du toucher. Aidé par la main, par le bras, par le 
corps tout entier, surtout par l'oreille, c'est pourtant 
sur son intellect principalement que l'aveugle doit 
compter pour en triompher. 

Même dans l'acte de la vision, d'ailleurs, l'intellect 
semble bien jouer un rôle capital pour assurer à la 
représentation sa valeur synthétique. Nous le verrons 
plus nettement si nous observons certains malades 
dont la rétine n'est plus sensible qu'en un point de 
fort petite étendue. Pour se figurer les objets ils sont 
tenus d'en suivre les contours avec leur unique point 
de vision, et de bâtir ainsi leur représentation en 
interprétant les mouvements de leur tête, exactement 
comme un aveugle bâtit ses représentations tactiles 
en suivant les bords des objets avec ses doigts et en 
interprétant les mouvements de sa main. A ce degré 
la vue se confond presque avec le toucher, et cette 
ressemblance encore la rapproche de lui, qu'elle ne 
perçoit en général qu'à de très faibles distances. 

A mesure que l'organe se perfectionne, à mesure 
que le rayon visuel s'allonge et que le champ de la 
vision s'étend en tout sens, l'opération de l'esprit en 
vue de synthétiser les données fournies par l'œil se 



LA CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 227 

fait de moins en moins compliquée. Tous les degrés 
de myopie nous conduisent par une progression 
insensible jusqu'à la vision parfaite. Mais même 
dans la vision parfaite il semble bien que tous les 
éléments de la représentation ne s'offrent pas à l'es- 
prit sur le même plan. Dans toute rétine il est dés 
points plus sensibles que d'autres, des points où les 
fibres nerveuses aboutissent en plus grande abon- 
dance et où la lumière est plus intense. Le rôle de 
l'attention est de promener le regard sur la surface 
de l'objet de manière à faire entrer ses diverses par- 
ties en relation avec les points sensibles et à les 
mettre en évidence. La mémoire devra retenir et 
agglutiner ces impressions, successives pour donner à 
l'image synthétique une clarté, une richesse, une 
intensité qu'elle n'avait pas d'abord. L'enveloppe que 
l'œil jette sur l'objet et dont il l'enserre facilite l'ac- 
tion de l'esprit, mais ne la supprime pas. 

Par là s'explique peut-être (revenons-y une fois 
encore) qu'il n'y ait pas une différence de nature 
entre la représentation spatiale visuelle et la repré- 
sentation spatiale tactile. De ce biais la vue apparaît 
comme un toucher perfectionné, le toucher comme 
une vue embryonnaire. Entre deux voyants, dont l'un 
est mauvais et l'autre bon visualisateur, il peut y 
avoir autant ou plus de distance au point de vue des 
représentations spatiales qu'entre un aveugle et un 
voyant. 

Mais, si la pathologie nous montre une identité 
foncière entre les représentations de l'œil et celles de 
la main, la distance n'en reste pas moins grande entre 
la manière dont, dans les conditions normales, les 
unes et les autres sont acquises. Le perfectionne- 
ment de l'organisme physiologique se fait au profil de 
l'intellect qu'il décharge en grande partie de sa tâche. 
Si l'on m'a suivi, on a vu que l'aveugle doit fournir un 
effort mental dont l'œil dispense presque entièrement 



228 LE MONDE DES AVEUGLES 

le voyant, et qu'il lui faut faire concourir divers orga- 
nes, là où un seul suffit au voyant. On comprend par 
suite que des différences individuelles beaucoup plus 
profondes existent entre les représentations des aveu- 
gles qu'entre les représentations des voyants. 

Même dans les conditions les plus avantageuses où 
le toucher puisse s'exercer on peut apercevoir déjà 
des degrés différents d'habileté chez les aveugles. 
C'est dans les limites de ce que nous avons appelé 
l'espace manuel qu'il se rapproche le plus de la vue 
puisque dans ces limites l'aveugle dispose d'une 
perception synthétique relativement précise. Et pour- 
tant, pour passer de cette première perception à la 
connaissance claire de l'objet, du toucher passif ^ la 
palpation active, il faut évidemment des mouvements 
beaucoup moins spontanés et beaucoup plus com- 
plexes que pour passer de la vue passive à la vue 
active, de la perception par l'œil au repos à l'examen 
précis par les points les plus sensibles delà rétine. 

Et de même il s'en faut de beaucoup que l'oreille 
rende à tous les mêmes services en ce qui concerne 
les représentations spatiales. Un son a plus ou moins 
de chances d'évoquer une représentation spatiale pré- 
cise selon que l'intérêt du sujet est plus ou moins 
retenu par les formes des objets. Il est des aveuglea 
spécialement des musiciens, dont l'attention est toute 
attirée par les sons, en tant que sons. La vie est pour 
eux un spectacle sonore. Quoi qu'on en ait pu dire 
quelquefois, je ne pense pas que, même pour eux, les 
bruits ne s'accompagnent d'aucune représentation , 
étendue, mais il est clair que les éléments étendus, 
associés aux bruits, prennent dans leur conscience 
une portée beaucoup moins grande que chez d'autres 
aveugles, en particulier chez des ouvriers manuels 
qui, constamment occupés à palper et peu sensibles 
aux propriétés musicales des corps, tournent toute 
leur attention vers l'utilisation pratique des objets, 



LA CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 229 

et par conséquent vers leurs qualités spatiales. Pour 
les uns le monde extérieur tend à se traduire en sons, 
pour les autres en formes. 

Les variations se font plus grandes encore lorsqu'il 
s'agit de représentations très étendues dont la syn- 
thèse ne peut être opérée que par un effort de l'in- 
tellect. Beaucoup se contentent alors de représenta- 
tions rudimentaires, imprécises ou fausses ; et dans 
la simplification, dans l'imprécision, dans la fausseté 
il y a dçs variétés considérables. 

Pour remédier à ces imperfections des représenta- 
tions de Paveugle, on doit l'exercer à utiliser le mieux 
possible les outils dont il se sert pour les bàlir. A la 
différence de l'œil, la main, l'oreille et l'intellect ont 
souvent besoin d'une éducation méthodique. 

IX 

Je ne puis pas songer à entrer dans l'examen de 
cette pédagogie spéciale des aveugles. Les principes 
sur lesquels elle repose se déduisent aisément des 
pages qui précèdent. Dans le choix des exercices il 
convient de ne pas oublier que, tout en cultivant' 
l'adresse de l'enfant, l'éducation des sens cultive son 
imagination. Les deux vont de pair. Les mouvements 
destinés à développer l'agilité des doigts préparent la 
main à scruter plus exactement les objets pour s'en 
bâtir des représentations, et inversement les mouve- 
ments les plus simples faits en vue d'examiner les 
objets, étant subordonnés à une fin, contribuent à 
rendre les doigts plus habiles. Tel petit aveugle de six 
à sept ans que j'ai connu, et qui maniait le rabot, le 
marteau, la scie en compagnie de ses camarades clair- 
voyants pour confectionner des chaises, des fauteuils, 
des tables, des armoires de poupée, s'apprenait, sans y 
penser, à mieux juger des proportions des objets. 
Les jeux de construction, le dessin, le modelage, 



230 LE MONDE DBS AVEUGLES 

qu'on pratique généralement dans les écoles aile 
mandes, sont excellents pour habituer l'enfant à 
' synthétiser les images. 

Si cette éducation spéciale ne les prévient pas 1 , en 
raison de tous ces obstacles que rencontre sur sa 
route l'imagination spatiale de l'aveugle, deux dan- 
gers le menacent particulièrement : l'invasion des 
représentations fausses, et la paresse à construire des 
images spatiales. 

L'aveugle est sollicité sans cesse par son milieu à 
bâtir des représentations nouvelles, et à les construire 
avec une extrême rapidité, si bien que ses moyens 
d'investigation ne sauraient suffire à la tâche. La 
langue qu'il parle est une langue faite par des voyants 
et pour des voyants : elle nomme mille objets qui 
sont hors de son commerce habituel, d'autres même 
dont il ne pourra jamais se faire une idée exacte. 
Elle l'oblige à penser toutes ces choses nouvelles. 
Elle est ainsi une excitation perpétuelle pour son 
intelligence et pour son imagination à chercher sans 
cesse à travailler à se dépasser elle-même. L'utilité 
d'un pareil stimulant est manifeste. Il a cependant 
aussi ses périls. Quelquefois l'aveugle se contente de 
répéter les mots qu'il entend et qui ne correspondent 
à aucune image précise dans le champ limité de son 
expérience. Qu'il s'abandonne à cette pente, qu'il 
s'habitue à ce psittacisme, et son indolence à imagi- 
ner pourra devenir incurable. 

Mais rarement l'esprit se résout à cette passivité. 
Pour rétablir l'équilibre entre son expérience trop 
courte et son langage trop riche, il a recours à des 
substituts de représentations. Il brode, il s'efforce de 
fabriquer pour chaque terme une forme concrète, plus 
ou moins rudimentaire. Trop indolent, et aussi trop 
pressé pour se livrer, chaque fois qu'un mot nouveau 
lui apparaît, à l'enquête minutieuse que supposerait 
l'acquisition d'une représentation précise, il lui accola 



LA CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 231 

une imago inadéquate, et, faute?* de pouvoir le revêtir 
de son véritable vêtement, il lui en prête un de fan- 
taisie. 

La substance en sera fournie quelquefois par les 
propriétés auditives du mot, plus souvent par les 
associations d'idées qu'il entraîne, ou par les qualités 
de telle ou telle de ses parties qui sera tombée sous 
les sens de l'aveugle, ou qu'il rapportera à des objets 
connus. Une faucheuse mécanique, par exemple, tant 
que l'aveugle ne l'aura pas palpée ou tant qu'on ne la 
lui aura pas décrite, pourra être représentée par une 
grande faux fixée a une voiture à laquelle l'imagina- 
tion individuelle pourra donner une Yonne déterminée. 
Le dérèglement de l'esprit et son impatience sont 
tels que. même les noms des couleurs bien souvent 
ne restent pas pour l'aveugle de simples noms. 

Aucun voyant n'est affranchi de représentations 
folles de cette espèce et, presque chez tous, avec plus 
ou moins d'indiscrétion, l'imagination devance l'ac- 
tion des sens; mais chez l'aveugle, qui est privé du 
sens de beaucoup le plus agile et le plus compré- 
hensif, le mal risque tout naturellement d'atteindre 
des proportions exceptionnelles. 

On dtevra donc procéder à un inventaire minutieux 
de son vocabulaire. L'éducation aura pour fonction de 
contrôler et d'épurer le contenu des mots dont il 
mésuse. Elle aura encore à y substituer des représen- 
tations vraies de même qu'à remplir les mots demeu- 
rés vides de sens. Le moyen qu'elle y emploie est 
de faire toucher à l'aveugle le plus d'objets possible, 
d'assiéger son cerveau de représentations exactes. 
Par là, elle luttera contre la paresse de l'imagination 
spatiale. 

Ceux qui sont atteints'de ce défaut ne palpent que 
rarement, et quand ils palpent ils le font toujours 
d'une manière trop sommaire et sans méthode. Ils 
jouissent des sons plus qu'ils ne les utilisent. Leur 



232 LE MONDE DES AVEUGLES 

« 

imagination est molle à juxtaposer les différentes 
pièces de représentations qui leur sont fournies par 
leurs sens. 

Il en résulte qu'ils restent en quelque sorte étran- 
gers au milieu dans lequel ils vivent. Ne sentant pas 
sa présence réelle autour d'eux et le connaissant mal, 
ils sont peu capables d'agir. On vient d'apporter une 
table neuve dans là chambre d'un aveugle : il ne 
prend pas la peine d'en examiner les dimensions ; il 
ne retient que le rugneux des sculptures en bois que 
sa main a rencontrées d'abord. Deux minutes après 
il se baisse pour ramasser un objet. Sa tête se heurte 
contre une carre que son imagination ne lui présentait 
pas. 

« Pour l'aveugle, » nous dit un travailleur manuel 
qui a réfléchi sur les conditions de son activité, « la 
difficulté d'un métier réside beaucoup moins dans 
l'apprentissage et la pratique des tours de main 
spéciaux, que de la nécessité d'apprécier rapidement 
avec les doigts les divers détails qui sont embrassés 
tout naturellement par l'œil. » Comment les mouve- 
ments de l'aveugle seraient-ils dégagés et souples 
s'il n'a pas une image nette de la pièce où il se déplace 
et des différents meubles qui l'occupent? Plus nous 
nous élevons des formes d'activité déterminées et 
relativement simples que supposent la plupart des 
métiers à des formes libres, complexes, qui deman- 
dent non un mécanisme toujours le même, mais une 
adaptation continuelle à, des milieux changeants, plus 
grandit pour l'aveugle la nécessité de représentations 
locales multiples et complexes (appartements, jar- 
dins, maisons, rues, plans des villes), et sa liberté 
d'action est en proportion de la rapidité et de l'exac- 
titude avec lesquelles il le^ construit. Aucune faculté 
ne contribue davantage à lui assurer l'indépendance 
et à faire de lui une valeur sociale. 



1 



QUATRIEME PARTIE 



INDICATIONS SUR LA VIE AFFECTIVE 



CHAPITRE XIII 

Les personnes et les choses. 



I 

Les images visuelles remplissent dans la vie psy- 
chique des fonctions multiples dont ne sauraient s'ac- 
quitter les représentations spatiales que nous venons 
d'examiner. Elles sont des forces vives, agissantes. 
Elles dictent des actes. Elles inspirent des sentiments. 
Elles sont des sources précieuses de sympathie. La 
vue d'une pomme éveille l'appétit et le désir de se la 
procurer. Imaginer, c'est toujours vouloir à, quelque 
degré. Que de rêves de bonheur l'imagination sait 
tisser, émue par un beau visage ! Combien de com- 
passions bienfaisantes éveille en nous la vision des 
infirmités et des déchéances physiques ! On a pu dire 
non sans fondement que l'étendue et la force de notre 
sympathie sont en raison de l'étendue et de la clarté 
de nos représentations. 

Pour remuer ainsi les âmes, les pauvres représen- 



\ 

234 LE MONDE DES AVEUGLES 

tations spatiales de l'aveugle , si décharnées , si 
engourdies, sont. notoirement inefficaces. Il y faut des 
représentations animées, gonflées d'impressions sen- 
sorielles. Ici les. substituts des images visuelles seront 
des images tactiles encore tout imprégnées de leurs 
qualités sensibles, mais plus encore des images olfac- 
tives et auditives. 

Rien n'empêche, en effet, remarquons-le bien, de 
leur donner des substituts. La vue n'agit pas ici par 
sa vertu spécifique. Elle n'est pas l'agent détermi- 
nant, mais seulement l'occasion. Elle ne fait que sus- 
citer des images organiques, motrices, affectives qui 
sont les sources directes des désirs, des mouvements, 
des émotions. Il suffît qu'à ces images organiques, 
motrices et affectives des images provenant de sens 
autres que la vue puissent s'associer et qu'elles aient 
la force de les ébranler pour que par elles puissent 
venir du monde extérieur les excitations nécessaires. 

Pourquoi toucher la pomme, dont la peau lisse et 
fraîche cause une impression si particulière à la 
main, ne ferait-il pas venir l'eau à la bouche aussi 
bien que la voir? Pourquoi les cris de désespoir 
qu'arrache la douleur à ce malheureux n'ébranle- 
raient-ils pas mon âme et ne la bouleverseraient-ils pas 
aussi bien que la vue de ses grimaces et de ses con- 
torsions? De fait, nul n'en doute. Le froid du cadavre 
n'étreint pas moins le cœur que la couleur de son 
visage. « Les images des divers sens, a-t-on dit, sont 
autant d'idiomes différents entre lesquels nous avons 
le choix pour traduire nos émotions. » Nous savons 
que chez le voyant les images visuelles ne sont pafe 
nécessairement seules agissantes. II y a des imagina- 
tifs de toute sorte : chaque ordre de sensations a les 
siens. Une forme d'imagination sensorielle est fermée 
aux aveugles; il leur en reste d'autres qui pourront 
suppléer celle-là. 

Mais la même illusion est toujours^ là : comme les 



LES PERSONNES ET LES CHOSES 



235 



images visuelles occupent presque entièrement le 
champ de la conscience, comme elles y ont une clarté 
et une richesse exceptionnelles, même daW les esprits 
médiocrement imaginatifs elles nous paraissent cons- 
tituer un ressort d'action que rien ne saurait rem- 
placer. Le voyant ne conçoit qu'à grand'peine que 
l'aveugle puisse avoir assez d'images sensibles pour 
en tenir lieu et surtout qu'il puisse les associer avec 
assez d'éléments de conscience. 

Nous constaterons que, grâce à la vie sociale, les 
images visuelles, bien qu'elles ne tombent pas sous 
ses sens, ne sont pas, au point de vue affectif absolu- 
ment perdues pour l'aveugle, que par les mots qui les 
désignent quelque chose de leur émotion peut se 
transmettre à qui ne les connaîtra jamais. Il ne sau- 
rait pourtant, cela est clair, en attendre une grande 
somme d'énergie psychique : il n'y trouvera que ce 
qu'il y aura mi»3 lui-même. L'énergie psychique ne 
peut venir que de sensations qui suppléent les sensa- 
tions visuelles. Quelques faits, en nous montrant le 
mécanisme de cette suppléance, nous feront sentir 
que , en dépit de la cécité , les images vives des 
personnes, des choses, de la nature, des chefs- 
d'œuvre de l'art, toutes ces magiciennes qui révèlent 
à l'homme ses propres richesses, peuvent aisément 
faire jaillir de nos cœurs, comme du rocher d'Horeb, 
les sources vives d'émotion et de sympathie que la 
nature a cachées en chacun de nous. 

II 

Pour nous émouvoir, nos images, dans la plupart 
des cas, doivent être fortement individualisées. Si tout 
lion est susceptible de nous effrayer en tant que lion, 
tel lion, dont nous admirons la beauté, ne nous touche 
que par ce qui le distingue des autres lions. La pré- 
sence d'un ami nous est chère dans la mesure où 



233 



LE MONDE DES AVEUGLES 



nous sentons en lui non l'homme en général, mais les 
qualités par lesquelles il se différencie des autres 
hommes. Il est clair que les images spatiales de 
l'aveugle ne sauraient individualiser que bien rare- 
ment les objets, et plus rarement encore les per- 
sonnes. \ Bien peu d'assiettes se distinguent par une 
forme caractéristique des autres assiettes, je ne dis pas 
seulement de toutes les assiettes qui existent de par le 
monde, mais de toutes celles qui rentrent dans le 
cadre de notre expérience. Pour les personnes la 
diversité sans doute est plus grande, mais elle porte 
sur des détails dont l'aveugle n'a guère conscience 
puisqu'il ne les touche pas. Les touchât-il, beaucoup 
lui échapperaient par leur finesse, et l'analyse d'une 
physionomie par la main serait sans doute une analyse 
bien rudimentaire. Le voyant même qui ne percevrait 
que la taille de l'individu et les dimensions du visage 
et qui serait privé de tous les éléments d'individuation 
fournis par le teint, les reflets, l'expression, n'aurait 
qu'une faculté de reconnaissance relativement réduite. 
Il ne lui resterait que les éléments les moins significa- 
tifs. La forme, caractéristique de la finalité des objets 
et par conséquent très propre à déterminer des images 
génériques, est, surtout sous les aspects imprécis où 
elle apparaît au tact, très impuissante à fournir des 
images individuelles. 

Les romanciers qui nous mettent en scène des 
aveugles ne manquent point de leur inspirer un désir 
ardent de connaître les traits d'une mère ou d'une 
amante. L'heure vient toujours où, grâce à la compli- 
cité des événements, ils leur permettent de promener 
leurs doigts fébriles sur le visage adoré. La scène est 
touchante et d'un effet certain, mais combien fausse 
aussi ! Lorsqu'il s'agit d'anciens voyants, tout péné- 
trés encore de souvenirs visuels, cette nostalgie peut 
être poignante. Pour un aveugle vraiment aveugle, 
elle n'est qu'un ornement littéraire. L'auteur insuffle 



LES PERSONNES ET LES CHOSES 237 

à son personnage ses sentiments à lui, il ne le fait pas 
vivre de sa vie propre. La vérité est que la physio- 
nomie intéresse fort peu l'aveugle. Il n'est pas habitué 
à y trouver l'expression de la personnalité. Voilà un 
monde qui lui demeure fermé. Sa curiosité n'est pas 
orientée de ce côté-là et, lorsqu'il n'écoute que ses 
sentiments, lorsqu'il ne sort pas de lui-même pour se 
préoccuper de l'opinion publique, la beauté du visage 
est dans une personne la dernière qualité dont il 
se soucie. 

Ce qui l'intéresse avant tout, c'est la voix. La voix 
humaine est un instrument d'une richesse et d'une 
souplesse merveilleuses qui, grâce à ses nuances infi- 
nies de hauteur, d'intensité, de timbre, de tonalité, 
d'allure, à ses inflexions si variées, ouvre à l'oreille 
un nombre inépuisable de combinaisons auditives. La 
diversité des voix n'est pas moindre que la diversité 
des visages et il n'y a pas deux voix identiques plus 
que deux visages absolument pareils. Le prodige, à y 
bien réfléchir, n'est pas plus surprenant d'un côté que 
de l'autre. L'aveugle dont l'oreille est exercée distingue 
à la voix un nombre considérable de personnes. Les 
voyants s'en étonnent. Il n'y a pourtant, là encore, 
rien qu'ils ne puissent eux aussi. Chaque jour le 
téléphone me révèle qu'ils reconnaissent avec sûreté 
beaucoup plus de voix qu'ils ne se le figurent. Je crois 
bien qu'il le leur révèle à eux-mêmes, car, tant qu'ils 
voient leur interlocuteur, ils ne se rendent pas compte 
qu'il leur suffirait de l'entendre pour le distinguer. 
Une fois de plus c'est la vue qui leur dissimule une 
de leurs facultés, et surtout qui les empêche de la cul- 
tiver. 

Je ne prétends pas, d'ailleurs, que la reconnais- 
sance par Toreille soit aussi sûre que la reconnais- 
sance par l'œil. Il s'en faut. Non seulement dans le 
bruit les voix deviennent méconnaissables comme les 
usages dans les ténèbres, mais bien des « bonjour » 



238 LE MONDE DES AVEUGLES 

prononcés sur des intonations banales , par deux 
sœurs ou par deux frères, ou plus généralement par 
deux personnes qui, vivant ensemble, s'empruntent 
mutuellement des inflexions, causent parfois d'étranges 
embarras. Il n'est rien de si trompeur pour l'aveugle 
que ces brèves salutations où l'ouïe surprise n'a pas 
le temps de se retrouver. Maisj au point de vue pra- 
tique, les images auditives n'en rendent pas moins là 
des services inappréciables. 

Si elles venaient à manquer, la psychologie des 
aveugles-sourds nous apprend que l'esprit, réduit sans 
doute à des informations moins riches, ne serait 
pourtant pas privé de toutes ressources. Nous avons 
vu que M. Guégan reconnaît ses familiers aux vibra- 
tions que leurs pas impriment au soi. M. Malossi, 
comme presque tous ses congénères, semble attacher 
surtout une grande importance aux représentations 
de la main : c*est quand la main du nouveau venu se 
pose sur la sienne qu'il le nomme. Gomme <en outre 
M. Malossi converse avec les gens de son entourage 
au moyen d'un alphabet manuel, ceux-ci touchant ses 
doigts chacun à sa manière, qui plus fort, qui plus 
vite, qui encore avec tel geste caractéristique v il a en 
outre comme moyens d'information des sortes de voix 
tactiles qui viennent confirmer sa première impres- 
sion. Il n'a que bien rarement à la corriger. M lle Marie 
Heurtin distingue les personnes surtout à l'odorat. 
Pour elle, ainsi que pour Helen Keller, chacun a son 
parfum particulier. 

^ m 

Tous ces signes n'échappent pas complètement à 
l'avieugle-entendant, mais il ne les remarque que 
secondairement, pour la même raison que le voyant 
ne remarque les voix'que d'une manière accessoire. 
Ils lui servent quelquefois à distinguer les personnes : 



LES PERSONNES ET LES CHOSES 239 

surtout les parfums caractéristiques et le bruit des pas 
sur le sol ont Futilité particulière de lui faire con- 
naître la pré&ence de personnes qui gardent le silence. 
Sans avoir l'odorat aussi affiné que celui de M lle Heur- 
tin, on est frappé par le parfum de certains tabacs 
caractéristiques, d'eaux de toilette, de savons particu- 
liers; et il n'est pas besoin d'avoir l'oreille bien 
exercée pour distinguer le pas grave et lourd d'un 
sénateur septuagénaire du trottinement léger et menu 
d'une fillette de cinq ans. Entre ces deux démarches 
extrêmes il en est un nombre infini qui portent les 
marques individuelles de chacun. Mais c'est surtout 
comme évocateurs d'images affectives que ces indices 
secondaires sont retenus. 

Car, voici le point essentiel, toutes ces impressions 
sensibles que l'aveugle reçoit des personnes qui l'en- 
tourent sont émotives à un haut degré. Elles portent 
la marque de la personnalité dont elles viennent. Elles 
sont toutes chargées de cette personnalité et la com- 
muniquent à qui les reçoit. 

Disons, pour parler^ avec plus de précision, qu'elles 
sont susceptibles de s'associer dans la conscience de 
l'aveugle avec un riombre considérable d'émotions, 
d'impressions, d'images et de les y faire lever en 
foule. II est des poignées de main chaudes comme il 
en est de glaciales ; il en est de prenantes comme de 
molles et atones, de vibrantes comme d'indifférentes, 
de fiévreuses comme de calmes, il en est d'une bien- 
veillance affectée comme il en est de sincères. 
L'aveugle reporte sur ces différences, et sur bien 
d'autres dont les mots n'expriment que très imparfai- 
tement les nuances, tout le prix que le voyant attache 
par exemple à l'expression du regard qui prend pour 
lui des significations affectives si variées. Mais surtout 
l'âme entière se reflète dans les nuances si indéfinis- 
sables de la voix. Il est des voix qui prennent aux 
entrailles. J'en sais qui ont déterminé <lfc& ^ssvss'osa» 



240 LE MONDE DES AVEUGLES 

soudaines aussi bien que des visages. Elles ont leur 
beauté intrinsèque, beauté musicale, j'allais dire 
objective; mais elles s'imprègnent aussi de toutes les 
beautés morales que nous avons expérimentées chez 
leurs possesseurs, de toutes leurs délicatesses d'âme, 
de tous leurs actes même et nous en apportent les 
parfums fondus dans une indicible unité. 

Quand une personne me tend la main, nous dit un 
aveugle dans une lettre citée par M. Heller, je sens aussitôt 
dans quelles dispositions elle vient à moi. Une pression 
vigoureuse, qui ne s'interrompt pas trop brusquement, me 
prouve de la bienveillance ; un attouchement rapide, de la 
fierté et un sentiment de supériorité. Les caractères de 
la personne physique se manifestent à moi dans la struc- 
ture de la main : une main molle et peu musclée me donne 
l'impression d'un être débile, et, chose remarquable, cette 
impression concorde assez souvent avec les indications que 
je tire du son de la voix. Quant à la nature des occupa- 
tions, je la perçois dans l'état de la peau : un ouvrier se 
distingue à coup sûr d'un intellectuel. Même deviner plus 
, précisément le métier m'est souvent possible. C'est ainsi 
que j'ai reconnu un tailleur dès les premières salutations 
à ses doigts abîmés de piqûres. D'autres points de repère 
sont fournis par les bijoux de la main ainsi que par les 
soins dont elle est l'objet. J'ai connu un aveugle qui étonna 
une société de clairvoyants où il se trouvait pour la pre- 
mière fois en donnant, d'après le contact des mains, des 
renseignements exacts sur le sexe, l'âge, la condition et les 
passions des personnes présentes. 

Une de mes amies, nous dit Hellen Keller, a des mains 
tenaces, volontaires, qui dénoncent un grand entêtement. 

Et ailleurs : 

Le contact de certaines mains est une blessure. J'ai ren- 
contré des gens qui étaient si dépourvus de toute joie que, 
lorsque je touchais le bout glacé de leurs doigts, H me sem- 
blait que je donnais la main à l'ouragan du Nord-Est. Il en 
est d'autres dont les mains renferment des rayons de soleil, 
si bien que leur contact me réchauffe le cœur. 



\ 



LES PERSONNES ET LES CHOSES 241 

Les odeurs n'ont pas pour elle une signification ■' 
moins riche. 

Parfois, dit-elle, il m'arrive de rencontrer des personnes 
auxquelles fait défaut une odeur individuelle distinctive : je 
les trouve rarement animées et agréables. Inversement les 
gens dont l'odeur est fortement accusée, possèdent souvent 
beaucoup de vie, d'énergie et d'intelligence. Les exhalaisons 
des hommes sont en général plus fortes, plus vives, plus 
individuelles que celles des femmes. Dans le parfum des 
jeunes gens il y a quelque chose d'élémentaire, quelque 
chose qui tient du feu, de l'ouragan et du flot marin* On y 
sent les pulsations de la force et du désir de vivre. J'aime- 
rais à savoir si les autres observent comme moi que tous les 
petits enfants ont le même parfum, un parfum pur, simple, 
indéchiffrable comme leur personnalité encore endormie. 
Ce n'est qu'à six ou sept ans qu'ils commencent à avoir un 
parfum particulier qui soit perceptible. Il se développe et 
mûrit parallèlement avec leurs forces physiques et intellec- 
tuelles. 

Chez Helen Kefler les qualités tactiles et olfactives 
des personnes ont une faculté d'évocation si grande 
qu'elle ne les retient pas : elle oublie si une main'est 
douce ou rugueuse pour ne retenir que les qualités 
morales qu'elle a inférées du doux et du rugueux; 
disons mieux, qu'elle a cru percevoir en eux. La sen- 
sation n'est pour elle qu'un signe négligeable. Au 
reste, pour passer du signe à la qualité signifiée, il 
est piquant de constater comme les inductions 
logiques et les inférences les plus fantaisistes se 
mêlent les unes aux autres, les premières faisant 
passer les secondes qui ne s'en distinguent pas le 
plus souvent dans la pensée de nos observateurs. 
Mais avec la voix dont la richesse d'expression est 
infiniment plus grande, les interprétations se font 
beaucoup plus audacieuses encore. 

Certains aveugles aiment à répéter qu'ils sont 
capables de juger des qualités morales et physiques 



242 



LE MONDE DES AVEUGLES 



d'une personne d'après sa voix. M. Romagnoli, par 
exemple,, va jusqu'à nous assurer qu'il distingue à la 
voix la couleur des cheveux et la couleur des yeux. 
Et il prétend justifier son assertion en nous rappe- • 
lant que toutes les qualités d'un même sujet sont 
liées entre elles par des rapports déterminés. Etrange 
illusion en vérité. Au plus peut-on dire que la voix 
fournit des indications assez précises sur l'âge : les 
voix vieillissent comme les visages; elles se fanent, 
elles perdent leur fraîcheur et se chargent de rides. 
On peut dire encore qu'elles donnent des indications, 
moins précises déjà mais pourtant non méprisables, 
sur la taille et sur le volume des personnes. De tout 
le reste il n'y a que bien peu de compte à tenir. Mais 
cette illusion est singulièrement significative. Elle 
montre à quel travail de création la conscience se 
livre en percevant une voix expressive, son impuis- 
sance à prendre pour ce qu'elle est, comme un donné 
objectif, toute la cristallisation imaginative dont elle la 
revêt. Un mo*ide d'aveugles aurait ses Lavater. Une 
phonognomie y tiendrait lieu de notre physiôgnomie. 
Les témoignages de quelques aveugles ne seront 
pas ici hors de propos. 

Depuis quelques années, écrit une aveugle, que M. G... 
habite ces parages, c'est dans notre cercle un concert de 
louanges à son sujet : on s'honore de ses visites, on vante 
son esprit, on cite sa sagesse, on proclame sa piété ; c'est un 
homme parfait. Eh bien, à qui oserais-je avouer que cet 
homme-là me déplaît, que cette physionomie ne peut m' être 
sympathique? A chaque nouvelle rencontre je l'écoute, je 
l'analyse pour en rester toujours au même sentiment. Je 
suis persuadée qu'un jour des faits viendront justifier mes 
impressions, car jusqu'ici elles ne m'ont jamais trompée. 
Pourtant je ne me crois pas douée d'une perspicacité par- 
ticulière; je pense seulement qu'en cette matière nous pou- 
vons voir plus clair que les clairvoyants, car ce que nous 
percevons parle plus nettement, plus fidèlement que ce 
qu'ils regardent. Il est rare que je m'informe des traits, de 



I 



LES PERSONNES M LES CHOSES 243 

l'expression de telle ou telle personne. L'ai-je entendue? 
L'image que mon oreille m'imprime d'elle ne peut être 
modifiée par» le témoignage d'autrui. Mais j'en reviens à 
M. G.,. : il y a treize mois que je ne l'avais rencontré. On 
l'annonce chez M. P,... Je l'écoute venir : sa démarche trop 
lente, trop mesurée, me rappelle la description que Walter 
Scott fait de l'allure d'Olivier le Daim entrant dans la salle 
d'audience. M. G... me salue : j'appréhende sa poignée de 
main. Qu'a-t-elle donc de si désagréable? Je ne sais, mais 
je la reconnaîtrais entre mille. Il m'assure qu'il est très 
heureux de me revoir : je n'en crois rien et suis heureuse, 
moi, qu'un siège lui soit offert là-bas, à quelques pas. La 
conversation s'engage : il y joue le premier rôle, et moi je 
puis, sans paraître indiscrète, le dévisager à loisir. Cette 
voix un peu féminine, au timbre musical, se module avec 
grâce et prête un charme insinuant à sa parole facile. Mais 
dans cette voix douce j'entends cette note secrète, cette 
vibration indéfinissable, cet accent intimé, ce je ne sais quoi 
qui repousse et me dit plus péremptoirement que tout rai- 
sonnement que le cœur et la bouche ne sont pas à l'unisson. 
Le rire confirme ce que me révèle la voix : on dirait que ce 
rire se défie de lui-même, il sonno faux. Mais nous voilà sur 
le chapitre religion : oh ! sur ce thème-là M. G... est édifiant; 
quelles belles sentences découlent de ses lèvres ! et cepen- 
dant tout cela m'impatiente; pour un peu, il me prendrait 
des envies de contredire toutes ces saintes choses. C'est que 
ce ton, plus je l'écoute, plus il me paraît faire dissonance 
avec celui de la vérité. 

Le dogmatisme intrépide de notre fougueuse phy 
sionomiste est ici bien significatif. Il montre avec 
quelle force s'imposent parfois ces impressions appor- 
tées par la voix. Souvent la confiance du phonogno- 
miste en son art s'affirme avec une sérénité divertis- 
sante : 

L'homme, dit un aveugle, peut, pour nous tromper, 
déguiser l'expression de son visage, mais non l'expression 
de sa voix qui renseigne avec sûreté sur les qualités de son 
âme. Ce n'est pas le visage, c'est la voix qui est le miroir 
de l'âme, ou plus exactement ce sont ces caractères de la 



244 LE MONDE DES AVEUGLES 

voix qu'on ne sabrait décrire avec précision et qui parlent 
directement au cœur. 

Une jeune fille aveugle, dont nous parle M. Hitsch- 
mann, s'était éprise d'une actrice pour le charme 
de sa voix. Instruite des déportements peu recom- 
mandables de son idole elle s'écrie dans un naïf 
élan de désespoir : « Si une pareille voix est capable 
de mentir, à quoi pourrons-nous donc donner notre 
confiance? » 

Dans le cas de M. G..., un jugement intellectuel 
plus ou moins conscient semble bien avoir précédé 
l'anlipathie physique, et les accents de la voix, les 
jaillissements du rire, la pression de la main ne sont 
odieux que parce qu'ils se colorent de ces impres- 
sions intellectuelles mal dégagées. Dans le dernier 
exemple cité, il n'en va pas de même. Là les impres- 
sions physiques semblent agir seules. Le mécanisme 
psychologique n'est pourtant pas différent. Les sensa- 
tions ne sont que l'occasion d'associations d'impres- 
sions morales plus ou moins distinctes, qui sont les 
facteurs de Fémotion. En tout cas voici qui nous 
montrera combien leur action peut être soudaine. 

Dans ma jeunesse, racontait une vieille fille aveugle, j'ai 
entendu, un jour, un jeune homme dire dans un concert 
des scènes comiques parfaitement insignifiantes et aux- 
quelles je ne prêtais aucune attention, mais je n'ai jamais 
oublié sa voix 1 Elle m'avait pénétrée jusqu'au cœur ; j'avais 
un immense désir de le connaître, de lui parler; c'était 
comme une attraction irrésistible, et je fus obligée de faire 
appel à toute ma volonté pour n'avoir point cette voix sans 
cesse présente à ma pensée. 



IV 

I 

Une lettre encore nous dira combien peut être 
intime et profonde la prise de possession d'un aveugle 



LES PERSONNES ET LES CHOSES 245 

par un être physique^ combiens divers et puissants 
sont les liens mystérieux qui peuvent la cimenter. 
Une femme aveugle a écrit de son mari : * 

J'aime en lui le son de sa voix. Lors même qu'il parle de 
choses indifférentes, banales, j'y trouve un charme infini, 
et, dès que je l',entends, mon cœur tressaille, je suis tout 
en joie. Outre le timbre qui a de la fraîcheur, de la jeunesse 
et comme une force vibrante, il y a dans cette voix des 
inflexions exquises en prononçant certains mots. Il ne dit 
pas mon nom comme tout le monde; dans sa bouche ce 
nom m'est cher, il devient d'une sonorité délicieuse. J'aime 
en lui sa main large et toujours franche, qui, en pressant 
la mienne, a de l'émotion, de la joie, de la tendresse inex- 
primée, de l'enthousiasme, de la vigueur aussi. Lorsqu'il 
la passe sur mon bras pour me parler, je me sens comme 
enveloppée d'une protection à la fois forte et tendre. J'aime 
son pas ferme et résolu, comme si j'y sentais ce qui manque 
au mien. J'aime sentir sous mes doigts le soyeux de sa 
chevelure. J'aime entendre sa respiration comme si j'y sen- 
tais encore quelque chose de bon. Oh 1 je l'aime tout entier; 
je le vois de loin avec son pas toujours rapide, la vivacité 
avec laquelle il ouvre et ferme les portes, je connais sa 
façon de mettre la clef dans la serrure et j'aime tout cela. 
Ses traits sont-ils beaux ^Je n'en sais rien... Pour moi, toute 
son âme est dans sa voix, tout son cœur dans la pression 
de main qui clôt nos chers entretiens *. 



De même que les personnes ont une « physionomie 
auditive » et une « physionomie tactile », de même, 
pour les aveugles comme pour les clairvoyants, les 
choses ont un aspect qui les individualise fortement. 
Elles ont parfois des voix, des contacts, des parfums 
qui les feraient reconnaître entre mille et qui sont 
susceptibles de nous toucher jusqu'aux entrailles. 

1. Ce texte ainsi que deux des textes précédents est pris à 
Maurice de la Sizeranne ; les Sœurs aveugles de Saint-Paul. 



r 



246 LE MONDE DES AVEUGLES 

C'est par là qu'elles nous communiquent leur âme, 
tout aussi bien que par les images qu'elles déposent 
dans les yeux des clairvoyants. Le bouton de la son- 
nette, la poignée de la porte, le bruit du verrou ,qui 
s'ouvre à l'intérieur, tout me Hit même avant l'en- 
trée que c'est dans la maison de famille quittée 
depuis dix ans que je reviens. Le vestibule résonne 
sous mes pas : il y a dix ans que je n'ai entendu sa 
voix sourde. Voici l'odeur de pomme qui émane du 
fruitier, là, sur la droite. Chaque chambre a sa sono- 
rité propre, je les reconnais toutes. La mienne seule 
hélas ! a changé de timbre : elle n'a plus ses meubles 
et ses rideaux, elle est vide, et cela lui donne une 
voix rauque et cassée. Partout ailleurs les vieux 
meubles ont conservé leurs anciennes places. Voici 
la cloche du couvent voisin qui se met à tinter; elle 
est bien la même qu'autrefois. Le tapage de la voiture 
qui passe dans la rue s'étouffe tout à coup sur le pavé 
de bois que je connais bien. J'arrive devant ma table 
de travail : l'acajou lisse et doux au toucher retient 
ma main. Jç m'assieds sur le\fauteuil profond aux 
bras de cuir, et j'écoute les portes qui, une à une, 
s'ouvrent et se ferment dans toute la maison. Chacune 
a sa voix, je les retrouve avec une douce émotion. La 
porte de la cuisine grince un peu plus que jadis, on 
l'a négligée sans doute. Puis voici le claquement 
joyeux de la porte du salon suivi d'un timide écho 
de boiseries. Je devine le pas de ma mère qui monte 
arroser ses plantes. L'a-t-elle donc fait chaque jour 
depuis dix ans? Toute la maison s'anime ainsi, tandis 
que je me penche vers elle pour m'imprégner de sa 
vie : chaque coin est un nid de souvenirs qui s'éveille 
et palpite. 

Combien sont nombreuses et variées ces impres- 
sions fugitives qui attachent l'aveugle aux choses, liens 
mystérieux qui ne lui permettent pas de s'éloigner 
sans déchirement et ne le laissent pas revenir sans 



. LES PERSONNES ET LES CHOSES 247 

émotion. Elles sont à tous, mais souvent le clair- 
voyant les néglige, occupé, ému, par les seules images 
visuelles. Ecoutez un aveugle -qui connaît les aveu- 
gles, et qui a autorité pour parler en leur nom, 
M. Maurice, de la Sizeranne : il sait que l'aveugle 
accroche des souvenirs aux angles des tables, aux 
bras des fauteuils qu'il a bien des fois caressés de sa 
main; que, fidèles dépositaires, les choses touchées 
et entendues, aussi bien que les cheées vues, rendent 
à l'imagination et au cœur les trésors qu'on leur a 
confiés, qu'elles les peuplent de leurs joies et de 
. leurs tristesses passées. 

Pour les aveugles, comme pour les clairvoyants il n'est 
pas indifférent de vivre sa vie toujours dans la même 
maison, où les souvenirs, s'agglomérant, se coordonnent et 
peuvent être retrouvés, au lieu de les semer un peu partout 
au hasard d'impressions passagères occasionnées par une 
vie plus ou moins nomade. 

Dans une ville, une maison, l'aveugle se trouve dépaysé 
tant par l'absence de bruits accoutumés que par la percep- 
tion de bruits nouveaux ou plutôt de bruits qu'on n'entendait 
pas là où on était habitué à vivre. On s'accoutume à l'at- 
mosphère de sons qui, en quelque sorte, habitent avec* nous. 
C'est, pour ainsi dire, l'horizon auditif. 
' La solitude d'un lieu n'est pas purement objective; la 
part subjective de cette impression est grande, car on se 
trouve d'autant plus seul et isolé que les choses qui vous 
enveloppent, objets ou sons, vous sont inconnues, qu'elles 
ne vous rappellent aucune préoccupation et que les soucis 
quotidiens ne s'y mêlent pas. Après quelques jours passés, 
les préoccupations de la vie reviennent : on en a laissé, on 
en trouve d'autres; mais dans les premières heures de ces 
jours où le son de la cloche, de l'horloge nous était inconnu, 
où les pas entendus ne nous rappellent rien, où le bruit des 
portes ne nous indique pas ce qui vient ou s'en va, alors 
l'impression de solitude est grande. 



N 



CHAPITRE XIV 



La nature et les voyages. 



I 

t'aveugle n'est donc pas, comme on se l'imagine 
volontiers, muré dans son moi à la manière d'un ver 
â soie dans son cocon. Il est en toute circonstance en 
communication avec les "personnes et avec les choses 
qui l'entourent. S'il assiste à quelqu'une de ces céré- 
monies qui bouleversent l'âme, à l'enterrement d'un 
être cher par exemple, il n'est pas fatalement isolé 
dans sa douleur et réduit à dévider intérieurement la 
chaîne de ses tristes pensées. Les faits du dehors, 
peuvent les troubler et les modifier. Des signes mul- 
., tiples font surgir dans sa conscience les rites du culte, 
les gestes du prêtre' qui asperge lé corps d'eau bénite, 
l'image de la bière qui peut être là, présente dans son 
imagination comme elle est présente encore dans 
l'imagination du clairvoyant dont les larmes ont un 
instant obscurci la vue. Au cimetière, le cliquetis 
atroce des chaînes, ce cliquetis qui fait frissonner jus- 
qu'aux moelles, ouvre à ses pieds la fosse béante, 
avec ses cercueils de famille entr'aperçus au fond, et 
la bière y descend devaht lui, presque frôlée de^sa 
main, lentement, fatalement, pour n'en plus jamais 
remonter. Il est là, non en pensée, mais vraiment en 



LA NATURE ET LES VOYAGES 249 

chair et en os, avec tout son corps, tous ses nerfô, 
toutes ses fibres souffrantes. Sans parler de la mu- 
sique et des chants, que de signes, de paroles, d'into- 
nations, d'attitudes, de génuflexions, d'indices minimes, 
inaperçus des autres peut-être, l'aident s'il le désire, 
à tresser le tissu des représentations par lesquelles 
tout lui deviendra présent. 

Il ne lui faut pour cela que des images émotives 
richement associées dans la conscience, et une grande 
sensibilité aux impressions du dehors. Or voilà pré- 
cisément les éléments essentiels du sentiment de la 
nature. Il n'y a pas de raison pour que l'aveugle en 
soit privé. Si nous l'en dépouillons c'est que nous 
oublions trop souvent que l'œil n'est pas seul à boire 
avidement à la coupe enchantée. La nature nous enve- 
loppe tout entiers ; elle pénètre en nous par tous les 
pores à la fois, elle entre à longs flots par toutes les 
fenêtres ouvertes. 

Chez l'aveugle comme chez le clairvoyant, le con- 
tenu sensoriel de la conscience est tout autre à la 
campagne qu'à la ville. Songez à tant de bruits de la 
rue qui l'assaillent (pas précipités, cris, appels, rou- 
lements de voitures, sabots des chevaux aux rythmes 
enchevêtrée, crépitements nerveux des autos, cornes, 
timbres, etc.), à tant de parfums complexes qui le 
saluent au passage (cuisines, pharmacies, boulange- 
ries, usines, eaux de toilette...), au .décor tactile 
aussi qui échappe au voyant : c'est le macadam du 
trottoir, uniforme sous le pied, qui monotohise sa 
marche, accidentée seulement par tes montées et les 
descentes, les bouches d'égouts, les déclivités du ter- 
rain qui signalent les grands porches ; c'est l'atmos- 
phère molle, neutre, un peu lourde, comme resserrée 
autour de lui. A la campagne, pour lui aussi tout est 
changé : il a la sensation directe de l'espace libre qui 
s'étend autour de lui de toutes parts et qui lui souffle 
au visage un a|r tonique et parfumé; les touffes 



250 LE MONDE DES AVEUGLES 

t 

d'herbe qui bossellent le terrain de leurs dessins 
capricieux varient sa marche à chaque pas; l'odeur du 
foin le saisit à la gorge, mêlée des parfums discrets 
des fleurs sauvages; dans le silence relatif, qui est 
pour lui comme la lumière succédant aux ténèbres, il 
détaille en connaisseur les bruits modérés qui vien- 
nent jusqu'à lui : chant des oiseaux, sifflement d'un 
merle, aboiement d'un chien dans le lointain, meu- 
glement d'une vache à quelques mètres, murmure 
confus des grillons dans l'herbe. 

Dans les deux cas ce sont des matériaux tout diffé- 
rents qui emplissent ses sens et viennent peser sur 
son moi. Et à la campagne encore que de langages 
divers perçus par les sens! La promenade sur la 
route où le pied repose sur un terrain plat, dur, 
sonore;, où le silence est sans cesse menacé, diffère 
essentiellement de la promenade en prairie. La pro- 
menade au village a encore une saveur différente, 
avec ses bruits de fontaines, les appels des coqs qui 
fendent l'air, les aboiements qui sortent glapissants 
des portes ouvertes, les roucoulements étouffés der- 
rière les maisons, l'écho mat, renvoyé par des murs 
tout proches, des pas sur le sol battu. En entrant 
dans la cour de ferme, ce sont les parfums impérieux 
de Tétable, de l'écurie, de la porcherie, de la berge- 
rie, de la laiterie, du fumier où chante la poule qui 
vient de pondre, l'odeur fermentée du pressoir où 
quelques pommes achèvent de pourrir, le clair tinte- 
ment des dalles de la cuisine, où la fermière sabote 
dans un parfum de soupe aux choux. La forêt dit 
encore bien autre chose avec sa voix profonde et pre- 
nante, sa fraîcheur égale, ses pénétrants parfums de 
résine, les crépitements de ses feuilles sous le pied, 
les bruits de ses branches mortes qui se brisent avec 
un éclat sec. 

Le sentier surtout, l'ami de l'aveugle, le sentier x 
sous bois où tout est intime, s'insinue en nous avec 



V 
LA NATURE ET LES VOYAGES 251 

une obsédante insistance, parles mousses, les aiguilles 
de pin, les brindilles sèches, les racines, les inéga- 
lités de son sol qui diversifient sans cesse son aspect 
tactile, par son silence de mystère où les moindres ( 
bruits parlent à l'âme (car le silence n'est pas un 
néant : il emplit parfois les sens d'une réalité volup- 
tueuse), par les senteurs de ses fleurs toutes pro- 
ches, par l'ombre de ses feuillages qui vous enveloppe 
comme d'un manteau subtil et doux à la peau, par 
l'indiscrétion de ses branches qui à chaque instant 
viennent frôler les mains et balayer le visage. 

La promenade en barque est tout autre en mer et 
en rivière : là c'est la voix des vagues, le roulis et le 
tangage, le parfum des algues marines, la salure des 
lèvres, le souffle enivrant de la brise de mer qui créent 
l'atmosphère sensorielle ; ici c'est le calme pénétrant, 
le clapotis tout bas des rames tandis que la barque 
glisse insensiblement, le silence savoureux, un silence 
d'une nuance tout autre que le silence sous bois. 

Et le décor tactile de ces scènes est constamment 
varié, car chacun a senti dans-sa chair que le vent 
a bien des souffles, depuis ceux qui caressent jusqu'à 
ceux qui fouettent, le soleil bien des rayons depuis 
ceux qui réchauffent et vivifient jusqu'à ceux qui 
piquent, qui brûlent et qui tuent. 

Je m'excuse d'insister sur ces banalités. Tout voyant 
connaît ces sensations. Mais, comme un paysage s'in- 
dividualise immédiatement pour lui sous la forme 
d'une représentation spatiale, il n'éprouve pas le 
besoin de les gonfler d'attention et d'en faire la syn- 
thèse. C'est par leurs synthèses que, devenant repré- 
sentatives des différents paysages, elles prennent une 
valeur particulière pour l'aveugle, synthèses inexpri- 
mables d'ailleurs et auxquelles l'analyse, nécessaire 
pour les traduire en mots, enlève toute leur originalité. 
Force m'était de rappeler que la matière en est riche 
et variée beaucoup plus qu'on ne le suppose d'abord. 



252 LE MONDE SES AVEUGLES 

Ici encore la différence est dans l'utilisation des sen- 
sations, non dans les sensations. 

Trompés par l'oreille comme les voyants par la 
vue, ne méconnaissons pas l'acuité des autres sens. 
On est étonné parfois par la richesse des perceptions 
synthétiques qu'Helen Keller reçoit de son milieu. 
Un jour, par exemple, que dans son enfance, seule 
et loin de la maison de ses parents, elle s'était per- 
chée sur un arbre, elle a l'impression soudaine qu'un 
orage va la surprendre. 

Tout à coup, écrit-elle, un changement se produisit dans 
mon arbre. L'air se rafraîchit brusquement. Je compris que 
le ciel s'était voilé de noir à ce que toute sensation de cha- 
leur, qui pour moi est l'indice de la lumière, avait disparu. 
Un étrange parfum monta de îa 4-erre : je le connaissais, 
c'était le parfum qui toujours précède l'orage et une terreur 
inexprimable me serra le cœur... Un calme de mauvais 
augure se fit alentour ; puis toutes les branches se mirent à 
bruire... Je redescendis jusqu'à la fourche de l'arbre. Les 
branches vacillaient' tout autour. Je sentais leur secousse 
d'instant en instant : on eût dit que quelque chose de lourd 
était tombé et que l'ébranlement se propageait jusqu'à la 
branche où j'étais assise. 



II 



L'état sensoriel de l'aveugle varie donc grandement 
avec les lieux qu'il traverse, et ses sens, pour peu 
qu'ils soient affinés, sont capables de se remplir et de 
se vider de multiples impressions recueillies dans le 
milieu qui l'enveloppe. Soit, l'aveugle sent en chaque 
instant où il est, et cela sans doute est d'un intérêt 
pratique incontestable. Mais, réplique-t-on, qu'ont à 
voir ces maigres sensations sans prise sur l'âme, sans 
continuité, avec le sentiment de la nature ? Pour nous 
toucher, il faut la richesse des tableaux perçus par la 
vue, il faut aussi cette persistance de la sensation qui 



LA NATURE ET LES VOYAGES 253 

empêche l'âme de se ressaisir et l'assujettit aux impres- 
sions du dehors. Nous n'avons qu'à fermer les yeux 
et les liens se détendent aussitôt qui nous attachent 
aux choses : nous nous sentons immédiatement isolés. 

Parler ainsi, c'est oublier que le sentiment de la 
nature ne vient pas de la nature. Il a sa source en 
nous. C'est nous qui le projetons en elle. Nous lui 
donnons notre âme pour pouvoir la remercier ensuite 
de nous l'avoir rendue. « Forêt sans bois, s'écriait 
Rousseau, marais sans eaux, genêts, roseaux, tristes 
bruyères, êtres insensibles et morts, ce charme n'est 
point en vous, il n'y saurait être, il est dans mon 
propre cœur qui veut tout rapporter à lui. » Ef 
encore' : « C'est dans le cœur de l'homme qu'est le 
spectacle de la nature : pour Je voir il faut le sentir. » 

Aussi, pour éveiller en nous des émotions, il suffît 
que les choses puissent pénétrer jusqu'au cœur, et, 
par des voies quelconques, l'ébranler au moyen 
d'images sensibles. L'organe qui transmet l'impres- 
sion est ici moins en cause que lé cœur qui la reçoit. 
Les mêmes paysages de Normandie sont contemplés 
par les lourds bœufs qui paissent dans les prairies 
et par les peintres dont -les toiles nous émeuvent. 
« La plus notable partie des êtres vivants, disait 
Guyau, sent en moyenne de la même manière. La 
principale différence entre leurs sensations vient de 
l'étendue plus ou moins grande de leur intelligence 
qui tantôt ne saisit que l'objet brut, tantôt devine en 
lui un monde. » 

Je ne prétends certes pas que l'aveugle ait des tré- 
sors de sentiments inconnus au clairvoyant ; mais, à 
ressources égales, il doit tirer un parti très supérieur 
de ses images. Avide des émotions que la vue donne 
à d'autres, il demande ces mêmes émotions aux im- 
pressions qui lui restent. Il verse sur elles son âme 
tout entière et les anime d'une vie inespérée. Qu'elles 
soient capables de s'imprégner ainsi du trop-plein de 



254 LE MONDE DES AVEUGLES 



/ 



nos cœurs et de vivre la vie de notre imagination, les 
poètes clairvoyants nous le disent afesez tous les jours. Il 
me serait aisé de recueillir dans leurs œuvres nombre 
de pages où ils nous disent, presque sans faire appel à 
la vue, leur émotion en présence de la nature. Nous y 
trouverions la preuve que ses voix, ses parfums, ses 
contacts, à leur insu touchent ceux-là mêmes qui 
croient devoir toute leur émotion aux spectacles 
^ déployés devant leurs yeux. Quelle place ne tien- 
nent-ils pas dan,s la poésie d'un Lamartine qui n'a 
jamais su regarder un paysage sans le brouiller pour 
le refaire, à sa fantaisie, et dont la lyre vibre par 
toutes ses cordes à la fois, toutes sensibles aux 
impressions du dehors. Dans les vents, dans les 
vagues, il a entendu des voix de toutes sortes, voix 
de caresse et de colère, voix de menaces, de plaintes, 
de détresse, voix de force mâle et grave, soupirs de 
faiblesse ou cris de violence, chants de sirènes et 
hurlements de monstres. En écoutant les mystérieuses 
harmonies de l'univers, il a senti mieux que personne 
ce qu'est pour l'aveugle la poésie de la nature. 

Non seulement, grâce à tant d'impressions diverses 
qui le sollicitent à la fois, l'aveugle peut retenir des 
différents lieux où il a vécu 'des images distinctes et y 
attacher quelque chose de son âme, mais d'un même 
lieu il lui arrive de retenir diverses images qui varient 
avec les circonstances dans lesquelles il les a cons- 
truites et qui peuvent avoir des valeurs affectives diffé- 
rentes. L'aspect auditif et olfactif du village n'est pas 
le même au milieu de l'aprèsrmidi, quand le soleil 
brûle et quand les paysans sont au travail, et le soir 
quand lafraîcheur tombe et quand toutes leschaumières 
s'animent. Le' vent ne souffle pas dans les feuillages 
de 1a même manière en été et en automne. Les par- 
fums des fleurs et des fruits varient avec les saisons. 
D'une table l'aveugle n'a jamais qu'une image. Il n'a 
pas comme le voyant, une représentation de face, une 



la nature et les voyages 255 

i 

autre de profil, une autre encore sous un jour déter- 
miné. Des lieux il peut avoir des représentations plus 
diverses; et plus l'image s'individualise, plus elle est 
susceptible de prendre une valeur affective. Un même 
paysage, suivant les heures et les saisons qui le 
colorent diversement, comme aussi suivant les émo- 
tions qui colorent nos sensations, parle diversement 
au cœur. 

L'aveugle n'est donc pas dans la nature comme 
le voyant qui ferme passagèrement les yeux. Le défilé 
des images intérieures, des souvenirs, des émotions, 
des pensées même qu'elles entraînent dans leur 
cours, varie avec les défilés de sensations qui lui 
viennent des choses. Il peut s'y soustraire et se con- 
centrer en lui-même, mais il peut aussi s'y abandonner 
et se laisser charrier à leur gré. La nature, par 
d'autres chemins que la vue, peut percer jusqu'à son 
cœur et en rythmer les battements. Théophraste disait 
que, de nos cinq sens, l'ouï^ est celui qui inspire à l'âme 
le plus de passions et les passions les plus fortes, trou- 
bles, frayeurs, ravissements. Montaigne observait que 
les odeurs « le changeaient et agissaient en jses 
esprits » d'une prise si impérieuse qu'il les croyait 
capables de nous incliner à la religion et qu'il en 
recommandait l'usage en médecine. 

Pour l'aveugle aussi la nostalgie peut être un mal 
douloureux. J'en sais un qui éprouve chaque année une 
joie presque enfantine à retourner sur un coin de terre 
où il retrouve des impressions d'enfance, où, dans un 
bois aimé, il replonge son âme dans un bain de sou- 
venirs. 

Pour lui aussi la mémoire de certaines crises déchi- 
rantes s'attache fortement aux lieux qui en ont été les 
témoins et qui en deviennent des dépositaires. On y 
revient chercher l'écho de ces émotions passées, 
quelquefois alors que les bruits de la vie l'ont lait taire 
dans nos pauvres cœurs oublieux. J'en sais un qui 



256 LE MONDE DES AVEUGLES 

redoutait avec angoisse de se retrouver dans un lieu 
où il avait vécu quinze jours de désespoir. 

Un autre, à vingt ans, s'éprenait si fort du Lac de 
Lamartine qu'il se le récitait intérieurement chaque 
jour pendant des mois. La musique des vers n'en était 
pas pour lui le principal attrait. Cette communion 
qu'il y sentait de l'âme souffrante avec la nature, l'ar- 
dente prière que le poète adresse aux choses de con- 
server son cher souvenir, exprimaient pour lui des 
sentiments qui lui gonflaient le cœur. 

Dans certains périodiques destinés aux aveugles la 
nature n'est pas absente. Je relève xlans Ix Louis 
Braille des articles intitulés : Prélude du printemp$; 
Impressions d'automne. L'auteur est aveugle et ce sont 
des impressions d'aveugle qu'il nous communique. 
Voici des titres plus caractéristiques : La musique des 
arbres; Le chant des oiseaux : un aveugle qui vit à 
la campagne, dont la demeure est entourée d'un 
grand parc, cherche à fixer par la notation musicale 
les chansons qui tombent des arbres, et il fait part 
aux lecteurs des résultats de son enquête. Il vient de 
consigner dans un petit volume ce que trente ans de 
vie intime avec les oiseaux lui ont enseigné. 

J'emprunte l'extrait que voici à l'un des articles qui 
viennent d'être mentionnés. 

30 septembre 1895. 

Il faisait si bon, je ne pouvais partir sans aller goûter sur 
place quelques grappes toutes fraîches cueillies; le raisin 
est si savoureux cette année ! Je choisis comme but le coteau 
des Crêtes; c'est, je m'en souviens, l'un de mes points 
favoris. Nous traversons la rue principale du village où les 
maisons s'alignent d'une façon plus ou moins symétrique, 
leurs murs vous envoient au visage les rayons de chaleur 
que le soleil leur a prodigués durant des heures. Le 
dimanche est vraiment un jour de repos au village... Pas de 
chars, pas de bruits d'outils; çà et là, devant les portes, 
jles groupes d'hommes ou de femmes qui causent, discutent, 



i 



LA NATURE ET LES VOYAGES 257 

tout à la douce 9 sans se presser, comme des gens qui ont 
le temps. Mais il me tarde de sortir de cette atmosphère 
chaude et concentrée. Enfin nous avons dépassé les der- 
nières habitations, un air plus libre et plus léger circule, 
aucun obstacle n*arrête le frais courant qui descend de la 
montagne et qui vous arrive comme un ressouvenir de la 
pureté des brises deià-haut. Le chemin se poursuit à travers 
les prés ombragés, par intervalles, d'arbres fruitiers dont 
on distingue aisément les variétés aux parfums particuliers 
qui s'échappent de leurs branches : l'odeur de fruits mûrs 
remplace à peu près celle des fleurs ; les gazons courts où 
les pieds déjà froissent des feuilles mortes n'exhalent plus 
qu'une senteur tiède, indécise ; c'est bien l'automne, tout se 
tempère, tout s'adoucit. Nous atteignons les vignes, le che- 
min se rétrécit et monte; plus d'ombrje sur nos têtes, le 
soleil inonde l'espace; mais je ne cherche point à me 
garantir de ses rayons, j'éprouve au contraire une sorte de 
bien-être à me laisser pénétrer de cette chaleur vivifiante 
■ que ne charge aucune émanation impure. Nous longeons 
un mur enguirlandé de ronces, le but est là, c'est le sommet 
du coteau ; notre vigne est à nos pieds, mais je ne me sou- 
cie pas d'aller dégringoler par ses gradins, je laisse faire & 
plus habile et préfère m'asseoir au bord du sentier et jouir 
une fois de plus du délicieux langage que la nature adresse 
à qui veut l'écouter. Enfant, j'aimais à regarder du haut de 
ce coteau : devant moi les vignes s'étendaient en pente 
sinueuse jusqu'à la plairîe; là, des champs dont je voyais 
onduler les épis; là-bas, le Rhône comme une longue 
traînée blanche ; à gauche, la chaîne des gros rochers gri- 
sâtres ; à droite, des prés, des toits irréguliers qui se pana- 
chaient de fumée. Ce tableau m'est resté; mes yeux seuls alors 
étaient attentifs, car, dans mon souvenir, la scène est sans 
voix. Oh ! quelle chose merveilleuse que la nature ! Devient- 
elle voilée pour vous? ses couleurs, ses riantes perspec- 
tives vous sont-elles dérobées ? Voilà qu'elle vous révèle et 
vous prodigue des charmes que vous ignoriez, plus doux, 
plus intimes peut-être ? Et qu'elle est variée dans son lan- 
gage!... A chaque site, en chaque saison, son expression 
particulière ; ce que j'écoute ici n'est pas ce que j'entendais 
à la montagne. L'air attiédi qui vous environne s'agite mol- 
lement, c'est à peine si quelques feuilles frémissent sous 



258 LE MONDE DES AVEUGLES 

son haleine; les insectes qu'attire sans doute la douceu 
des grappes mûres me paraissent bourdonner sur un ton 
plus discret; les voix des promeneurs m'arrivent d'en bas 
claires, mais affaiblies, tous les bruits qui s'élèvent sont 
comme tamisés; le paysage est vivant, mais il est recueilli. 
Quelle paix! quelle délicieuse tranquillité!... 
J'ai voulu, avant mon départ, vous vite raconter cette 
* jolie promenade d'hier; de retour à Villeurbanne, il me 
^semble que je ne saurais plus en parler, car les sifflets des 
fabriques, le roulement des tramways, les voix éraillées des 
marchands ambulants sont un accompagnement peu propre 
à vous laisser écouter, même dans le souvenir, la voix dis- 
crète de la nature. 

III 

Ai-je besoin de dire que le sentiment de la nature, 
qui ne se développe qu'exceptionnellement chez les 
clairvoyants, n'est pas le lot de tous les aveugles? Il 
est peut-être, sous des formes les plus élevées, une 
conquête de Pâme moderne, puisque voici seulement 
un siècle et demi que les Rousseau et les Bernardin 
de Saint-Pierre nous ont appris à le cultiver. J'ai 
voulu montrer que l'aveugle peut en avoir lui aussi 
sa part. J'entends bien qu'il l'aura moins belle que les 
autres, et qu'elle lui sera plus souvent refusée. Il est des 
âmes de choix que le rêve visite aisément. Pour celles-là 
un ruisseau qui coule, une feuille qui meurt, tout sait 
être matière à émotion. Peut-être faut-il qu'il soit de 
cette élite heureuse et souffrante pour vibrer profon- 
dément aux impressions de la nature. 

Il y a des spectacles dans la nature devant lesquels 
tout homme qui participe à une civilisation donnée 
déclare, pour peu que sa sensibilité ait été cultivée, 
qu'il éprouve une impression de beauté. L'infini des 
perspectives, la variété des détails fondus dans une 
harmonieuse unité, tels sont peut-être les éléments 
essentiels de ce beau dans la nature qui force toutes 



tÀ NATURE ET LES VOYAGES 259 

projette sur le monde extérieur, mais cette fois ce 
n'est plus l'âme individuelle dont le pâle reflet s'efface 
aussitôt, c'est l'âme commune de l'humanité, lente- 
ment façonnée pendant des siècles, qui s'est déposée 
en traits sensibles dans les choses où chacun la 
retrouve. 

Or, ces éléments-là, la vue est peut-être seule à les 
donner : à l'œil seul appartiennent les horizons sans 
fin, les plaines illimitées, les montagnes s'étageant à 
perte de vue, les vallées s'abîmant dans des gouffres 
vertigineux. La qualité spatiale de ses images a bien 
aussi parfois pour l'aveugle une valeur affective. Il 
peut fort bien, par exemple, construire le dessin d'un 
jardin qui lui est familier et jouir de sa représenta- 
tion. Au bord de la mer, son imagination peut se 
dilater et tisser avec ses images spatiales finies une 
vision indéfinie qui lui donne la sensation de' l'infini. 
Une impression auditive, le bruit de la vague qui 
vient de loin, favorise singulièrement ce travail de 
construction toujours compliqué. Mais sans le con- 
cours d'une impression auditive l'image spatiale reste 
le plus souvent inefficace, et quand un bruit l'anime 
il ne vivifie pas chacun de ses détails. 

Les formes les plus élevées du beau dans la nature, 
les plus communicables, restent donc irrémédiable- 
ment fermées à l'aveugle. Il est confiné aux formes 
lesplussubjectives.Lesimpressionsdontelles sont faites 
n'ont que la valeur émotive qu'il leur confère, valeur 
qui dépend principalement de sa sensibilité individuelle, 
souvent même de son état d'âme momentané. En les 
décrivant le plus souvent, il ne communique que très 
imparfaitement l'émotion qu'elles lui ont causée. 

IV 

i 

C'est pour ce motif sans doute que tant de clair- 
voyants manifestent un étonnement singulier à cons- 



260 LE MONDE DES AVEUGLES 

tater chez nombre d'aveugles un goût marqué pour 
les voyages. On croirait, à les entendre, que pour 
l'aveugle tous les lieux se ressemblent, et qu'il ferait 
sagement, en conséquence, de s'épargner les complica- 
tions de la route, et de se tenir au repos dans sa 
Chambre. Ils raisonnent comme si Tunique objet de 
leurs voyages à eux était de visiter des sites magnifiques. 
Etrange illusion en vérité, et dont le mécanisme est 
typique : on rapporte tout le plaisir du voyage aux 
sensations de la vue comme si les autres n'existaient 
pas; puis, par une nouvelle simplification, parmi les 
sensations de la vue, on ne s'attache qu'à celles qui, 
par leur nature, défient toute suppléance ; et quand 
on arrive au terme de cette audacieuse abstraction, 
on juge absurde que l'aveugle songe à changer de 
place. 

Certes, on ne voyage pas seulement pour visiter des 
musées, ni même pour contempler des paysages. 

Je laisse à part les voyages d'utilité. Les lecteurs 
qui m'ont suivi savent que l'aveugle est capable de 
participer à l'activité commune sous trop de formes 
pour que les voyages ne lui soient pas souvent néces- 
saires. Ils savent encore que, pour beaucoup des fins 
qu'il peut se proposer (visite d'un établissement, étude 
d'une organisation sociale, etc.) il se rendra compte de 
bien des choses par lui-même en faisant usage de ses 
quatre sens assouplis au rôle de la suppléance de la 
vue, et qu'être là en personne sera souvent bien plus 
instructif pour lui que d'écouter les rapports d'un 
témoin oculaire. 

Mais ne parlons que des voyages de pur agrément, 
et, parmi ceux-là, retenons la catégorie où la vue 
semble avoir le rôle le plus prépondérant : aux tou- 
ristes qui visitent chaque année les Alpes supprimez 
par la pensée tous les plaisirs étrangers à la vue, 
plaisir d'activité, d'énergie dépensée dans les excur- v 
sions, de difficulté vaincue dans les ascensions, sim- 



\ 



LA NATURE ET LES VOYAGES 261 

pies plaisirs du déplacement, d'une rupture dans la 
monotonie de la vie quotidienne, de l'imitation, des 
relations nouées et dénouées, que sais-je encore? 
Condamnez les touristes à n'avoir que des yeux; 
éliminez tous ceux qui ne sont pas retenus par le seul 
attrait des sites, et les hôtels suisses seraiebt ^peut- 
être plus accessibles qu'ils ne le deviennent depuis 
quelques années. Tout cela n'est pas dit (faut-il en 
faire la remarque?) par un puéril désir de rabaisser 
les joies de la vue dont l'aveugle, s'il les ignore, ne 
devine que trop la puissance, mais pour répéter que 
derrière les plaisirs de la vue, quels que soient leurs 
prestiges, d'autres plaisirs se dissimulent, cachés par 
eux, méconnus le plus souvent, et qui pourtant ont 
une réalité concrète. 

Il s'est trouvé des aveugles pour se plaire aux ascen- 
sions et j'ai parlé de M. Campbell atteignant le sommet 
du mont Blanc : j'en fais d'ailleurs un mérite à ses 
guides plus qu'à lui-même. Hollmann, un autre Anglo- 
Saxon, un explorateur, ayant perdu la vue dans l'un 
de ses premiers voyages, continua durant sa vie 
entière à tourner autour du globe. Il refusait la com- 
pagnie d'aucun de ses compatriotes dans ses aventu- 
reuses randonnées, et il déclarait que l'habitude lui 
avait donné la « faculté de se faire des objets une idée 
aussi exacte par ses seules ressources qu'eût pu le 
faire la description la plus minutieuse. » Ce sont là 
des cas d'exception : il y peut entrer de la vanité et 
un puéril désir d'égaler les voyants. Mais sans esprit 
d'imitation et sans la moindre tache de vanité, l'aveugle 
peut aimer parfaitement la campagne, la mer, même 
ou, si l'on veut, surtout la montagne, et aucun soupçon 
de psittacisme ou de snobisme ne doit effleurer 
l'esprit de ceux qui l'entourent lorsque, avec ses 
raisons à lui, il organise une villégiature de vacances 
ou marque une préférence pour tel lieu plutôt que 
pour tel autre. 



262 LE MONDE DES AVEUGLES 

Le clairvoyant qui retourne chaque année dans un 
coin de campagne, et dans une campagne souvent 
dépourvue, aux yeux de tous les autres, de tout intérêt 
esthétique, n'y va pas pour jouir de spectacles nou- 
veaux et magnifiques. J'entends bien qu'il nous 
déclare que s'il ne voyait plus ces paysages auxquels 
il est habitué, rien ne l'attirerait plus vçrs eux. Mais 
il déclare encore bien souvent que s'il venait à perdre 
la vue rien ne saurait plus l'attachée à la vie, et 
l'aveugle continue de vivre néanmoins. En fait, s'il 
quitte la ville à époques fixes, c'est pour briser le 
traintrain de chaque jour, pour se dépayser, pour 
retrouver des souvenirs qui bercent doucement sa 
pensée, pour se sentir dans une atmosphère autre 
d'occupations et de préoccupations, pour se laisser 
pénétrer par tous ses sens à la fois d'une ambiance 
inaccoutumée qui infléchisse dans d'autres directions 
le cours de ses pensées. Il s'imagine que la vue est 
l'intermédiaire indispensable entre lui et les choses, 
le moyen nécessaire de cette transformation. Et 
l'aveugle observe en lui-même une action toute sem- 
blable. 

En voyage, l'horizon intellectuel est changé aussi 
bien que l'horizon sensoriel. Les conversations qui 
s'accrochent aux objets, qui jaillissent aux moindres 
rencontres, ne sont plus les conversations du coin du 
feu . Ne dites pas à l'aveugle qu'il connaîtrait mieux le 
pays qu'il visite en lisant un livre de géographie dans 
son cabinet : il le connaîtrait plus complètement peut- 
être, et vous aussi, par ce procédé, mais d'une 
manière moins vivante, moins pittoresque, et qui 
certainement ferait moins d'impression sur son ima- 
gination. 

La montagne particulièrement est douée d'un pou- 
voir prestigieux pour dépayser ceux-là mêmes qui 
n'ont pas tous leurs sens. Je note simplement, aussi 
objectivement que je le puis, quelques impressions 



LA NATURE ET LES VOYAGE* 263 

qui s'imposent à l'aveugle le moins imaginatif : l'at- 
mosphère pure, subtile, excitante, assez différente de 
celle des villes pour avoir une adtion curative sur 
l'organisme, affine toutes les sensations, et, en trans- 
portant des bruits légers à de grandes distances, 
élargit dans toutes les directions à la fois l'horizon 
de l'aveugle. La qualité de l'atmosphère influe vive- 
ment sur la plupart des hommes, au moral comme 
au physique, mais son action reste souvent incon- 
sciente; bien des aveugles en ont une perception 
fine : on a fréquemment reniarqué qu'ils sentent si 
le ciel est clair ou couvert, si la pluie menace, si l'air 
est sec ou chargé d'humidité. Dans la montagne 
l'atmosphère modifie la cénesthésie tout entière. Le 
contraste des rayons du soleil si ardents dans les 
altitudes et de la fraîcheur des forêts, l'air piquant et 
limpide des soirées, les vents porteurs d'arômes 
légers, les senteurs chaudes des résines qui vivifient 
le cerveau, les sources qui surprentoenti l'oreille à 
chaque pas, les cascades tapageuses qui remplissent 
les sens de leur fraîcheur et qui bercent la pensée 
sans l'endormir, les grelots des diligences dont la 
claire chanson gravit péniblement les lacets du 
chemin, les clochettes des vaches qui entre-croisent 
leurs carillons féeriques à perte d'ouïe, parlant toutes 
à la fois de liberté, de grand air, de frais pâturages; 
tout cela ne remplace assurément pas les couchers 
de soleil et les vastes horizons — l'âme surélevée 
au-dessus d'elle-même n'en aspire même que plus 
avidement après le paradis perdu — mais tout cela 
fait un renouveau de vie où le cœur et la pensée, 
fouettés par la nature, ont la plus belle part. Par- 
fois alors la grande voix du tonnerre s'élève dans 
le lointain. Aux grondements lourds de menaces 
succèdent des craquements prolongés comme si le 
rideau du ciel se déchirait avec fracas, puis c'est un 
bruit sec, sinistre, assourdissant. L'ouragan souffle. 



264 LE MONDE DES AVEUGLES 

La pluie crépite ayec rage. La terre et le ciel parlent 
par des milliers de voix à la fois. Les sommets avoisi- 
nants se renvoient de l'un à l'autre des hurlements 
de géant. L'aveugle alors a sa part des magnificences 
de la nature. Il a la Sensation immédiate de l'im- 
mensité qui l'enveloppe. 



CHAPITRE XV 



L'Art. 



I 

L'art s'adresse aux sens les plus élevés de l'homme, 
à l'ouïe par la musique, à la vue surtout par la pein- 
ture, la sculpture et l'architecture. Même lorsqu'il 
parle directement au cœur et à l'intelligence par la 
poésie la vue et l'ouïe restent des instruments essen- 
tiels de la jouissance esthétique tant le rythme, la 
musique des mots, les images évoquées en sont des 
éléments intégrants. L'homme qui est frappé dans 
l'un ou l'autre de ces sens subit une déchéance dans 
ses altitudes à jouir des beaux-arts. Jusqu'où va cette 
déchéance? Le toucher peut-il ici encore en quelque 
manière suppléer la vue dans la jouissance des arts 
qui ne relèvent que d'elle? Telles sont les questions qui 
se posent à nous. 

La sculpture et l'architecture nous intéressent ici 
particulièrement. Il est clair que te. peinture est hors 
de cause puisque, art des couleurs, elle restera néces- 
sairement toujours fermée à qui ignore les couleurs. 
La musique semble l'être elle aussi pour la raison 
inverse parce qu'elle n'a aucun commerce avec la vue. 
Elle ne nous retiendra que parce que cent ans d'expé- 
rience ont donné des résultats dignes d'être signalés, 



266 LE MONDE DES AVEUGLES 

et sur ce point là encore ont fait justice de diverses 
légendes. 

Aussi longtemps que les aveugles sont restés sans 
culture, et quelque temps après encore, on était peu 
enclin à les juger capables d'un développement musical 
complet. Ceux qui n'avaient pas fréquenté d'aveugles 
étaient portés à croire que la cécité cause un trouble 
si profond dans toute la personnalité qu'elle empoi- 
sonne les sources mêmes des jouissances esthétiques ; 
surtout quand l'art de la musique se compliqua, des 
difficultés d'ordre matériel semblaient devoir barrer 
la route aux aveugles, en particulier/ la nécessité dô 
lire rapidement. A l'origine, Valentin Haûy n'enseigna 
la musique à ses élèves qu'à titre de distraction; il 
ne songea pas qu'ils pussent s'en faire un moyen de 
subsistance. Par un retour des choses, quand nombre 
de musiciens aveugles se furent répandus dans le 
public, enseignant et tenant des buffets d'orgue, ils 
ont donné un grand crédit et corfrme une apparence 
de fondement expérimental à l'opinion toute contraire, 
très ancienne elle aussi, de l'aveugle musicien comme 
d'instinct, doué par la nature de dispositions qui 
aplanissent pour lui les difficultés du métier. 

Ces deux légendes sont des corollaires de deux 
préjugés que nous avons déjà rencontrés : la première 
du préjugé qui avilit l'intelligence de l'aveugle et 
toute 6a personnalité morale, la seconde du préjugé 
qui lui accorde des sens miraculeusement affinés. Il 
suffirait de les renvoyer dos à dos : elles se détrui- 
sent l'une l'autre. 

Sur le premier point, l'expérience a répondu. A l'Ins- 
titution Nationale des Jeunes Aveugles, à Paris, tm 
enseignement musical très élevé est donné, à la fois 
théorique et pratique, qui comporte l'étude de l'har- 
monie, de la fugue, du contrepoint et de la compo- 
sition, et l'exercice du piano, de l'orgue et d'un ins- 
trument d'orchestre. Une proportion vraiment consi- 



l'abt 267 

dérable d'élèves se montre capable de le recevoir 
avec fruit. Depuis vingt-cinq ans, au Conservatoire 
National de Paris, six premiers prix d'orgue et cinq 
prix d'harmonie, de fugue ou de contrepoint sont 
échus aux élèves de cet établissement. Je ne parle ici 
ni des prix obtenus pour divers instruments d'or- 
chestre, ni de nombreux accessits en tous genres qui 
portent à cinquante et un le nombre desrécompenses 
décernées à des artistes formés par l'Institution Natio- 
nale. Plusieurs des premiers buffets d'orgue de Paris 
(Notre-Dame, Saint-François-Xavier, Saint-Germain- 
des-Prés , Saint-Etienne-du-Mont, Saint-Pierre-de- 
Montrouge, Saint-Médard*) sont actuellement tenus 
par des aveugles. Des artistes comme Louis Vierne, 
organiste de Notre-Dame, qui a professé ^u Conser- 
vatoire et qui dirige la classe d'orgue à la Schola 
Cantorum, et Albert Mahaut qui interprète avec une 
si vigoureuse originalité l'œuvre de César Franck, 
sont si connus du monde musical qu'il ne m'est 
pas permis de les passer sous silence. Ce sont là 
des faits qui témoignent non seulement des apti- 
tudes artistiques des aveugles, mais encore de l'excel- 
lence de la méthode de Braille. 

Quelques sceptiques, je le sais, se retranchent dans 
une dernière position; J'ai entendu soutenir que 
l'aveugle ne saurait avoir le génie créateur, qu'une 
grande œuvre musicale suppose chez qui l'enfante 
l'intégrité des sens aussi bien que l'intégrité du cœur 
et de l'intelligence. De pareils postulats nie semblent 
pour le moins hasardeux. Quand je songe que Bee- 
thoven était, je ne dis pas aveugle, mais sourd, quand 
il a composé ses plus admirables chefs-d'œuvre, une 
grande circonspection me retient au bord de généra- 
lités si audacieuses. Sans doute le génie créateur 

1. Ajoutons : Saint-Nicolas-des- Champs, Saint-Georges, Saint- 
Éloi, Saint-Ëippolyte, Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, la chapelle 
des Lazaristes de la rue de Sèvres, Notre-Dame-de-la-Çroix. 



268 LE MONDE DES AVEUGLES 

suppose une âme riche de sensations et d'idées, mais 
la plénitude de vie intellectuelle et morale à laquelle 
l'aveugle peut prétendre semble bien y suffire. La 
musique n'évoque que chez les visualisateurs les plus 
caractérisés des images visuelles ; elle n'en comporte 
pas. 

Qu'on n'allègue pas contre nous l'expérience» Aucun 
compositeur aveugle ne s'est encore imposé au public 
par droit de conquête, je lésais. Mais les compositeurs 
de génie ne sont pas légion^ et parmi les musiciens qui 
composent, les aveugles constituent une minorité si 
infime qu'il ne faut pas s'étonner de n'en trouver 
aucun p.u premier rang. Dans cette poignée d'artistes 
aveugles dont le plus ancien ne remonte pas à cent ans 
combien en est-il dont toutes les pensées n'ont pas 
été absorbées par le souci tyrannique d'assurer leur 
subsistance et celle de leurs familles, qui n'ont pas 
été tenus d'étouffer en eux les belles ambitions, l'ins- 
piration même quand elle les sollicitait. A défaut de ' 
grandes œuvres consacrées par de retentissants succès, 
d'ailleurs, nous devons à des aveugles nombre d'œu- 
vres de grand mérite 4 . Voici quelques années les nota- 
bilités du monde musical à Paris étaient conviées à 
un concert exécuté par des aveugles, dont tous les 
numéros étaient signés de noms de compositeurs 
aveugles. Les jugements qu'il provoqua ne justifient 
aucunement les doutes que je rappelais tout à l'heure. 

Us n'ont pourtant pas établi non plus l'existence 
d'aptitudes exceptionnelles chez l'aveugle. L'expé-* 

1. Je citerai surtout les noms de M 11 * Boulay, de MM. Brèg, 
Chavagnat, Marty, Trépart, Vierne. Une partition de Trépart, 
Martin et Martine, a été entendue sur divers théâtres. Parmi 
les œuvres de Vierne, citons principalement : Trois Symphonies 
pour grand orgue, Sonate pour violon et piano. Sonate pour 
violoncelle et piano, Recueil de mélodies, Messe avec deux 
orgues. La spirituelle musique que Victor-Paul a écrite pour 
diverses fables de La Fontaine n'a malheureusement pas été 
éditée, aussi n'est-elle connue que d'un public très restreint. 



l'art 269 

rience ne peut que difficilement nous fixer. Saris 
doute, si Ton compare cinquante aveugles pris au 
hasard avec autant de voyants, l'avantage restera aux 
premiers; mais cela tient peut-être simplement à 
ce que tout est mis en teuvre dans nos écoles spé- 
ciales pour développer les moindres germes d'apti- 
tudes musicales chez les aveugles. Pour qu'une obser- 
vation fût vraiment décisive il faudrait la faire porter 
sur des enfants et sur des enfants en grand nombre; 
il faudrait la prolonger pendant plusieurs années en 
soumettant pendant ce temps tous les sujets non seu- 
lement aux mêmes enseignements, mais encore aux 
influences de milieux identiques. 

Il semble que si'la cécité favorisait le développe- 
ment musical, ceu^ qu'elle frappe en très bas âge 
auraient l'avantage sur ceux dont la première éduca- 
tion s'est faite avec le concours de la vue. Or les fait» 
ne montrent rien de tel. Lofs d'une enquête récente 
que j'ai entreprise à l'Institution Nationale, sur trente 
ouvriers déclarés incapables de toute culture musi- 
cale, vingt-cinq avaient perdu la vue avant six ans, et 
cinq seulement après cet âge. En interrogeant les 
trente musiciens les mieux doués sur l'époque de leur 
cécité, je retrouvai identiquement les mêmes nom- 
bres : vingt-cinq frappés avant six ans contre cinq 
frappés après six ans. Plus un enfant entre tard à 
l'école spéciale, si d'ailleurs son entourage n'a pa? 
eujsoin de lui faire entendre de la musique, moins il 
a de chances de devenir un bon musicien. Ceux qui 
entrent après quinze ans absolument incultes sont en 
général désespérés. Après les dispositions naturelles 
qui restent enveloppées du plus épais nuystère, l'âge 
auquel l'éducation a commencé semble être le facteur 
essentiel, et non pas l'âge auquel la cécité est sur- 
venue. 

Ces constatations corroborent l'impression que j'ai 
retenue d'un séjour de plusieurs années dans une 



270 LE MONDE DES AVEUGLES 

école spéciale et que j'ai fortifiée de l'autorité de 
plusieurs musiciens professeurs d'aveugles : il nous 
faut reconnaître que l'aveugle n'est pas plusMoué que 
le voyant, et qu'il y a autant d'inégalité dans les 
aptitudes musicales chez les aveugles que chez les 
voyants. 

Un sourd de naissance peut exceller dans les 
arts qui ne relèvent que de la vue, et pourtant 
ni l'opinion ni l'expérience ne lui attribuent une 
notable supériorité dans ces arts. Je me persuade 
qu'il en est de même de l'aveugle, que, d'une 
manière générale, la perte d'un sens non seu- 
lement n'altère pas en nous le sentiment du beau, 
mais n'exerce aucune influence fatale sur les jouis- 
sances esthétiques des autres sens. Elle ne peut 
que les rendre plus précieuses et invitera les cul- 
tiver avec une particulière jalousie. 

II 

C'est que du toucher comme interprète de l'art \ 
nous n'avons qu'assez peu de secours à attendre. 

Certes, je ne pense pas qu'il soit, non plus qu'au- 
cun de nos sens, complètement et fatalement étranger 
à toute impression esthétique. Il ne semble pas que, 
comme le veulent certains philosophes, un fossé 
infranchissable sépare le beau de l'utile, et que les 
sens qui sont chargés des fonctions les plus utili- 
taires ne puissent connaître que l'agréable sans avoir 
jamais aucune participation au beau. L'émotion 
esthétique que nous goûtons à l'occasion des sen- 
sations visuelles et auditives n'est pas le produit de 
ces sensations. Elle a sa source plus profondément 
en. nous. Elle monte des racines mêmes de. notre 
être, du fond de notre conscience, et elle est suscep- 
tible de nuancer d'une teinte esthétique toute la 
masse de notre mentalité, et jusqu'à nos impressions 



l'art 271 

les plus simples. Si elle n'acquiert son pleip épa- 
nouissement que dans les sensations élevées, c'est 
parce que là seulement rémotion est suffisamment 
dégagée de tout élément utilitaire pour s'épurer 
entièrement des sensations, de convoitise, de 
crainte, etc., qui tiennent en respect l'élément pro- 
prement esthétique, et aussi parce que là seulement 
elle rencontre des synthèses psychiques assez riches, 
des associations d'idées et de sentiments assez 
complexes pour fournir la plénitude de conscience 
dont elle a besoin. Mais elle peut être partout latente 
si l'âme a cette fécondité intérieure qui transforme 
toutes choses, le sentiment du beau. 

La valeur esthétique d'un mouvement n'est pas du 
tout inaccessible à l'aveugle. Sans doute c'est (J an s 
le mouvement vu qu'elle est sentie presque toujours, 
et, pour ce motif, le clairvoyant ne la détache pas de 
la vision. Pourtant la force, l'harmonie, la grâce, 
tous les éléments qui donnent au mouvement son 
prix, peuvent venir à la conscience sans que la vue 
intervienne. Elles peuvent toucher l'aveugle artiste, 
quelquefois peut-être, dans des conditions particu- 
lièrement favorables, lorsqu'il palpe le corps en 
mouvement, mais plus souvent lorsqu'il reproduit le 
mouvement. Il le voit ainsi du dedans, en quelque 
sorte. Par là s'explique que quelques aveugles, en fort 
petit nombre je lé confesse, ont une certaine grâco 
dans leurs gestes. Tout aveugle réfléchi a eu parfois 
dans sa vie l'intuition que tel geste qui lui échappait 
était séant. Cette vision intérieure sans doute est 
moins précise que la perception externe par l'œil; 
elle a surtout cette grave infériorité de ne pas s'édu- 
quer par l'exemple d'autrui. Ell£ est utile cependant 
pour faire comprendre et sentir à l'aveugle mille 
particularités de l'art des voyants. 

Le sentiment de l'ordre, principe esthétique par 
excellence, n'est pas non plus l'apanage de la vue. 



272 LE MONDE DES AVEUGLES 

L'aveugle le connaît fart bien lui aussi. Je ne parle 
pas ici de Tordre* utilitaire qui n'a que de bien 
vagues rapports peut-être avec Tordre esthétique. 
L'aveugle est le plus ordonné des hommes. Il est 
ordonné par nécessité, parfois jusqu'à la manie. Il 
ne retrouve les objets qu'à une condition expresse, à 
savoir qu'ils ne quittent pas leur place habituelle, et 
c'est lui jouer un mauvais tour que de déranger cons- 
tamment ses meubles familiers. Mais s'il est ponc- 
tuel à les remettre en ordre, on lui reproche souvent 
d'être indifférent à leur déposition respective, au 
dessin qu'ils forment. La critique est généralement 
fondée. C'est que l'agencement des meubles dans 
une pièce, intéressant pour l'œil du voyant, Test 
beaucoup moins pour l'aveugle qui ne le perçoit pas 
par le toucher. Sans doute plus son aptitude à se 
représenter en imagination les milieux se développe, 
et plus il y devient sensible. Il est possible, souvent 
de l'y rendre attentif et de lui donner même en ces 
matières un certain degré de goût. Mais enfin en 
règle générale ses préoccupations ne vont pas de ce 
côté-là. Changeons de domaine : passons des objets 
qui intéressent l'œil à ceux qui concernent la main, 
à une horloge, à un fauteuil même. L'aveugle sera 
sensible à la régularité des contours, à la symétrie 
des pièces qui s'opposent, de même qu'il est sen- 
sible dans le discours à la belle ordonnance des 
parties. 

On a remarqué justement que les qualificatifs par 
lesquels les poètes expriment ce qu'il y a d'esthétique 
dans leurs sentiments, voire même dans leurs sensa- 
tions visuelles, se rapportent à des impressions qui 
leur viennent de tous les sens, des moindres comme 
des plus nobles. Chaud, suave, pénétrant, doux, 
frais, sont des mQts qui repassent sans cesse sous 
leur plume; Sully Prudhomme a dressé un tableau 
3e ces qualificatifs qui traduisent à la fois des per» 



i/abt 273 

ceptions des sens et des états de notre sensibilité. 
Les épithètes du toucher y sont le plus largement 
représentées. Elles sont au nombre d'une cinquan- 
taine et leur puissance d'expression est grande. 
Qu'est-ce à dire, sinon que, non seulement par les 
rapports spatiaux d'ordre et de mouvement qu'il 
perçoit, mais encore par ses données spécifiques, par 
le poli, le velouté, le soyeux — qu'il est seul à nous 
faire connaître, de même que l'œil est seul à nous 
faire connaître le noir, le rouge, le blanc, — le toucher 
a une valeur esthétique qui n'est pas négligeable? 
Guyau a déjà insisté sur ce point. 

Si la couleur manque au toucher, dit-il, il nous fournit 
en revanche une notion que l'œil seul ne peut nous donner, 
et qui a une valeur esthétique considérable, celle du doux, 
du soyeux, du poli. Ce qui caractérise la beauté du velours, 
c'est sa douceur au toucher non moins que son brillant. 
Dans l'idée que nous nous faisons de la beauté d'une 
femme le velouté de sa peau entre comme élément essen- 
tiel. Les couleurs mêmes empruntent parfois quelque 
attrait à des associations d'idées tirées du tact. A l'image 
d'un gazon bien vert est associée ,1'idée d'une certaine mol- 
lesse sous les pieds : le plaisir que nos membres éprouve- 
raient à s'y étendre augmente celui que l'œil ressent à le 
regarder. Au brillant des cheveux blonds ou noirs se lie 
toujours la sensation du soyeux que la main éprouverait en 
es caressant. Le bleu du ciel lui-même, si impalpable qu'il 
,soit, acquiert parfois une apparence de velouté qui augmente 
son charme en lui prêtant une douceur indéfinissable. 

Marie Heurtin, l'aveugle-sourdo de Larnay, au 
temps de s'a sauvagerie, se complaisait à toucher 
certains objets durant des heures entières; Chez elle, 
et chez plusieurs autres aveugles-sourdes, avant même 
que leur intelligence se fût ouverte, on a relevé des 
mouvements de jalousie violente envers une com- 
pagne qui possède un vêtement plus soyeux ou 
quelque parure tactilement appréciable. L'une de ces 



276 - X LE MONDE DES AVEUGLES 

pavillon de la sculpture l'aurait particulièrement 
séduite. 

J'aimerais à n'avoir pas de réserves à faire. Mal- 
heureusement tant qu'on n'aura pas vérifié par des 
observations précises les déclarations d'Helen Keller, 
je me vois contraint de demeurer sceptique. Il faudrait 
lui faire palper des bustes au caractère net, et la 
prier d'exprimer les sentiments que l'artiste a voulu 
traduire. On aurait grand soin de ne pas prononcer 
devant elle le nom du personnage représenté afin 
d'éviter qu'elle ne se figure découvrir avec ses doigts 
tout ce que sa mémoire lui dirait de Mars, de Diane 
ou de Vénus, tout ce que son imagination si vive sait 
jeter de vêtements autour d'un simple vocable. 
Jusque-là nou3 sommes fondés à croire, je ne dis pas 
qu'il n'y a rien de réel dans son témoignage, mais 
que, avec une bonne foi, d'ailleurs, qui n'est mise 
en doute par personne, elle s'exagère ses propres 
jouissances esthétiques, et que son émotion est 
affaire d'autosuggestion plus que de perception. 

C'est qu'Helen Keller est, à un degré vraiment 
singulier chez une personne d'une intelligence aussi 
vive, constamment la dupe des mots, ou si l'on veut 
la dupe de ses rêves/ Le verbalisme, les émotions 
factices, et, pour tout dire, la littérature au sens le 
plus fâcheux du terme, occupent dans ses écrits une 
place déconcertante. Elle dira, par exemple : 

Aux premiers flocons de la neige nous nous précipitâmes 
dehors; pendant des heures on put les voir descendre majes- 
tueusement des hautes régions de l'atmosphère, puis, silen- 
cieusement, d'un mouvement très doux, se poser sur la 
campagne, nivelant la plaine. La nuit tomba sur toute cette 
blancheur. Le lendemain matin Paspect du paysage était 
entièremeiit modifié; les routes avaient entièrement dis- 
paru, ainsi que les bornes qui limitaient les champs; un 
désert de neige s'étendait jusqu'aux limites v de l'horizon; 
les arbres émergeaient comme de blancs fantômes. 



l'art 277 

Que dire de tant d'impressions visuelles et audi- 
tives qui se pressent dans l'imagination d'une aveugle- 
sourde, et jusqu'à s'organiser en tableaux? Ailleurs 
elle écrit encore : 

Quand le sol se joncha des feuilles d'automne rouges et 
dorées, quand le raisin musqué commença de prendre, au 
fond du jardin, les tons bruns de la maturité, je me mis à 
' écrire l'histoire de ma vie. 

Ce sont donc les nuances des feuilles et des raisins 
qui datent les souvenirs de sa vie? Dès l'âge de 
douze ans, dans sa première autobiographie, elle 
disait déjà : « Comme elles étaient jolies, ces coquilles, 
avec ces teintes charmantes! » Et, un an plus tard, 
dans une lettre à un ami où elle contait sa visite fy 
l'exposition de Chicago : 

La journée était claire et brillante, le ciel et l'eau, d'un 
bleu incomparable, formaient un cadre harmonieux à la 
cité du rêve couronnée par le dônte étincelant du bâtiment 
de l'administration. Nous nous dirigeâmes ensuite lentement 
du côté de la cour d'honneur, nous arrêtant ici et là tandis 
que miss Sullivan me décrivait les scènes magnifiques qui 
nous entouraient; les groupes de beaux bâtiments, les 
lagunes constellées de bateaux qui les parcouraient rapide- 
ment, la statue majestueuse de la République, les colonnes 
cannelées du péristyle, enfin le lac bleu et profond.. Gomme 
ce spectacle était beau t 

Si j'insiste, ce n'est pas seulement parce que de 
telles pages, qui déroutent sans cesse les lecteurs 
avides de pénétrer la pensée intime d'Helen Keller, 
nous montrent que chez elle les sentiments suggé-. 
rés par des mots ne se distinguent pas des sentiments 
inspirés par des sensations, que par suite son 
témoignage en matière d'émotions esthétiques ne 
saurait être accepté sans contrôle, c'est encore parce 
qu'il y a là une particularité qui mérite de retenir 
l'attention du psychologue. La vanité littéraire a pu 



278 LE MONDE DES AVEUGLES 

contribuer à la développer, mais elle a des causes 
plus profondes et plus intéressantes. Nous touchons, 
ici, le point faible de cette merveilleuse éducation 
d'une belle intelligence. 

Songeons que pour Helen Keller le mot a été bien* 
souvent non pas seulement, ce qu'il doit être pour ud 
individu normal, le signe de la sensation, toujours 
associée à elle et l'évoquant par habitude, mais au 
sens propre le substitut de la sensation. Il a tenu 
lieu de la sensation absente et ignorée. Cela est le cas 
déjà dans une certaine mesure pour l'aveugle-enten- 
dant, mais ce l'est bien davantage encore pouf 
l'aveugle-sourd. De plus la mémoire verbale chez 
Helen Keller était étrangement précise : grand bien 
assurément, car cette mémoire verbale a prodigieu- 
sement hâté son développement où les mots devaient 
jouer un rôle considérable; mais cet avantage com- 
portait un risque : Helen Keller ne laissait pas à son 
esprit le temps, nécessairement long chez un sujet 
qui ne dispose que du toucher, de remplir d'autant 
d'impressions directes qu'elle en pouvait conquérir 
ces mots trop facilement assimilés. De là un verba- 
lisme qu'il était difficile de tenir en échec, des phrases 
entières, jadis lues en Braille ou perçues sur la main 
de son institutrice, revenaient fréquemment dans sa 
conversation ou dans ses écrits, et ces phrases elle ne 
les reconnaissait pas comme phrases empruntées, elle 
les croyait siennes. Elle ne distinguait pas ce qu'elle 
tirait du magasin de sa mémoire de ce qu'elle devait 
à ses impressions personnelles. À douze ans, elle 
publiait comme d'elle-même, avec la meilleure foi du 
monde, un petit conte qui n'était guère que la 
reproduction, "en certaines parties textuelle, d'une 
histoire qu'on* lui avait lue quelques années aupara- 
vant. Elle avait perdu totalement le souvenir de cette 
lecture et ne put le retrouver. Son désespoir d'enfant 
a été grand quand on l'a soupçonnée d'avoir cherché 



l'âRT 279 

à mystifier son entourage. A vingt-deux ans, elle écri- 
vait : « Même maintenant je ne sais jamais trouver la 
démarcation entre mes idées propres et celles que j'ai 
puisées dans les livres... Ce que j'ai lu a fini par deve- 
nir la substance même, et, si je puis dire, la contexture 
de mon esprit. » En effet, c'est par lecture, et non 
par sensation, que ses idées ont été acquises pour leur 
majeure partie, et trop souvent ses lectures n'ont pas 
pu être vivifiées par la sensation. 

Ce n'est pas tout : Helen Keller est encore douée 
d'un merveilleux don de sympathie. Je veux dire 
qu'elle ressent avec une étrange facilité les émotions 
des personnes avec lesquelles elle communique. On 
assure qu'elle aime le théâtre, que son institutrice lui 
transmet par sa dactylographie non seulement les 
mots qu'elle entend, mais jusqu'aux émotions que lui 
inspire le jeu des acteurs. Je veux croire qu'il y a là 
quelque exagération, mais ce qui est certain c'est que 
les descriptions visuelles et auditives que lui traduit 
miss Sullivan, bien qu'elles soient irréalisables pour 
son imagination, ne laissent pas d'impressionner vive- 
ment sa sensibilité. Elle a une mémoire affective 
étrangement développée. L'accent est perçu et retenu 
avec le mot : il en fait partie intégrante ; il opère par 
sympathie, ce que fait ailleurs la puissance émotive 
de la sensation. De là vient ce fait, attesté par ceux 
qui l'approchent, que les expressions poétiques, 
visuelles ou auditives de ses livres, sofat celles qu'He- 
len Keller retient le mieux et retrouvé le plus corn* 
munément dans ses propres écrits. Le conte qu'elle 
reproduisait inconsciemment à douze ans compor- 
tait comme élément essentiel, comme nœud de son 
intrigue, une description féerique qui semblait ne 
pouvoir frapper qu'un voyant. 

Ainsi les mots et les émotions vont leur chemin 
sans se soucier "des sensations, et donnent à supposer 
l'existence *de sensations qui ne sont pas. Ils fonc- 



280 LE MONDE DBS AVEUGLES 

tionnent à vide. Un travail critique opiniâtre pouvait 
seul guérir ce psittacisme. Il n'était pas au-dessus des 
forces d'Helen Relier, et de notables progrès à ce 
point de vue se remarquent en elle depuis ses pre- 
miers écrits. Ils ont été entravés par diverses circons- 
tances : d'abord le désir naturel, commun à tous les 
infirtaes, mais gros d'illusions, de participer à tous les 
biens des autres hommes ; et puis la publicité qui dès 
l'âge de dix ans s'est faite autour de sa personne; 
cette enfant singulière avait besoin de recueillement 
pour apprendre à se connaître; tant d'articles de 
revues, tant de curieux pressés autour d'elle, l'ont 
incitée à forcer sa nature. Aussi, de même que sa 
maîtresse avait pris pour méthode de lui parier 
comme à une enfant normale, jouissant de l'étonne- 
ment qu'elle causait, elle a continué à parler et à 
écrire comme une personne qui voit et qui entend. 
Ce psittacisme, qui à des degrés divers menace tous 
les hommes, et notamment les Méridionaux, natures 
trop mobiles, rend toujours l'introspection en matière 
d'émotions esthétiques très délicate. Il faut redouter 
toujours ses pièges quand nous cherchons à recon- 
naître dans quelle mesure le toucher peut suppléer 
la vue dans la jouissance esthétique car l'aveugle 
dont l'imagination est vive s'y trouve particulièrement 
exposé. A. mon gré, il ôte toute valeur au témoignage 
d'Helen Keller qu'on a trop prisé. 

Elle parle avec cette complaisance des impressions 
esthétiques que son toucher lui vaut, non seulement 
dans la sculpture, art de la vue, mais encore dans la 
musique 1 . Il est exact qu'une marche militaire, que la 
valse du Beau Danube bleu et la Marche funèbre de 
Chopin éveillent en elle des impressions différentes. 
En posant simplement la main sur le piano, non seu- 
lement elle est capable de battre la mesure avec 

1. Sur ce second point, nous sommes renseignés avec beau- 
coup plus de précision grâce à M. le professeur Stern. 



l'art . 281 

l'autre main, mais son visage exprime, nous assure- 
t-on, des sentiments qui varient avec le caractère duf 
morceau exécuté et qui s'harmonisent passablement 
avec lui. 

Il faut conclure incontestablement de ces faits 
qu'Helen Keller a le sentiment du rythme, et cela ne 
nous surprend pas puisque nous savons que, comme 
la plupart des aveugles-sourds, elle pçrçoit par le 
toucher les vibrations sonores. Le sentiment du 
rythme, en effet, relève essentiellement du toucher, 
il est l'un des principes de la danse. Mais on prétend 
aller au delà. Helen Keller a, par le toucher encore, 
quelque impression de la hauteur des sons. On a cons- 
taté qu'elle distingue deux accords identiques frappés 
à trois octaves de distance; et, pour peu qu'on ait pris 
soin de lui dire, après avoir frappé l'un de ces accords, 
« celui-ci est le plus haut », elle le reconnaît ensuite 
comme le plus haut. N'est-ce pas là un élément d'im- 
pressions vraiment musicales? En vérité j'en doute 
fort. Qu'il soit possible d'exploiter ce sentiment qu'elle 
possède de la hauteur des sons et de combiner des 
excitations tactiles provenant de vibrations acoustiques 
plus ou moins nombreuses, de manière à faire éprou- 
ver à un aveugle-sourd des impressions plus ou moins 
agréables, je ne le nie pas, je l'ignore. Mais en vérité 
cet art-là n'aurait rien de commun avec l'art de la 
musique. Les combinaisons qui plairaient au toucher 
pourraient produire à l'oreille l'iippression de caco- 
phonie et de charivaris insupportables. Ce n'est pas la 
musique des entendants, mais une musique particu- 
lière et qui n'est pas de la musique, ou qui n'en est 
que par accident, qu'il faudrait composer pour donner 
satisfaction à cette faculté de discerner par le toucher 
la hauteur des sons. La musique est un composé, de 
sensations tactilo-auditives qui constituent le rythme, 
et de sensations exclusivement auditives. Helen Rel- 
ier ne perçoit que les premières, et lorsque la valeur 



282 LE MONDE DES AVEUGLES 

émotive du rythme n'est pas trop transformée par la 
qualité auditive des sons f elle a une impression très 
appauvrie, mais juste, du morceau qu'on exécute en 
sa présence. La musique très simple de nombre de 
peuplades sauvages emprunte presque toute son 
expression au rythme. Celle-ci est de la musique tac- 
tile, presque entièrement accessible â un aveugla- 
sourd. Mais plus la musique se complique et devient 
savante, plus l'élément rythmique passe au second 
plan, au point de ne plus jouer qu'un rôle d'adjuvant 
et souvent même d'être profondément modifié dans 
sa valeur esthétique par les combinaisons d'impres- 
sion auditives qui s'y superposent. Quand Helen Rel- 
ier définit la Marche funèbre de Chopin qu'on vient de 
lui jouer, par le terme de berceuse (lullaby), on com- 
prend très bien, en isolant le rythme du morceau, et 
spécialement le rythme de la seconde partie," qu'elle 
Tait ainsi sentie, et de son point de vue on approuve 
sa définition ; mais on voit aussi que l'œuvre de Cho- 
pin lui échappe fatalement, et que le toucher ne peut 
prétendre à suppléer que très pauvrement les autres 
sens dans leurs fonctions esthétiques» 

IV 

Dans la sculpture nous pouvons distinguer des 
éléments de trois sortes : les éléments proprement 
expressifs, attitudes, gestes, qui sont les signes non 
conventionnels mais naturels ou" si l'on veut les 
manifestations plus encore que les signes des pas- 
sions ou des sentiments que l'artiste veut traduire. 
Certaine crispation du visage exprime la colère et en 
suggère les émotions parce qu'elle résulte de con- 
tractions habituellement provoquées par la colère. En 
second lieu, des éléments subjectifs, combinaisons 
de lignes destinées à plaire aux yeux, et qui suggèrent 
des états d'âme, mais qui n'expriment pas des sen- 



l'art 283 

timents. Enfin la ressemblance qui, dans un très 
grand nombre d'oeuvres est, elle aussi, une condition 
nécessaire de la beauté. , 

Pour ce qui est des éléments expressifs ils con- 
sistent en mouvements dont la valeur esthétique peut, 
nous l'avons vu, être connue par le toucher. L'aveugle 
a, comme le clairvoyant, conscience des gestes qu'-il 
fait sous l'empire des émotions. Il hausse les épaulés 
et il lève les bras en l'air quand le dédain ou la stu- 
peur l'y poussent. Les mêmes gestes reconnus dans: 
une statue évoqueront en lui des sentiments con- 
formes. Un enfant aveugle de treize ans, sur la 
demande de son professeur de modeler en cire un 
^voyageur qui, fatigué d'un long chemin, s'assied sur 
le bord de la route, imagine de lui-même de le repré- ' 
senter les deux mains' posées sur ses genoux. Il 
obtient ainsi une attitude expressive et montre que les 
gestes pour lui aussi parlent une langue intelligible, 
que la sculpture par conséquent pour l'aveugle n'est 
pas lettre morte. De même l'invention d'une scène 
dramatique sculpturale pourrait être fort bien l'œuvre 
,d'un aveugle, et il lui est parfaitement possible d'ima- 
giner les gestes expressifs d'un dompteur en présence 
du lion qu'il maîtrise, ou de donner des attitudes de 
douleur aux membres d'une famille- groupés autour 
d'un cercueil. 

Et pourtant, même pour ces éléments expressifs 
qui lui sont de beaucoup le plus accessibles, com- 
bien sont défavorables les conditions dans lesquelles 
l'aveugle peut faire son éducation esthétique ! D'abord, 
s'il saisit le geste en gros, les nuances les plus fines 
risquent de lui échapper. Un demi-millimètre de plus 
ou de moins dans la hauteur d'une épaule n'est pas 
une circonstance indifférente pour l'œil, et le doigt 
ne la perçoit pas. La valeur expressive d'une statue 
peut en être modifiée cependant. 

Mais surtout la gamme des attitudes et des gestes 



'J84 LE MONDE DES AVEUGLES ' 

que l'aveugle interprète spontanément, dont il 'sent 
la résonance en lui-même, est en général peu éten- 
due. En effet, l'expression de la physionomie et du 
geste est nourrie par la vue. Non seulement elle 
s'enrichit par l'imitation, mais d'ordinaire elle se 
dégrade lorsqu'elle n'est pas soutenue par le senti- 
ment que nous avons de sa valeur visuelle, et par 
l'encouragement que lui donne le regard d'autrui. 
C'est ainsi que l'aveugle, à mesure qu'il s'éloigne de 
la spontanéité enfantine, se déshabitue peu à peu de 
toute mimique, même de la plus discrète, et que 
son visage devient si souvent impassible et inex- 
pressif. Ainsi, tandis que les autres peuvent enrichir 
par l'imitation leur gesticulation naturelle, lui au 
contraire l'abdique progressivement faute d'en sentir 
la valeur, et cela au point que s'il se reprend, dans 
des circonstances particulières, à mimer sa pensée, 
ses mouvements deviennent contraints et sonnent 
faux. 

Cette désaccoutumance de ses propres mouvements 
expressifs ne l'empêcherait pas de comprendre et de 
goûter la représentation sculpturale des passions s'il 
était renseigné par la vue sur les mouvements des 
autres et s'il pouvait substituer à la gamme des 
impressions perçues du dedans une gamme d'impres- 
sions reçues du dehors : un voyant devenu gauche ou 
emprunté dans ses gestes par l'effet de la timidité 
peut être néanmoins un excellent sculpteur. Mais il 
n'est pas possible de toucher constamment les gens 
qui vous entourent. L'éducation de l'aveugle ne se 
fait donc pas. Puisque, dans la solitude où il vit, le 
sens musculaire est sa seule ressource, l'inaction à 
laquelle ce sens s'abandonne ruirie l'espoir qu'il pour- 
rait avoir de goûter profondément la beauté des 
œuvres sculpturales. 

Les deux mêmes motifs, manque d'éducation des 
gestes et imprécision des données du toucher, ne lui 



, l'art 285 

permettent pas d'être plus que médiocrement sen- 
sible à la ressemblance. Ici encore bien des détails 
significatifs pour l'œil échappent au doigt le plus 
inquisiteur, et, fussent-ils tous perceptibles, il faudrait 
pour les apprécier une habitude dé palper les visages 
qui est incompatible avec les usages de la vie sociale. 
Chacun au reste s'avance plus ou moins dans cette 
voie suivant ses aptitudes et suivant son exercice. 
Tout aveugle peut fort aisément distinguer les traits 
caractéristiques du lion^u tigre, du chat, et en 
général des animaux qu'on distingue d'o/dinaire 
comme espèces plutôt que comme individus. A l'in- 
térieur de chaque espèce, et surtout à l'intérieur de 
l'espèce humaine, beaucoup d'aveugles peuvent encore 
connaître plusieurs genres de physionomies, caracté- 
risés par tel ou tel trait distinctif, en nombre d'ail- 
leurs variable. Je n'ai rencontré aucun aveugle qui 
fût capable de distinguer ce qu'il y a de plus indivi- 
duel dans un visage sculpté. 

Et quant à ce que j'ai appelé l'expression subjective 
en sculpture, bien entendu elle est grandement entra- 
vée elle aussi par les mêmes difficultés : elle a son 
principe dans des associations multiples qui supposent 
évidemment une très grande expérience des formes. 
Mais en outre une difficulté nouvelle s'ajoute à 
celles-là : ce qui est gracieux pour l'œil n'est pas 
nécessairement gracieux au doigt. La représentation 
spatiale, en effet, n'est pas exclusivement en cause : 
un reflet, le rapport entre la ligne et la couleur de la 
matière employée par le sculpteur, mille circons- ^ 
tances inanalysables entrent ici en ligne de compte. 
C'est ce qu'expriment fort bien les aveugles qui ont 
vu quand ils disent : pour goûter cette œuvre il nous 
faut la transposer, la transporter en quelque sorte, 
du domaine tactile dans le domaine visuel. \ 

Des expériences persévérantes, à la fois tenaces et 
sérieusement contrôlées, n'ont jamais été faites à ma 



286 LB MONDE DES AVEUGLES 

connaissance pour voir jusqu'à quel degré quelques 
aveugles-nés, bien doués sous le rapport du toucher 
et de l'intelligence, pourraient s'avancer dans la jouis- 
sance des chefs-d'œuvre de la sculpture., Les résultats 
à espérer sont trop disproportionnés avec l'effort 
qu'ils nécessiteraient. Mais la pratique du modelage 
qui a pris une si grande extension dans les écoles 
allemandes nous permet de vérifier par les faits les 
déductions du raisonnement. Elle prouve que si les 
aveugles peuvent se faire Jine idée assez exacte de ce 
qu'est la sculpture, et la comprendre, il en est extrê- 
mement peu qui soient* capables de la goûter, et à 
ceux-là mêmes beaucoup d'œuvres doivent rester sinon 
fermées, du moins incomplètement accessibles. Je 
suis persuadé qu'un monde d'aveugles n'aurait point 
de sculpteurs, car ce qui frappe surtout dans un 
milieu d'aveugles abandonné à sa pente naturelle 
c'est l'indifférence générale pour les œuvres de la 
sculpture. On objectera l'exemple de l'animalier 
aveugle Vidal qui a laissé des œuvres justement 
appréciées. Mais il convient de ne pas oublier que 
Vidal ne perdit complètement la vue qu'à VèLge de 
vingt-huit ans, et que jusqu'alors il avait travaillé 
dans l'atelier de Baryë; il s'est donc toujours aidé de 
ses représentations visuelles 1 . Ce que son exemple 
nous enseigne, et ce que nous enseignent avec lui 
tant d'aveugles qui ont fait leur éducation esthétique 
avant de perdre la vue et qui continuent dans les 

1. Le sculpteur Etienne Leroux, ami et voisin d'atelier de 
Vidal, disait que, à mesure que ses souvenirs visuels perdaient 
de leur intensité, ses œuvres devenaient moins bonnes. Dans 
les dernières années, il n'arrivait plus à se satisfaire. Il recom- 
mençait sans cesse, attribuant ses échecs à des circonstances 
accidentelles; Etienne Leroux, dont le témoignage est ici d'une 
si grande autorité, estimait qu'ils provenaient de l'effacement 
progressif des souvenirs visuels. Je dois cette information à 
M. Maurice de la Sizeranne, qui la tient d Etienne Leroux lui- 
même. 



t'ARI 287 

t 

ténèbres, sinon à exécuter des chefs-d'œuvre, du 
moins à jouir de ceux des autres, c'est que le tou- 
cher apprécie les traits d'une statue avec beaucoup, 
plus de précision que ne le pensent d'ordinaire, je ne 
dis pas les clairvoyants, mais même la plupart des 
aveugles qui négligent de faire le moindre effort en 
ce sens. Il nous montre que l'inexpérience des formes 
est ici beaucoup plus en cause que l'insuffisance du 
toucher. Reste encore, je le sais, le cas de Kleinhans. 
Celui-là, nous dit-on ? perdit la vue dès sa cinquième 
année, et pourtant il est l'auteur de crucifix et de 
bustes nombreux. Mais Kleinhans nous est mal connu 
et nous sommes habitués à rencontrer tant de légendes 
qu'il convient de nous méfier. Qui sait dans quelle 
mesure il était secondé par un aide clairvoyant? Qui 
sait si, frappé dès l'âge de quatre ans du mal qui 
devait lui enlever la vue, il ne conserva pas quelque 
temps après un point de jour suffisant pour faire son 
éducation ? Ces doutes dûment levés, si vraiment les 
œuvres de Kleinhans émanent d'un aveugle authen- 
tique, il y aurait lieu de les étudier pour préciser les 
conditions dans lesquelles il pourrait exister une 
sculpture pour les aveugles. Je suis convaincu que 
les conclusions de cet examen f e rapprocheraient de 
celles que voici : une sculpture d'aveugles emprun- 
terait presque exclusivement ses effets à l'expression 
objective ; elle choisirait les sujets où la ressemblance 
est facile à saisir, les sujets par conséquent qui 
s'individualisent par quelque caractère très tranché ; 
elle négligerait les éléments subjectifs qui intéressent 
l'œil, et peut-être en élaborerait-elle d'autres en 
échange qui s'adresseraient au doigt. 



L'architecture, en ce qu'elle laisse plus de place à 
la rêverie, est, je le crois, accessible à un plus grand 



288 LE MONDE DES AVEUGLES 

nombre d'aveugles; mais elle Test moins, en revan- 
che, par ses proportions qui semblent défier la main. 
Les qualités qu'elle met en œuvre sont fort différen- 
tes : la sculpture exigeait une extrême finesse du 
toucher; l'architecture attend tout de la puissance de 
l'imagination à synthétiser les représentations spa- 
tiales. 

C'est un fait d'expérience que, chez les aveugles qui 
ont développé avec soin en eux cette faculté, des 
œuvres architecturales, clairement décrites et labo- 
rieusement reconstruites par l'esprit, parviennent à 
faire quelque impression. Les esthéticiens de l'archi- 
tecture admettent en général qu'il y a un élément 
de beauté dans l'heureuse adaptation d'un bâtiment 
à sa fin, d'une bibliothèque par exemple aux exi- 
gences des services et aux commodités des lecteurs, 
d'une Université aux conditions de l'enseignement qui 
y est donné. C'est là un élément presque intellectuel 
dont nul ne refusera la jouissance à l'aveugle. 

Dans une église il aura encore très bien l'impres- 
sion de l'immensité, et pour la lui donner son image 
représentative sera singulièrement secondée par les 
sensations sonores qui viendront la vivifier: bruits des 
portés indéfiniment répercutés sous la voûte, bruits 
des voix qui emportent les imaginations sur leurs ailes 
dans un lointain que nul écho ne borne, voix des 
grandes orgues surtout qui dilatent notre sensibilité 
dans toute l'étendue de la vaste enceinte. L'aveugle 
peut là-dessus se figurer des colonnes sveltes, des 
ogives élancées assez concrètes pour se donner avec 
une certaine intensité le sentiment si prenant de la 
pesanteur vaincue, de l'élan illimité vers l'infini 1 . 

On pourrait sans aucun doute poursuivre cette 
énumération qui est faite surtout d'impressions très 

1. Un aveugle italien, M. Romagnoli, a publié un fort inté- 
ressant article sur les impressions qu'il a éprouvées en visitant 
Téglise Saint-Pierre de Home. 



l'art » 289 

individuelles, d'impressions que le sujet crée presque 
plus qu'il ne les reçoit. Elles ont ce trait commun, en 
effet, de ne pas nécessiter une représentation parfai- 
tement précise, de demander à l'œuvre seulement une 
excitation, une secousse initiale. Passer de ces émo-, 
tions quelquefois fortes, mais un peu flottantes, à des 
émotions plus particulières, propres à chaque œuvre 
architecturale, est chose difficile. D'abord dans les 
combinaisons de lignes architecturales elles-mêmes, 
surtout lorsqu'elles s'enrichissent d'ornementations 
sculpturales, il y a sans aucun doute des éléments de 
plaisir esthétique qui ne concernent que l'œil, que le 
toucher le plus parfait ne pourrait connaître, qui 
échapperaient même à une main grande comme une 
église et dont la sensibilité tactile serait, sur toute sa 
superficie, égale à la sensibilité de la pulpe des doigts. 
Mais même à ne considérer que les rapports pure- 
ment spatiaux qui sont de beaucoup l'essentiel, le 
travail qu'il faut faire pour bâtir la représentation de 
l'édifice fatigue l'esprit et émousse la sensibilité. De 
plus, figurer avec précision dans l'ensemble chacune 
des ornementations architecturales, donner à chaque 
détail sa juste proportion, sont des tâches qui présen- 
tent des difficultés dans bien des cas presque insur- 
montables. Sans doute, le voyant lui non plus ne 
perçoit pas tous les détails simultanément dans une 
égale lumière de la concience ; il opère une sélection; 
mais cette sélection même, qui est commandée par 
des goûts esthétiques et qui varie avec ces goûts, sup- 
pose la possibilité d'embrasser un vaste ensemble; et 
sa liberté croît à mesure que croît l'ensemble em- 
brassé. Dans cette faculté chez l'aveugle de réaliser 
des ensembles, il n'y a d'ailleurs nulle part un 
point d'arrêt fixe et tout effort peut espérer sa récom- 
pense. Théoriquement du moins de grands progrès 
sont possibles puisque, ici comme dans la sculpture, 
l'obstacle vient beaucoup moins de l'insuffisance des 



290 LE MONDE DES AVEUGLES 

moyens de perception (toucher et imagination spa- 
tiale), que d'une expérience trop pauvre des formes, par 
conséquent, d'une absence d'éducation. Un aveugle 
qui ferait des représentations architecturales son 
étude particulière arriverait peut-être à s'assurer, j£ 
ne dis pas une grande érudition ce qui est relative- 
ment aisé, mais peut-être aussi un goût assez délicat* 
et passablement d'accord avec celui du yoyant. 

En pratique du moins on s'expHque que si peu 
d'aveugles s'intéressent vraiment aux choses de l'ar- 
chitecture, que, je ne dis pa^ la masse, içais l'élite, 
même en général, s'y montre aussi indifférente qu'aux 
choses de la sculpture. Leur incurie habituelle, à ce 
point de vue, est fondée en raison. Elle, doit être 
corrigée dans la mesure où elle a pour effet une cho- 
quante ignorance. Au delà, je ne pense pas qu'il y 
ait lieu de faire des efforts très considérables pour la 
combattre. Un aveugle doit se rendre capable de 
coihprendre un clairvoyant qui parle des arts de la 
vue, de deviner ses sentiments d'après une descrip- 
cription commentée. Quelques-uns peuvent davantage 
peut-être, mais ils restent très loin derrière les clair- 
voyants. Ils doivent se défendre de la prétention com- 
mune à les égaler, du travail d'autosuggestion qu'il 
occasionne tro'p souvent et qui adultère si fort les 
pures jouissances du sentiment esthétique. 

VI 

Ces réserves (on a pu le deviner déjà et il importe 
d'y insister) ne concernent que les aveugles-nés ou 
ceux qui sont assimilables aux aveugles-nés. Chez 
ceux qui ont perdu la vue après être sortis de l'en- 
fance, qui souvent restent voyants quelques heures 
par jour dans leurs rêves, la persistance de l'imagina- 
tion visuelle est parfois telle qu'ils continuent à 
jouir de la nature, ainsi que des chefs-d'œuvre àç 



\ 



l'art 291 



la sculpture et de l'architecture à la manière des 
voyants. Naturellement plus leur sentiment esthétique 
était éduqué quand les ténèbres les ont enveloppés, 
plus -il a de chances d'être vivace : tel aveugle, 
frappé ,dans ,sa neuvième année, qui a vécu son 
enfance dans un atelier de sculpteur, est mieux 
armé peut-être pour animer des statures que tel autre 
qui a joui de ses yeux jusqu'à vingt ans et n'a reçu 
aucune préparation artistique. Mais, à quelque degré 
qu'il subsiste, le souvenir de la vision esf précieux 
p.our colorer les paysages, pour faciliter les synthèse? 
architecturales, pour donner plus de vie aux physio- 
nomies des bronzes. Surtout la vue a donné à l'es- 
prit cette expérience des formes qui une fois acquisf3 
ne se perd plus, et qui est si nécessaire pour cultiver 
le sentiment esthétique. 

On s'étonne de constater quelle intensité conser- 
vent parfois les souvenirs visuels, voire après bien 
des années. Une aveugle 'écrit : 

J'ai perdu la vue à sept ans. M. le D r Dufour nous disait 
que toute personne devenue aveugle dans sa première jeu- 
nesse perd peu à peu le souvenir des choses visuelles et 
finit presque infailliblement par les oublier tout à fait. Je 
ne veux pas discuter les assertions de notre grand oculiste, 
mais je crois qu'il me faudra vivre un bien grand nombre 
d'années encore pour oublier les images que mes yeux ont 
imprimées dans ma mémoire. Je conviens que certains 
traits se sont affaiblis, certaines perspectives sont devenues 
un peu vagues, quelques physionomies se sont effacées; 
mais toutes les choses qui m'ont frappée, toutes celles aux- 
quelles j'ai pris quelque intérêt me sont restées là si dis- 
tinctes, si vraies, que je suis persuadée que j'éprouverais 
peu de surprise à les revoir s'il m'était tout à coup donné 
de les regarder de nouveau. En qualité de campagnarde, 
c'est des choses de la nature que j'ai composé ma petite 
collection d'images, trésor dont je me plais souvent à faire 
la revue. L'aspect de la campagne en ses différentes saisons, 
les champs couverts de neige où les petits traîneaux s'élan- 



292 LE MONDE DES AVEUGLES 

cent, les prés à peiné verts où se montrent les violettes, les 
blés qui ondulent, l'eau qui court, les papillons qui voltigent, 
l'hirondelle qui vole, le ciel où les étoiles s'allument... Ces 
choses-là peuvent-elles vraiment s'oublier? 

M. Campbell, bien qu'il ait perdu la vue à rage de 
trois ans et demi, nous assure qu'il a des visions très 
vives de la nature. Quand il veut connaître un paysage, 
il se le fait décrire par plusieurs personnes. C'est de 
cette façon qu'il a vu, nous dit-il, le Niagara, les 
Montagnes Blanches et les Alpes. 
\ Je sais un aveugle, frappé vers la trentaine d'un 

décollement complet de la rétine, qui continue à 
vivre par l'imagination une vie de voyant : il choisit 
lui-même la couleur de ses tentures, le dessin de ses 
papiers, l'étoffe et la teinte de ses fauteuils, le style 
de ses armoires, de ses tables, de ses chaises; il dis- 
pose chaque partie de son ameublement en vue d'un 
effet total; il voit chacune des pièces de sa maison 
qu'il a ainsi meublées et jouit intérieurement du 
spectacle qu'il ménage à ses visiteurs. Il revoit 
à volonté les paysages qui lui étaient familiers, 
et il en construit aisément de nouveaux. Il a conservé 
très nets dans son esprit les portraits de tous ses 
amis 1 et il assure qu'à passer seulement la main sur 
le visage d'un nouveau venu, il construit immédia- 
tement sa physionomie. Sa profession de masseur 
l'aide peut-être à entretenir cette précieuse forme 
d'imagination, comme elle l'aide aussi à entretenir 
son goût très vif pour les œuvres sculpturales. Il aime 
à s'en entourer; on les voit sur sa table, sur sa che- 
minée : elles peuplent vraiment sa solitude. 

1. Le besoin de se représenter les physionomies des per- 
sonnes auxquelles il a affaire est souvent très vif chez l'aveugle 
qui a joui de la vue. Tel aveugle qui a été frappé de cécité à 
neuf ans construit le visage du visiteur qu'il écoute d'après les 
intonations de sa voix et d'après le cours de sa conversation. 
Il se constitue ainsi une galerie de portraits, souvent bien fan- 
taisistes sans doute, qu'il enrichit à son gré. 



\ 



CHAPITRE XVI 

La poésie. 

t 

V 

I 

- Si nous passons des beaux-arts proprement dits à 
la poésie, un problème tout autre se pose à nous : 
nous avions à expliquer pourquoi si peu d'aveugles 
s'intéressent aux arts plastiques; nous nous deman- 
dons s'il n'est pas étrange qu'ils marquent un goût 
si vif pour la poésie. Les images visuelles, en effet, y 
tiennent bien souvent une place considérable. Elles y 
sont non pas un ornement accessoire, mais un 
moyen d'expression et comme la langue propre du 
sentiment poétique, -l'intermédiaire qui fait passer 
l'émotion de l'âme du poète dans celle du lecteur. 
Et d'ailleurs on a tendance à juger que l'imagina- 
tion manque à l'aveugle, à penser qu'elle se glisse en 
nous par les yeux avec tout le mouvement et la 
variété du monde extérieur, et que l'aveugle en est 
fatalement moins doué que de raison ou de bon 
sens. 

Sur ce dernier point je crois bien que les mots nous 
trompent : les mots sont responsables de bien dqs 
idées fausses qui ont cours de par le monde. Le terme 
d'imagination recouvre deux idées bien différentes, 
que la conversation, faute de vocables distincte^ *a 



294 LE MONDE DES AVEUGLES 

sépare pas suffisamment : l'imagination des formel, 
celle qui conserve, reproduit et crée des images con- 
crètes, est en moyenne Leaucoup moins développée 
chez l'aveugle que chez le clairvoyant ; mais l'autre 
imagination, celle qui s'intéresse aux combinaisons 
d'événements et de caractères réagissant les uns<£ur 
les autres, celle qui bâtit des vies humaines ou qui 
jouit de tleur spectacle, celle-là n'attend rien de la 
vue. Elle est faite de sensibilité, de fine intelligence, 
<Je mobilité dans la pensée, de souplesse à revêtir 
toutes les conditions humaines, d'expérience, de 
curiosité à tout comprendre et à tout goûter, d'aspi- 
rations vers l'idéal et le merveilleux ou de passion 
pçur le réel : elle est le lot de l'aveugle tout autant 
que du clairvoyant. 

Il suffit d'avoir fréquenté une école d'aveugles pour 
savoir que, parmi les lectures qui leur sont faites, 
celles-là sont particulièrement goûtées des élèves qui 
parlent le plus à l'imagination. Ils sont en cela sem- 
blables aux jeunes gens de leur âge. Le cas d'Helen 
fceller est ici encore très instructif. Puisqu'elle a bâti 
sa vie intellectuelle avec un si petit nombre de données 
sensibles, on serait tenté de croire que, bien plus 
encore qu'un aveugle-entendant, elle ne manie que 
des abstractions, que son esprit ne procède que par 
déductions logiques. Or Helen Keller s'pst montrée 
rebelle à l'étude des mathématiques, non qu'elle soit 
incapable d'y faire quelques progrès, mais, dans ce 
que Bacon appelait le globe intellectuel, ses goûts la 
portent aux- antipodes des sciences abstraites. Les 
études littéraires, qui ont fait d'elle ce qu'elle est, 
l'ont toujours enchantée, et les grands chefs-d'œuvre 
de l'esprit humain, où l'imagination a une part domi- 
nante, ceux des Shakespeare, des Gœthe, des Schiller, 
lui ont fourni l'aliment quotidien de son cerveau. 
Elle y a puisé des joies profondes. Sa pensée est 
toute faite- d'imagination et d'enthousiasme. En 



/ 



LA POÉSIE 295 

entrant à l'Université de Harvard, sa déception a 
été grande. Elle ^s'est sentie de prime abord rebutée 
par les méthodes précises au moyen desquelles oti 
cherche aujourd'hui à mieux comprendre les couvres 
du passé, la critique des textes, les commentaires 
philologiques et historiques, tout cet appareil scienti- 
fique qui risque de briser l'émotion et qui fait padfeer 
au premier plan l'élément intellectuel. Tout ce labeur 
lui a paru glacial et vain. Avec beaucoup de naïveté, 
mais avec une véhémence significative, elle nous 
assure que pour une grande œuvre le meilleur des 
commentateurs est une sensibilité vive et péné- 
trante. Elle lit avec son imagination et sa sensibilité 
plus qu'avec sa raison, ou plutôt, si l'on veut, sa 
raison est tout imprégnée d'imagination. 

La prédilection que, parmi toutes les œuvres 
d'imagination, elle manifeste pour la poésie, a sans 
doute le même fondement. Evidemment c'est par 
sa substance que la poésie la séduit, beaucoup 
plus que par les qualités sensibles qui distinguent le 
"> vers : à laisser de côté les éléments visuels sur les- 
quels nous reviendrons, la musique du vers n'a dû lui 
être que difficilement et très incomplètement acces- 
sible, dans la mesure seulement où le toucher peut 
en saisir le rythme. s 

II 

L'avgugle-entendant a sur Helen Keller, qui goûte 
déjà si vivement la poésie, l'avantage incomparable 
de jouir pleinement des éléments musicaux du vers 
et de la strophe. On sait quelle en est la prodigieuse 
puissance d'expression pour une oreille sensible. La 
musique et la poésie n'ont qu'un seul dieu, disait 
Shakespeare. 

On a érigé l'aveugle en iuge particulièrement averti 
de la forme poétique. On a allégué, à l'appui de cette 



296 LE MONDE DES AVEUGLES 

thèse, le cas d'aveugles de langue allemande décou- 
vrant avec une remarquable sûreté des vers qui se 
dissimulent dans un morceau de prose, ou s'entrete- 
nant parfois durant un assez long temps en quinquen- 
naires ïambiques ou en quartenaires trochaïques 
d'une forme irréprochable. L'idée d'une supériorité 
de l'aveugle à ce point de vue me trouve sceptique, 
je l'avoué, comme d'ailleurs l'idée de toute supé- 
riorité musicale quelle qu'elle soit. Peut-être cepen- 
dant est-ce la séduction du rythme qui, chez les 
aveugles dont les aptitudes musicales sont en géné- 
ral cultivées, nous a valu un si grand nombre de 
versificateurs. 

Car parmi eux la manie de rimer sévit rageuse- 
ment, plus, certainement, à culture égale, que chez 
les voyants. Comme chez les voyants, d'ailleurs, elle 
nous vaut une masse d'oeuvres d'une lamentable mé- 
diocrité. Mais l'imitation et le psittacisme produisent 
ici des effets exceptionnellement choquants : les vjdes 
de l'inspiration se manifestent trop souvent par un 
amas d'épithètes visuelles qui sonnent ,faux. Sous une 
forme plus raffinée, on retrouve la même indigence 
chez des versificateurs qui, comprenant le 'défaut 
qu'on leur reproche, se donnent pour tâche à grand 
effort de travail d'éviter les épithètes visuelles ou 
de les regrattér lorsqu'elles leur échappent, et pen- 
sent avoir fait œuvre poétique s'ils réussissent ce 
petit exercice de patience. 

Mais tous ne sont pas de cette espèce. Des recueils 
lyriques de quelques-uns il serait possible d'extraire 
une petite anthologie où l'on placerait de préférence t 
les pièces qui nous disent les amertumes de la cécité, 
ses déceptions, ou encore les joies et les espoirs qui 
la consolent, qui permettent à ses victimes de se 
reprendre au désir de vivre. On aurait de la sorte une 
œuvre d'un intérêt psychologique réel, où ne feraient 
pas défaut des vers d'un sentiment sincère et d'une 



\ 



LA POÉSIE 297 

I 

expression délicate. Voici la plus frappante sinon la 
meilleure des pièces de M ma Galeron de Galonné, la 
poétesse sourde-aveugle bien connue : 

QU'IMPORTE ? 

Je ne te y ois plus, soleil qui flamboies, } 
Pourtant des jours gris je sens la pâleur; 
J'en ai la tristesse : il me faut tes joies. 
Je ne te vois plus, soleil qui flamboies, 
Mais j'ai ta chaleur. 

ê 

Je ne la vois plus, la splendeur des roses, 
Mais le ciel a fait la part de chacun : 
Qu'importe l'éclat? J'ai l'àme des choses. 
Je ne la vois plus, la splendeur des roses, 
Mais j'ai leur parfum. 

Je ne le vois pas, ton regard qui m'aime, 
Lorsque je le sens sur moi se poser. , 

Qu'importe ? Un regret serait un blasphème : 
Je ne le vois pas ton regard qui m'aime, 
Mais j'ai ton baiser., 

Mes yeux sont fermés, mais qu'importe l'ombre ? 
J'ai trop de rayons et j'ai trop de jour ' 

Pour qu'il puisse faire en moi jamais sombre. 
Mes yeux sont fermés mais qu'importe l'ombre, 
Puisque j'ai l'amour? 

L'œuvre du poète anglais Blacklock n'est que médio- 
crement originale, et ne tranche pas cette question 
souvent débattue : peut-il exister un grand poète 
aveugle? Je ne me hasarde pas à parler du poète 
Aboul Ola, aveugle lui aussi, dont les Arabes font, 
paraît-il, grand cas. Qu'il apporte ou non un témoi- 
gnage décisif, bien que les moyens d'expression de 
l'aveugle soient relativement limités, ma réponse 
sera affirmative : quand on songe à certaines pièces 
de Lamartine, à ces pièces dont l'orchestration est si 
puissante, dont le sentiment ef la musique font tout 



■4. 



298 LE MONDE DES AVEUGLES 

le prix, où fci vue n'est pour ainsi dire pas intéres- 
sée, on se persuade aisément qu'un poète aveugle 
pourrait fort bien surgir quelque jour et réaliser la 
merveille que durant tant de siècles l'humanité a 
attribuée au vieil Homère. Il ne tiendrait pas à sa 
cécité, nous l'avons vu, qu'il ne fût richement doué 
de sensibilité et d'imagination. «*.* 

C'est s'illusionner étrangement que de croire, 
comme on le fait souvent, que le style de l'aveugle, 
en vers ou en prose, est fatalement abstrait. Lisez la 
page de Flaubert, 4éjà citée par Guyau : elle est d'une 
richesse sensorielle, je dirais volontiers d'un coloris 
remarquable, et pourtant vous n'y trouverez pas une 
impression visuelle, rien qu'un aveugle-né n'ait pu 
éprouver et écrire. 

Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond l'écrasait; 
et elle repassa par la longue allée en trébuchant contre les 
tas de feuilles mortes que le vent dispersait... Elle n'avait 
plus conscience d'elle-même que par le battement de ses 
artères, qu'elle croyait entendre s'échapper comme une 
assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol 
sous ses pieds était plus mou qu'une onde... Elle ne se 
rappelait point la cause de son horrible état, c'est-à-dire la 
question d'argent. Elle ne souffrait que de son amour et 
sentait son âme l'abandonner par ce souvenir, comme les 
blessés, en agonisant, sentent l'existence qui s'en va par 
leur plaie qui saigne. 

III 

Mais, qu'un voyant goûte sans effort la poésie d'un 
aveugle, on le conçoit sans peine : avec ses cinq sens 
il ne laissera rien échapper de$ impressions fourmes 
par quatre sens ; au plus risque-t-il de les trouver un 
peu maigres à la longue. Mais la réciproque est-elle 
vraie? Avec ses quatre senS l'aveugle réalisera-t-il^ 
toute la somme d'impressions que le voyant a dépo- 
sées dans son poème, qu'il y a inscrites en une langue 



LA POÉSIE • 299 

formée des données de cinq sens? Et le déchet pour 
lui ne sera-t-il pas d'autant plus grand que le sens 
qui lui manque joue souvent le rôle principal dans 
l'expression poétique? On a maintenu que, pour un 
aveugle, seule la poésie d'un aveugle possède toute 
sa puissance d'évocation. 

Une simple constatation de fait servira de réplique: 
j'ai observé que Victor Hugo, le grand visuel, est très 
goûté des aveugles, j'oserais presque dire plus goûté 
même que Lamartine. 

Un poème n'«st pas une somme définie d'impres- 
sions déterminées, qui se transmet, toujours égale à 
çlle-même, de lecteur à lecteur, et dans laquelle les 
données de chaque sens sont représentées par une frac- 
tion fixe. S'il en était ainsi, la puissance émotive d'une 
pièce de Hugo serait pour un aveugle réduite dans la 
mesure précise où le poète aurait traduit son émotion 
en images visuelles. Un poème est un excitant de nos 
facultés de sensibilité et d'imagination. C'est un cane- 
vas que chacun de nous remplit de broderies selon 
son goût. Nous le sentons avec notre imagination^ 
avec notre sensibilité, non avec l'imagination et la 
sensibilité du poète. En lisant, nous sommes créa- 
teurs autant que spectateurs. L'aveugle substitue 
ainsi, je ne dis pas à toutes les images visuelles, mais 
à une bonne partie d'entre elles, des équivalents qui 
lui permettent de n'en pas perdre le fruit. 

Et d'abord, lorsqu'il s'agit simplement d'une évoca- 
tion de formes, quelques remarques nous suffiront à 
montrer que, contrairement à ce qui se produit pour 
la sculpture et pouf l'architecture, les représentations 
spatiales issues du toucher et les images musculaires 
suffisent à cette substitution. 

Les images spatiales qui, nous l'avons vu, chez 
beaucoup d'aveugles jaillissent avec une extrême fer- 
tilité, ont, sans doute, beaucoup de peine à acquérir 
la complexité et la précision auxquelles l'image petit 



300 LE MONDE DES AVEUGLES 

prétendre quelquefois ; mais ici ce défaut n'est pas 
de grave conséquence car les images visuelles qu'é- 
voquent les poètes sont en général chargées de peu 
de détails. A la différence du peintre, du sculpteur, 
de l'architecte, dont les œuvres sont embrassées d'un 
seul coup d'œil, le poète, en effet, parce que les mots 
décrivent les objets pièce à pièce, est réduit à ana- 
lyser sa perception précisément comme le toucher' 
analyse les représentations spatiales pour la cons- 
cience de l'aveugle. Il ne peut donc qu'exceptionnel- 
lement imposer à son lecteur un travail de construc- 
tion qui serait long et pénible. Il se contente par suite 
des représentations communes évoquées d'un mot et 
dans lesquelles il fait saillir seulement un ou deux 
traits particuliers. Hugo lui-même, comme M. Huguet 
l'a bien montré, Hugo, le puissant visualisateur, 
simplifie la forme des objets et ramène les lignes à 
certains types géométriques très nets. 

Ainsi, pour peu qu'il ait su acquérir par une édu- 
cation appropriée une connaissance suffisante du 
monde extérieur, l'aveugle se représente fort bien 
tous les objets auxquels le poète demande des méta- 
phores. Il en recueille toute la poésie, non seulement 
lorsqu'elles ont une valeur presque exclusivement 
symbolique et en quelque sorte intellectuelle (cas 
fréquent même chez les plus grands écrivains), mais 
même lorsque, valant par elles-mêmes, par les multi- 
ples associations qu'elles suscitent, par la masse 
d'impressions confuses que leur image éveille de 
toutes parts dans la conscience, elles demandent à 
être imaginées fortement dans leur ensemble. Prenez 
tout le recueil de métaphores dressé par M. Huguet 
pour étudier le sens de la forme chez Victor Hugo, 
je ne vois rien là ou à peu près qui échappe à un 
aveugle. Ne concluons pas de ce que nous avons dit 
des difficultés que présente l'architecture que les mé- 
taphores architecturales, si goûtées de Hugo, sont 



LA POÉSIE 30i 

perdues pour lui : quand Hugo compare une forêt à 
une église il est clair qu'il ne demande pas à son 
lecteur de dresser dans son imagination une image 
précise d'une église déterminée; il évoque les colonnes 
que figurent les arbres, la voûte que les feuillages 
entre-croisés foiraient au-dessus de nos tètes, le mys- 
tère religieux que le silence nous rend sensible ; mais 
il n'invite pas à finir dans tous ses détail^ l'image 
ainsi estompée. Il fait appel à toutes les puissances 
de rêverie que porte en soi le dessin architectural, 
aux éléments précisément qui, dans l'art de l'archi- 
tecture, sont le plus accessibles à l'aveugle. J'en dirai 
autant des, paysages : chez Hugo, s'ils ne comportaient 
pas la couleur et la lumière, s'ils n'étaient définis que 
par leur forme, l'aveugle les réaliserait très complè- 
tement. 

Sans cesse, autour des vastes pensées qu'il agite, 
Hugo ouvre soudain d'immenses horizons où plonge 
avec saisissement l'œil de son lecteur. Il élargit cons- 
tamment ou restreint l'espace concret dans lequel 
nous baignons, et ces échappées de lumière, ces effets 
d'étendue, si l'on peut ainsi s'exprimer, sont l'un des 
procédés habituels par lesquels il donne à son style 
l'allure épique. Ils ne sont pas perdus pour l'aveugle. 
C'est là encore une espèce d'images que l'espace tac- 
tile permet de réaliser sous une forme assez concrète 
dans leur imprécision pour agir fortement sur la sen- 
sibilité. L'aveugle a parfois le sentiment de cieux 
éperdument ouverts ; il en sent aussi d'autres voilés 
et étouffants au-dessus de sa tête; il imagine des 
horizons indéfiniment reculés autour dé lui, et il en 
imagine d'autres tout proches, limités de nuages qui 
resserrent la pensée sur elle-même. II est dilaté par 
les uns, comprimé par les autres. 

Les termes mêmes qui se présentent à nous pour 
traduire ces impressions indiquent que probablement 
des images musculaires se joignent en elles aux pures 






302 LE MONDE DES AVEUGLES 

représentations spatiales. Il est au reste toute une 
classe d'images visuelles, en poésie, auxquelles les 
images musculaires servent de substitut naturel : 
ce sont celles qui figurent des mouvements, spéciale- 
ment des gestes et des attitudes du corps. Elles 
tiennent dans la poésie comme dans les arts une 
place considérable. Mais, tandis que la sculpture les 
arrête en un point déterminé, la poésie se contente 
de les suggérer; elle les esquisse et laisse à l'imagi- 
nation la liberté de les achever à sa guise. On conçoit 
de combien ils en sont plus prenants pour l'imagi- 
nation de l'aveugle toujours médiocrement plastique 
et qui sent les mouvements par le dedans plutôt 
que par le dehors. ^Non seulement tous les mouve- 
ments du corps humain, mais encore ceux des ani- 
maux et ceux de tous les objets que la poésie 
anime de sa baguette enchantée, ont en quelque sorte 
deux faces et sont susceptibles d'une double inter- 
prétation. Je lis par exemple les jolis vers de Jean 
Aicard que voici : > * 

Sois un abri sûr à mon rêve, 

Un nid doux et tiède, où mes vers 

Attendront, non loin de la grèye, 

Que leur aile au vent se soulève 

Pour s'en aller par l'univers. , 

Ce coup d'aile si gracieux des vers qui prennent 
leur vol à travers l'espace peut être perçu de deux 
manières. Pour les uns il s'estompe sous forme d'i- 
mage visuelle ; pour les autres il est senti comme une 
impression musculaire. Le voyant choisit d'ordinaire 
la première interprétation et donne au tableau d'ail- 
leurs plus ou moins de relief selon la puissance de 
son imagination visuelle; l'aveugle est porté vers la 
seconde^ 

Elles ne sont pas d'ailleurs en opposition Tune 
avec l'autre et l'émotion du geste peut être sentie 



La poîési* 303 

aussi vivement dans les deux cas. La valeur d'une 
image visuelle est conditionnée par les impressions 
de tout genre qu'elle synthétise, par les expériences 
gustatives, olfactives, tactiles, etc., dont le souvenir 
la pénètre, la colore et qu'elle résume en quelque 
sorte. Dans le cas qui nous occupe les impressions 
musculaires en constituent d'ordinaire l'essentiel ; 
elles en font le suc, et généralement les impressions 
du voyant et de l'aveugle, bien que produites par des 
processus ' différents, ont de grandes chances d'être 
moins éloignées les unes des autres qu'on ne serait 
d'abord tenté de le croire. 

Pour être mieux compris j'ai choisi à dessein un 
exemple dans lequel l'image visuelle est peu précise 
et cède facilement la place à une image musculaire; 
mais je crois que chez l'aveugle, en règle générale, ce 
genre de substitution s'étend très loin. Il s'étend 
même aux choses que le poète n'anime pas à propre- 
ment parler, mais dont un anthropomorphisme incons- 
cient permet d'assimiler les mouvements à nos pro- 
pres mouvements, je dirais presque qu'il s'étend à 
toutes lès choses qui bougent. Des impressions mus- 
culaires confuses me semblent rendre aussi sensibles, 
pourquoi ne pas dire aussi pittoresques, pour un 
aveugle-né que pour un voyant, des vers commet 
ceux-ci : 

Et r souple au gré des vents 
Sa robe sur son corps se moule en plis vivants. 

IV 

Tout cela revient à dire que l'aveugle goûte la 
poésie du voyant avec sa propre expérience, *et que 
la réalité telle qu'il la perçoit peut être, comme la 
réalité du voyant, tout imprégnée de poésie. Les mots 
correspondent à des synthèses sensorielles qui 
varient avec les individus : comme tous les lecteurs, 



304 LE MONDE DES AVEUGLES 

l'aveugle substitue ses propres synthèses à celles. du 
poète ; sans doute elles sont infléchies, modifiées par 
le poète qui fait saillir tel ou tel caractère, elles ne 
sont pas transformées. 

Quand le caractère de l'objet qui est mis en relief 
et dont jaillit la poésie est un caractère purement 
visuel, dans le cas, par exemple, d'une métaphore 
dont la force réside non plus dans sa forme, mais soit 
dans sa couleur, soit dans la lumière où elle baigne, 
il est clair que la lacune ne pourra jamais être com- 
blée. Elle donne lieu toutefois à un travail psycholo- 
gique qu'il est curieux d'observer. 

L'imagination de l'aveugle ne laisse pas de s'atta- 
quera ces objets mystérieux. Elle les bat de sa curio- 
sité tenace jusqu'à ce qu'elle leur ait enlevé quelque 
chose de leur secret. L'aveugle surprend parfois si 
fort le clairvoyant par la justesse e\ la précision avec 
lesquelles il lui arrive de parler des éhoses de la 
vision, qu'on s'est quelque fois demandé si les notions 
de couleur et de lumière ne nous sont pas innées, 
transmises par l'hérédité comme un patrimoine 
acquis. Sans nous arrêter à cette hypothèse, notons 
la force intuitive de l'intelligence humaine, et comme 
elle sait parfois s'aider de subtiles et ingénieuses 
analogies pour approcher le but qu'elle ne saurait 
atteindre. 

De fait, il arrive souvent que les impressions visuelles 
ne sont pas complètement perdues pour l'aveugle. 
Jamais sans doute il n'en goûte la moindre parcelle 
en sa pureté, mais au moyen d'équivalents il les 
approche d'assez près pour en cueillir en partie 
l'émotion. Ce sont celles surtout, je crois, qui impli- 
quent la perception moins des sensations elles- 
mêmes, que d'un rapport entre ces sensations. Un 
rapport analogue, perçu entre des sensations autres 
que celles de la vue, entre des sensations acoustique?, 
par exemple, qui par leur complexité se rapprochent 



LA POESIE 



305 



le plus de celles de la vue, pourra souvent tant bien 
que mal en tenir lieu. Les notions d'éclat, de demi- 
jour, de couleurs graduées, toutes notions que les 
poètes expriment parfois eux-mêmes par des termes 
empruntés aux langages des sens autres que la vue, 
ont ainsi une valeur poétique pour lui comme pour 
le voyant. Ne dit-on pas : un éclat tapageur? une 
gamme de nuances? l'épaisseur des ténèbres? Ne 
parle-t-on pas des ruissellements de lumière ? 

L'aveugle-né a autre chose que des mots dans la 
conscience quand il lit ces vers de Hugo : 

Gomme brillent sur Peau des nocturnes nacelles 
Ou comme, de fenêtre en fenêtre, on peut voir 
Des lumières courir dans les maisons le soir. 

ou encore : v 

Et mon camp éblouissant à voir 
Qui, la nuit, allumait tant de feux qu'à leur nombre 
On eût dit que le ciel, sur la colline sombre, 

Laissait ses étoiles pleuvoir. 

Il éprouve une impression qui est susceptible 
d'atteindre à une réelle intensité. C'est que tout se 
ramène ici à des contrastes de lumière et. tl'ombre. 
j On sait si, surtout à partir des Contemplations, ils se 
' feront violents et constants chez Hugo. Ils parlent un 
langage intelligible à l'aveugle peut-être parce qu'à 
son insu il les compare à des contrastes de silence et 
de grand bruit. 

La brutalité de l'éclair a, elle aussi, ses équivalents 
acoustiques, et j'en dirai autant d'un jaillissement 
d'étincelles dont la fréquence et l'éclat peuvent se 
traduire musicalement. L'épithète obscure qui s'ac- 
cole si fréquemment aux forêts n'est pas seulement 
susceptible d'une transposition dans le langage 
acoustique, elle semble même pouvoir être trans- 
es* 



306 



LE MONDE DES AVEUGLES 



portée dans le domaine tactile : les impressions de 
la peau sont tout autres sous la tenture fraîche des 
feuillages et dans l'atmosphère ensoleillée des jours t 
clairs. Le rayonnement de la chaleur donne une idée 
très nette de ce que peut-être le rayonnement de la 
lumière, et, joint à des notions qu'il est facile 
d'acquérir, permet à l'aveugle de se figurer assez 
exactement ce qu'est le champ de la vision. 

Ces matériaux acoustiques et tactiles qui ne sont 
que des moyens d'interprétation n'affleurent pas 
dans l'imagination. Par eux-mêmes ils sont indiffé- 
rents. Ils constituent seulement le substratum incons- 
cient, si accessoire qu'il est difficilement analysable, 
d'émotions qui, seules intéressantes, se montrent 
seules sur la scène de la conscience. 

Ne dirait-on pas que la page que voici est d'un 
visuel? Je la traduis d'un ouvrage de M. Oskar Baum, 
romancier allemand de grand talent qui a perdu la 
vue à l'âge de trois ans, et qui, de sa première 
enfance, n'a gardé aucun souvenir de vision. Elle 
nous montrera jusqu'où va quelquefois chez l'aveugle 
l'imagination des choses de la vue 1 . 

Les heures du jour que Friede aimait par-dessus toutes les 
autres c'étaient, vers la fin du printemps, les heures de 
cinq à sept, quand le soleil allait disparaître. Alors, en 
quelque lieu qu'il fût, chez lui ou chez des amis, imrnobile 
il regardait, les yeux fixes, une tache de soleil sur le sol ou 
sur un mur. La danse des poussières d'or étincelantes, qui 
n'aveuglaient plus déjà et qui progressivement devenaient 
plus pâles, blafardes, comme voilées, un tissu d'or très 
subtil agité d'un mouvement tremblotant, voilà ce qu'il 
aimait. Et quand le scintillement diminuait sur la tache 

> 
1. Oskar Baum, Dos Leben im Dunkeln, Berlin, Urel Juncker, 

1909, p. 7. On excusera les imperfections d'une traduction que 

j'avais le devoir de faire aussi littérale que possible. Il est à 

propos d'avertir le lecteur que Friede, le héros du roman, est 

en train de perdre la vue. 



LA POÉSIE 307 

jaune, lentement il levait les paupières et faisait glisser ses 
regards le long des rayons du soleil pour y trouver toujours 
de plus en plus d'or, une danse de plus en plus rapide. 
Toujours plus vaste et plus houleuse la mer de lumière 
s'enflait, traversée par instants de corpuscules argentés; qui 
brillaient d'un éclat de plus en plus vif à mesure que i'œii 
s'aventurait plus haut. Le flot de lumière vive n'était pour 
ainsi dire plus supportable. Alors il allait tout contre la 
fenêtre. [Dans une dernière tension de son être il rabattait 
ses lunettes et fixait ses prunelles pendant un imperceptible 
instant en plein dans le flot de lumière. 



Même lorsque Paveugle ne peut pas avoir recours 
à l'analogie pour capter la force émotive des sensa- 
tions visuelles, son esprit ne demeure pas passif et 
elles ne sont pas pour lui comme si elles n'étaient pas. 

Les termes rouge, clair, blanc, qui n'ont qu'une 
signification visuelle, ne se réduisent pas pour lui à 
-de simples sons. Peu à peu, à la faveur de l'expé- 
rience et d'une ample lecture, des associations d'idées 
se sont formées autour d'eux qui ont fini par leur 
donner un contenu. Si vous prononcez en présence 
d'un aveugle ces mots « une robe claire », même sans 
les accompagner d'aucun contexte, l'impression pro- 
duite en lui n'est pas du tout identique à celle que 
produiraient ces autres mots : «une robe noire ». Les 
rayons du soleil, les chants joyepx des jours de fête, 
l'allégresse légère des soirs de bal ont fini par péné- 
trer et par imprégner l'idée de la robe claire; les 
larmes des jours de deuil ont assombri la robe noire. 
Je sais un enfant aveugle de onze ans qui, le jour de 
sa première communion,; était ému dans tout son 
être, à la pensée, je dirai presque à la sensation, que 
tant de petites filles dont il longeait les rangs, étaient 
toutes, des pieds à la tête, vêtues de blanc : tant le 
mot blanc avait emprunté une vertu magique au*. 



V 



/ 



308 LE MONDE DE8 AVEUGLES 

idées, toutes-puissantes ce jour-là, «Je candeur, de 
pureté, d'innocence. 

Ces associations qui donnent un contenu émotif 
aux termes visuels nous expliquent, sans le justifier • 
le moins du monde d'ailleurs, que les poètes 
aveugles' fassent un usage parfois si étendu de mots 
qui ne peuvent avoir de sens que pour les voyants. 
Ils n'en seraient pas tentés si ces mots n'avaient pour 
eux aucune valeur sentimentale. A force d'entendre 
dire que les raisins brunissent, Helen Keller a fini 
par enfermer dans le mot brunir toute la saveur du 
raisin parvenu à son plus haut degré de maturité. 
Elle y retrouve tout ce qu'elle y a déposé de sensa- 
tions olfactives, gustatives ou tactiles, tout ce qu'elle 
a pu y déposer aussi de sentiments. 

Ce travail d'association est singulièrement favorisé 
par la poésie. Dans la poésie, en effet, l'image visuelle 
est rarement indifférente; elle s'accompagne, en 
générai, d'image? sensorielles d'un autre ordre, et 
surtout d'un cortège de sentiments qui la commentent, 
qui l'éclairent, qui la rendent significative même pour 
l'aveugle. Guyau a fort bien dit : « Pour que la repré- 
sentation par le poète d'une sensation visuelle, indif- 
férente en elle-même, produise tout son effet sur 
l'esprit du lecteur, il faut alors que celle-ci soit 
environnée de sensations moins passives, et mêlée à 
des sentiments moraux. » Ces sensations moins pas- 
sives et ce^ sentiments moraux illuminent pour 
l'aveugle l'image visuelle. Lisez une phrase comme 
celle-ci ; elle est de Flaubert : 

Ils ne se parlaient pas, trop perdus quHls étaient dans 
l'envahissement de leur rêverie. La tendresse des anciens 
jours leur revenait au cœur, abondante et silencieuse comme 
la rivière qui coulait, avec autant de mollesse qu'en appor- 
tait le parfum des seringas, et projetait dans leur souvenir 
, des ombres plus démesurées et mélancoliques que celles 
des saules immobiles qui s'allongeaient sur l'herbe. 



t 



LA POÉSIE 309 

Chaque sensation est ici comme la forme matérielle 
d'un sentiment et le sentiment semble l'exprimer 
au retour, tant la coïncidence est parfaite de l'un 
et de l'autre ; il semble en doubler l'intensité pour 
qui perçoit les deux termes à la fois, et la traduire* 
pour qui n'en perçoit qu'un des deux. 

D'ailleurs, telle métaphore qui repose surtout sur 
la couleur se poursuit souvent par d'autres qualités 
sensibles. Quaftd Hugo appelle les fleurs du pommier 
« la neige du printemps », sans doute c'est la blan- 
cheur de la floraison qui fait surgir la neige dans 
son imagination; mais comme la neige encore, les 
fleurs revêtent l'arbre tout entier, et elles ont la 
légèreté des flocons. Tous ces rapports secondaires, 
pleinement perçus par l'aveugle, l'aident, non certes 
à réaliser la blancheur des pommiers, mais à évoquer 
à l'occasion des pommiers les associations de senti- 
ments qu'il a pu grouper autour de la blancheur de la 
neige. 

À tout prendre, les métaphores qu'affectionnait la 
poésie classique n'avaient point une autre valeur . On 
ne disait pas un bras blanc, mais un brps d'albâtre, 
un bras de neige, un bras d'ivoire, uif bras de 
marbre. On disait de nxênde un front de lis, des 
cheveux d'ébène, des blés d'or, des lèvres de corail, 
des dents dé perles. On cherchait non à peindre des 
objets mais à susciter des associations de sentiments 
dont ils s'auréolaient. Suivant le contexte, d'ailleurs, 
ces associations pouvaient varier : un front de lis| 
pouvait être un front éclatant de blancheur, mais ce 
pouvait être aussi un front d'une pâleur maladive. 
L'aveugle, autant qu'il le peut, étend cette mêthrfde 
d'interprétation aux mots propres qui, dans l'inten- 
tion du poète représentent les qualités sensibles des 
choses : jaune, blanc, rouge. Hugo, comme il sim- 
plifie la forme, néglige encore la variété des nuances 
qu'il laisse à* distinguer aux peintres ; il réduit leur 



y 



310 LE MONDE DES AVEUGLES 

F 

infinité à un petit nombre de couleurs bien tranchées. 
La tâche en sera d'autant facilitée. 

Ainsi le mot, s'il ne dépose aucune image dans la 
mémoire sensorielle, en grave une dans la mémoire 
affective. Son contenu est fait des impressions pure- 
ment subjectives qu'il suscite. Sans doute nous 
sommes ici dans un domaine si individuel qu'aucune 
analyse ne peut aspirer à une valeur universelle. On 
peut dire pourtant que bien souvent le mot n'est pas 
l'unique support de ces faisceaux d'émotion. Ils sont 
liés fréquemment en outre par des rudiments de 
représentations empruntés à d'autres sens. C'est un 
fait bien connu que chez nombre d'aveugles les nom? 
des couleurs évoquent des impressions acoustiques, 
de même que chez ^certains Yoyants les sons se 
doublent de couleurs déterminées. N'a-t-on pas été 
jusqu'à proposer, pour renforcer leur effet, d'accom- 
pagner les orchestres avec des jeux de couleurs? 
Chez tel aveugle le mot rouge évoque des sonorités 
de trompette, sans doute parce que Fépithète 
éclatant s'applique à la fois au rouge et au son de 
la trompette. Un autre déclare que le bleu lui sug- 
gère des sonorités de violon, et le blanc des sonorités 
de petite flûte. Tel autre entend dans le mot rose un 
accord de septième de dominante. 

Aussi bien que des sentiments ou des impressions 
de l'ouïe les éléments associés peuvent être des 
impressions du toucher, et chez les tactiles ce 
sont elles que nous rencontrerons surtout. Une 
aveugle qui a perdu la vue à l'âge de trois ans, 
nous conte qu'ayant eu affaire dans son enfance à 
quelques objets à la fois bleus et mous, et notamment 
à une robe de poupée qui présentait ces deux qua- 
lités, elle a depuis toujours lié l'idée du bleu à 
l'idée de quelque chose de mou. Le vert foncé a 
au contraire pour elle quelque chose d'irritant, 
sans doute parce que vers l'âge de quatre ans elle 



LA POÉSIE 3il 

a été" contrainte de porter un garde-vue vert contre 
lequel elle se débattait des pieds et des mains. 
Ailleurs le contenu est à la fois tactile et auditif: 
le blanc lui suggère, dit-elle, à la fois la froideur 
d'une voix qui formule un refus ou Pimpression 
d'un contact froid et uni, celui de certains papiers 
ou de certaines étoffes. Le jaune s'assimile datas les 
deux domaines à quelque chose d'agréablement aigu ; 
le brun à quelque chose d'indifférent et d'indistinct. 
Ces associations, qui varient avec les genres 
d'imagination, semblent être chez les intellectuels 
très faiblement développées. On a essayé de faire des 
enquêtos méthodiques sur ce point, de dresser des 
tableaux où, pour chaque couleur, on indique les 
diverses interprétations proposées. Il va de soi que 
la plus grande diversité se remarque dans les 
témoignages et que ces enquêtes ne conduisent à, 
aucun résultat. Elles montrent seulement l'extrême 
variété avec laquelle les esprits remplissent de subs- 
tance les mots vides que l'expérience leur fournit. 
Ces notions-là, en effet, ne représentent aucun enri- 
chissement pour le cerveau; il les bâtit de ses 
propres matériaux : matériaux -indifférents d'ailleurs, 
et qui, eux /non plus, n'affleurent pas dans la cons- 
cience au moment où l'aveugle lit les mots rouge, 
blanc, noir. 

VI 

J'ai eu l'occasion de constater que la lecture d'ou- 
vrages écrits par des aveugles de talent évoque 
parfois chez le lecteur voyant des images visuelles 
assez précises. C'est le cas pour les ouvrages de 
M. Oskar Baum, par exemple. Il ne s'ensuit pas que 
M. Baum possède des images visuelles. Les substitu- 
tions de tout genre que nous venons de passer en 
revue, substitutions de représentations spatiales, 
d'images musculaires, d'idées et de sentiments 



3J2 LE MONDE DES AVEUGLES 

associés, enfin de rapports empruntés à d*àutres 
domaines sensoriels, suffisent à nous expliquer ce 
mystère. De même que M. .Baum traduit en images' 
musculaires les images visuelles de ses auteurs 
voyants, de même, les images qui lui apparaissent^ 
lui comme des images musculaires peuvent se 
montrer à son lecteur sous les aspects d'images 
visuelles. Chacun des deux perçoit une face différente 
de la même réalité. 

Mais'surtout nous comprenons que, grâce à ces 
substitutions, l'aveugle-né parvienne bien souvent à 
se mettre à Punisson des sentiments du poète voyant. 
Il goûte des vers, je ne dirai pas entièrement visuels, 
mais d'où les images yisuelles ne sont aucunement 
bannies. Les symboles, qui ont pour objet de donner 
une forme concrète aux peiisées qt aux sentiments, 
ont pour lui autant de valeur que pour un voyant. Il- 
goûte pleinement non seulement un symbole comme 
le Vase brisé, dans lequel le support matériel nous 
intéresse moins par ses qualités formelles que par 
les accidents dramatiques dont il est lé théâtre, mais 
même un symbole aussi riche, aussi sculptural que 
la célèbre Vache de Victor Hugo, par exemple, qui 
exprime par toute son attitude comme par le petit 
tableau dont elle est le centre, cette fécondité puis<- 
sante et impassible de la nature que le poète la 
charge de traduire à nos sens. Il est indispensable de 
la percevoir fortement pour sentir couler en soi toute 
la poésie de la pièce. Expliquée et comme illuminée 
par l'idée qu'elle doit illustrer, elle se dresse dans 
l'imagination avec un relief d'une grande netteté. Ne 
croyez pas que pour l'aveugle elle reste nécessaire- 
ment au second plan, derrière l'idée à laquelle elle 
emprunte la vigueur de ses traits, et sans lui renvoyer 
en échange aucune clarté. Enrichi par l'idée, le sym- 
bole l'enrichit à son tour et lui rend, au centuple, ce 
qu'il a reçu d'elle. 



\ 



* N LA POÉSIE 313 

Je crois qvfe l'aveugle réalise aussi pleinement que 
le voyant la poésie de vefs comme ceux que voici 
dans lesquels nous retrouvons tous les genres de 
substitutions précédemment mentionnés : 

Quand le vent du malheur ébranlait leur vertu, 

Qui de nous n'a pas vu de ces femmes brisées 

S'y cramponner longtemps de leurs mains épuisées, 

Comme au bout d'une branche on voit étinceler 

Une goutte de pluie où le ciel vient briller, 

Qu'on secoue avec l'arbre et qui tremble et qui lutte, 

Perle avant de tomber et fange dans la chute. 

Il n'a même pas besoin d'être soutenu par un sym- 
bole. Voici un vers qu'on jugera tout visuel et qui, je 
l'affirme, ne lui échappe pas néanmoins. 

Tes yeux, tes grands yeux aux longs cils qui tremblent 1 , 
Ils éclaireront pour moi le chemin. < % 



Si ces transpositions se font si aisément et avec une 
telle abondance c'est parce que la poésie, en raison de 
sa nature même, n'exploite, en règle générale, qu'avec 
une grande réserve dans l'image visuelle ce qu'il y a 
de proprement visuel. Elle ne saurait, comme la pein- 
ture et la sculpture, attendre ses effets de la variété et 
de la délicatesse des- nuances, de la complexité du 
dessin, du fini des poses et des gestes, qu'à la condi- 
tion de compter chez le lecteur sur la collaboration 
d'une vigoureuse imagination visuelle. La poésie, et 
en général la littérature, exploite, dans l'image 
visuelle de préférence toutes les puissances émotives 
extravisuelles qu'elle contient, qu'elle synthétise et de 
la substance desquelles elle s'enrichit plutôt qu'elle 
ne se confond avec elles. Ce sont précisément ces 
impressions musculaires et ces idées associées, dépo- 

1. Il n'est pas sans intérêt d'ajouter qu'il est d'une aveugle, 
\de M me Galeron. Toutefois, M* 6 Galeron ayant des souvenirs 
de vision, le fait n'est qu'à demi significatif. 



316 LE MONDE DES AVEUGLES 

les plus cultivées et les mieux trempées, parmi les 
planches de éalut qui peuvent alors s'offrir, Fart est 
peut-être Tune des moins fragiles. Qui dira tout le 
réconfort qu'y ont puisé des hommes comme Milton, 
comme Augustin Thierry qui se dévouait au beau n^n 
moins qu'au vrai. J'en sais beaucoup de moindres 
qu'il a secourus avec autant d'efficacité. M me Galeron 
nous a fait savoir toute la lumière que la poésie de 
Hugo avait apportée dans ses ténèbres : 

Oh jadis, que de fois, maudissant mon malheur, 
M'enivrant du calice amer de la souffrance 
Et chassant loin de moi tout, même l'espérance, 
Que de fois, révoltée et pliant sous le sort, 
Désolée, insensée, ài-je appelé la mort ! 
Vous avez retiré mon âme de cette ombre ! 
Vous en avez banni l'idée étroite et sombre. 
Quand je compris vos vers, ô poète, ô sauveur! 
Une nouvelle vie a fait battre mon cœur. 
Telle une fleur éclose au sein de la tempête, 
Tremblante et n'osant pas même lever la tête, 
Inclinant par degrés son calice vermeil, 
Meurt d'ombre : tout à coup un éclatant soleil 

Vient ranimer sa vie à son rayon de flamme 

Et le rayon, c'est vous ! et la fleur, c'est mon àme. 



I 



CINQUIÈME PARTIE 

PSYCHOLOGIE DE .L'AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 



i 

t 

CHAPITRE XVII 



r. 



onditions de l'adaptation au milieu social. 
La grande douleur de la cécité. 



I 

La psychologie individuelle des aveugles nous a 
révélé qu'ils ne constituent pas une classe, comme les 
voyants le pensent en gênerai , qu'ils présentent 
même, aux différents points de vue que nous avons 
examinés, intelligence, activité physique, imagination 
spatiale, vie affective, une grande variété psycholo- 
gique fet qu'ils sont par conséquent susceptibles de 
vivre de la vie sbciale des voyants. 

Notre étude, en effet, nous a apporté quelques pré- 
cisions sur la question si longuement controversée des 
rapports entre les sens et l'intelligence. Nihil est in 
intellectu quoi non ante fuerit in sensu, disait Locke. 
Leibniz corrigeait cette formule en ajoutant : nisi 
intellectùs ipse. Nous vOyôtts mieux combien Leibniz 
avait raison de faire cette réserve, combien apparaît 



318 



LE MONDE DES AVEUGLES 



grande cette puissance interne qu'est l'intellect chez 
une Helen Keller ou chez une Marie Heurtin qui, pri- 
vées des neuf dixièmes de nos sensations, parviennent 
néanmoins à un complet développement. La nécessité 
de l'excitation externe est rendue manifeste par leur 
exemple, puisque l'éveil de leur personnalité a été 
retardé jusqu'au jour où a pu venir cette excitation; 
en revanche, il montre que les résultats ne sont aucu- 
nement en rapport avec la somme de ces excitations 
et que le facteur essentiel est ici le facteur interne. 

C'est que la vie psychique consiste essentiellement 
en un choix fait parmi tous les éléments trop mul- 
tiples qui parviennent à la conscience. Le rôle de 
l'attention est de retenir certains d'entre eux pour les 
mettre en pleine valeur. Elle suppose la distraction 
qui est la faculté inverse, la faculté de négliger ou de 
rendre moins conscients les éléments sur lesquels 
l'attention ne se porte pas. Dans les déchets que 
néglige ainsi le voyant l'attention de l'aveugle trouve 
'encore à glaner de quoi se construire une. vie moins 
riche sans doute mais encore d'un magnifique déve- 
loppement, de même que dans ses déchets à lui, 
aveugle-entendant, l'aveugle-sourd découvre encore de 
précieux éléments de vie psychique. 

Bien plus, les lecteurs qui m'ont sjiivi ont compris 
que les ressources qui s'offrent ainsi au choix de son 
attention sont encore d'une telle abondance qu'elle 
peut opte* entre des formes de vie très diverses et 
qu'elle n'est nullement déterminée par leur prétendue 
pénurie. Plus limité que le voyant sans doute dans Iç 
domaine de l'activité physique, dont beaucoup de" 
modes lui sont inaccessibles, l'aveugle n'a pas moins 
de liberté dans le domaine des réactions intellec- 
tuelles et affectives. On ne saurait trop insister sur 
cette vérité qui est contredite constamment, non pas 
peut-être par des opinions bien élaborées, mais par 
les démarches spontanées de la pensée. On entend 



' 



LA PSYCHOLOGIE DE L'àVEUGLE EN SOCIÉTÉ 3l9 

répéter sans cesse : l'aveugle a tel ou tel caractère ; il 
est doué d'une force d'attention exceptionnelle, il est 
musicien, il est défiant; que sais-je encore? On déduit 
de sa cécité, par des raisonnements irréfutables, tout 
son être moral. La généralisation hâtive est un des 
vices les plus communs de l'esprit humain. Combien 
de gens, ayant rencontré un seul aveugle, bâtissent, 
sans s'en douter, tous les autres d'après celui-là ! Si 
celui-là était intelligent et actif, les aveugles seront 
intelligents et actifs; s'il était fainéant et incapable, 
tant pis pour les autres. Ceux qui s'occupent d'assister 
ees aveugles par le travail savent jusqu'à quelles 
Ixtravagances va souvent cette disposition instinctive : 
ne nous entendons-nous pas fréquemment refuser le 
placement d'un organiste, je ne dis même pas parce 
que tel aveugle, connu dans la région, est médiocre 
organiste, mais tout simplement parce qu'il a mau- 
vais caractère ou parce qu'il a volé. Cette solidarité 
forcée qu'on crée bien gratuitement entre eux, 
coûte cher aux aveugles. Elle provient de ce que 
nous attachons une importance excessive au facteur 
des sens dans la formation de la personnalité 
humaine au détriment du facteur interne. La cécité 
semble être de telle conséquence que l'âme tout 
entière doit être déterminée par elle. Et pourtant, 
si Helen Keller, dans ses ouvrages, nous apparaît 
comme un être essentiellement liWe, si nous sentons 
que, dans des circonstances différentes, elle pouvait 
être tout autre qu'elle n'est, combien cela doit-il être 
plus vrai encore de celui qui, outre les ressources 
d'Helen Keller, dispose des sensations acoustiques, les 
plus variées et les plus synthétiques après celles de 
la vue. 

On conçoit que chez l'aveugle, comme chez le clair- 
voyant, les formes de l'activité, de l'imagination, de la 
sensibilité, même de la pensée doivent nécessaire- 
ment varier suivant que chez lui telle ou telle fonction 



320 LE MONDE DES AVEUGLES 

est prédominante : la fonction auditive, ou la fonction 
motrice, ou encore la fonction tactile. J'emprunte 
d'un psychologue russe les descriptions que voici : 

Le garçon aveugle Kodia vit principalement par l'ouïe. 
Le matin, étant encore dans son lit, il prête l'oreille aux 
bruits qui lui arrivent de la rue et juge d'après eux qu'il est 
l'heure de se lever. « Enfants, levez- vous ! » crie-t-il à ses 
camarades, « les fiacres arrivent déjà à leur station. » En 
entrant au lavabo, Kodia sait, â'un seul coup, d'après le 
bruit des robinets, quelles sont les places occupées et 
quelles sont les libres; ayant visé une place libre, il l'occupe 
brusquement et commence à se laver. Ses mouvements 
sont tellement assurés et exacts qu'il semble à l'entourage 
qu'il s'oriente \ l'aide de la vue, tandis que ses yeux sont 
complètement inactifs. Le long des corridors et des esca- 
liers, il va librement et ne se heurte jamais contre ses cama- 
rades, parce que son oreille reçoit avec précision et localise 
exactement chaque frôlement, ce qui lui donne la complète 
possibilité de diriger correctement et sûrement ses pas et 
d'éviter les obstacles. Dans le jardin, souvent, après s'être 
isolé, Kodia aime à prêter l'oreille au bruissement des 
arbres; il a étudié avec finesse, comment chuchotent les 
feuilles de l'acacia, du peuplier, de l'olivier sauvage et, 
d'après le bruissement des feuilles, il peut nommer les 
arbres qui croissent dans le jardin. Il aime beaucoup 
l'orage, le gémissement et le sifflement du vent. Dans le 
choix des jouets, il donne la préférence h ceux qui rendent 
un son quelconque ; le métal, le bruissementde la toupie d'Al- 
lemagne, une boite à musique le mettent dans le ravissenlent. 
Il apprend facilement les leçons en entendant les autres; 
un récit logique suivi et sonore d'un maître s'imprime pour 
toujours dans sa mémoire. Il apprend toujours les vers par 
cœur à haute voix ; il n'aime pas à lire lui-même parce que 
la lecture personnelle ne lui profite guère. Kodia a de 
bonnes aptitudes musicales : il ne joue pas mal du violon et 
chante avec succès dans le chœur. Ayant assisté une fois à 
un opéra russe, à la demande s'il s'était plu au théâtre, 
Kodia écrivit : « Mais j'aime le théâtre par-dessus tout »... 
Les travaux de Kodia à l'atelier de vannerie marchent mal : 
il s'approprie à grand'peine la forme des objets; avec «cela, 



LA PSYCHOLOGIE DE L'AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 32i 

le travail lui-même ne lui plaît pas : il lui paraît excessive- 
ment monotone et ennuyeux. 

Le garçon Kocia (un tactile) peu remuant, aime à rester 
longtemps assis à la même place; sa marche est incertaine, 
craintive, branlante ; sa colonne vertébrale est un peu cour- 
bée et légèrement inclinée en avant; ses mains sont longues, 
maladroites ; ses doigts minces, mobiles comme les antennes 
d'un insecte. Lorsque JKocia tombe suf quelque objet nou- 
veau, il le saisit rapidement de ses longues mains et, avec 
une attention soutenue, il se met à le « visiter » en glis- 
sant vivement dessus ses petits doigts minces et crochus; 
pendant ce temps-là, son visage change rapidement : il est 
tantôt sérieux, pensif, tantôt il s'illumine tout à coup d'un 
sourire clair qui témoigne d'impressions reçues intelligibles 
et agréables. Kocia divise tous les objets accessibles au tou- 
cher en désagréables et en agréables; naturellement il 
repousse loin de lui les premiers, il les jette; quand aux 
seconds, il aspire à les garder, à se les approprier, et, 
lorsque ces objets aimés sont sa propriété, il les cache dans 
son armoire, sous clé, comme de rares joyaux, et ensuite, 
dans ses moments de liberté, il les en tire et les admire 
dûment, en tâtant soigneusement leurs bords de ses doigts 
effilés, opération qui lui procure un singulier plaisir. Pour 
Kocia, il y a aussi des objets jolis et des laids; il détermine 
également ces qualités par le toucher; cependant il ne peut 
indiquer d'après quels principes un objet est reçu par lui 
comme joli, et un autre comme laid. Par exemple, contem- 
plant à l'aide du toucher les bustes des écrivains Pouchkine 
et Gorky, il dit en montrant le buste de Pouchkine : 
« Celui-ci est plus beau », mais à la question : « Pourquoi?», 
il répondit : « Je ne sais pas, cela me paraît comme cela. » 
L'ouïe chez Kocia est émoussée... Dans les dictées, il fait 
des fautes grossières : souvent il laisse échapper des lettres 
et des syllabes entières, il mutile presque toujours la fin des 
mots; c'est principalement dans la dictée orale qu'il lui 
arrive beaucoup de fautes; mais dans les copies de mots et 
de phrases avec un livre, après la lecture du texte par le 
toucher, le nombre de fautes est notablement diminué. Il est 
très difficile de donner à Kocia la représentation d'un objet 
quelconque au moyen de descriptions et d'explications 
orales les plus précises : la plupart des mots restent pour 



322 LE MONDE DES AVEUGLES 

lui un son vide qui ne laisse dans son esprit aucune trace. 
Il ne peut s'expliquer et se représenter un objet qu'après 
qu'il l'a tàté soigneusement de tous les côtés; aucune 
représentation claire ne peut surgir en lui sans réceptions 
tactiles. Kocia aime beaucoup à étudier les objets réels. Il a 
le dégoût des notions abstraites. Il apprend mal les leçons 
orales du maître; il se rappelle d'une manière satisfaisante 
une lecture par le toucher et, lorsqu'il raconte une leçoi> 
apprise dans un livre, il se représente exactement la page 
et même les lignes qu'il a lues : son récit n'est autre chose 
que la reproduction de la lecture à l'aide de la mémoire 
tactile. Il se rappelle longtemps et bien ce qu'il a appris; 
les idées compliquées sont chez lui très durables ; les juge- 
ments clairs, explicites et logiques ; les convictions ordinai- 
rement fermes et persévérantes. Le dissuader ou le persua- 
der de quelque chose par des paroles est très difficile. C'est 
un véritable Thomas l'incrédule qui ne croit que quand il a 
touché de son doigt. Le caractère de Kocia est aussi ferme 
et persévérant; ses inclinations sexuelles très développées. 
Ses actions sont égoïstes, et leur but presque toujours inté- 
ressé. 

Le garçon Kipa (qui appartient au type moteur) est très 
mobile, agile et pétulant. Il a douze ans ; il a perdu la vue 
à sept ans... Sauts, trépignements des pieds, claquements 
des mains, jeux, cris, tout cela constitue pour lui un véri- 
table besoin. En général, les mouvements provoquent chez 
Kipa des sensations agréables, mais étouffent la paix. Il se 
représente absolument tous les objets comme se mouvant; 
le chien, dans son imagination, se dessine sautant, le cheval 
galopant, le corbeau volant et croassant. Forcez Kipa d'écrire 
dix mots donnant le nom d'objets quelconques, et vous 
verrez que sur dix mots qu'il aura écrits, huit indiqueront 
des objets animés. Toute la vie s'exprime chez lui en mou- 
vements; il personnifie et représente même les objets immo- 
biles comme en mouvement; pour lui les pierres sautent, 
les couleurs jouent et rient, les arbres se battent, gémissent, 
pleurent. Quoique Kipa n'ait pas appris la cosmographie et 
ne sache absolument rien des mouvements des corps 
célestes, cependant, quand on lui a posé la question : « Le 
soleil et la lune se meuvent-ils? », il a répondu affirmative- 
ment, sans hésitation : « Sans doute ils se meuvent. » — 



LA PSYCHOLOGIE DE l/AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 323 

Il aspire, immédiatement à donner une figure â chaque 
représentation reçue, à la reproduire en mouvements au 
moyen d'un dessin, d'un modelage ou à l'aide d'une repré- 
sentation théâtrale. Ainsi, après une leçon de géographie, 
il reproduit sur du sable avec le doigt des îles, des presqu'îles, 
des rivières, des lacs, des mers; avec de l'argile il modèle, 
par exemple, un bec d'aigle, une patte d'ours, etc.. Une 
fois après une leçon d'histoire de Russie qui avait pour 
sujet Ivan le Terrible, Kipa représenta au naturel, sous une 
forme dramatique, le jugement d'Ivan contre les boyards 
coupables. Généralement, chez lui, chaque parole passe 
immédiatement en action. Ordinairement Kipa apprend 
ses leçons à haute voix, en prononçant bien et exactement 
chaque mot. Les organes de la parole sont chez lui très 
mobiles; ses mâchoires se meuvent en même temps que les 
autres parlent. Il se rappelle mieux ce qu'il a transcrit lui- 
même. Une lecture en son particulier est pour lui fatigante, 
désagréable et presque inutile, attendu qu'il ne lui en reste 
presque rien dans la tête. Kipa est d'un caractère vif et 
inconstant. Ses démarches et ses actions sont provoquées de 
préférence par des entraînements impulsifs; il n'a pas de 
principes arrêtés. Son imagination est très développée... 
11 refait les formes poétiques à son intelligence. Ainsi, fami- 
liarisant une fois mes élèves avec le poème de Pouchkine, 
Poltava, je lisais ces lignes : 

Sur un brancard^ pâle, immobile, 
Souffrant de sa blessure, Charles apparut. 

Kipa se leva un peu et dit : « Il me semble à moi que 
Charles s'agitait, brandissait son sabre et tâchait de sauter 
hors du brancard... » Ce garçon est porté au bien, aide 
volontiers ses camarades et défend la vérité de toutes ses 
forces 1 . 

Il s'en faut que les aveugles se laissent docilement 
classer dans Tune des trois catégories qui viennent 

1. Sliepiçtz, n° 4, 1908. Je dois cette traduction à une obli- 
geante collaboratrice de l'Association Valontin Haùy. Les trois 
types ici décrits n'ont pas été, je crois, observés par l'auteur, 
mais ils ont été construits à l'aide d'observations de détail 
rigoureusement exactes* 



324 LE MONDE DES AVEUGLES 

d'être décrites. Les trois caractères qui les fondent 
respectivement se retrouvent à des degrés très divers 
en chaque individu, et de leur combinaison résultent 
des composés très variables de forme et en nombre 
illimité. Et puis, l'attention voit peut-être son rôle 
grandir à mesure que l'organisation sensorielle est 
moins parfaite et qu'elle doit davantage la suppléer. 

Son importance est telle qu'à mon gré, au point de 
vue intellectuel et moral, il y a peut-être plus de diffé- 
rence d'un aveugle à un autre aveugle que d'un 
voyant à un autre voyant. Nous avons vu combien, 
faute de la puissance unificatrice de la vue, la cons- 
truction du monde extérieur présente de formes 
diverses chez les aveugles. C'est par l'attention que !e 
contenu de la conscience est élaboré et mis en 
valeur. Pour une Helen Keller qui brise en un instant 
l'enveloppe où elle étouffait et qui prend soudaine- 
ment un magnifique essor dans le monde des intelli- 
gences, combien de sourds-aveugles qu'on peut à 
peine dégrossir ! 

L'attention qui passe de la formé instinctive à la 
forme réfléchie devient volonté. On entend tour à tour 
affirmer que d'aveugle en est privé et qu'il en est 
exceptionnellement doué. Je crois que l'un et l'autre 
sont exacts : les obstacles que la cécité dresse sur la 
route de l'homme peuvent, comme les difficultés de 
toute autre nature d'ailleurs, ou stimuler son ardeur 
ou l'abattre. Ils trempent les forts et brisent les 
faibles. Quiconque a fréquenté une école d'aveugles 
sait très bien qu'une formule comme celle-ci : « La 
volonté est plus développée chez l'aveugle que chez le 
voyant » ne soutient pas l'examen. Mais quand j'en- 
tends inversement des psychologues affirmer que 
l'énergie psychique est raréfiée chez l'aveugle parce 
que la principale source où elle se puise leur est 
interdite, comment ne pas songer à tant d'aveugles 
qui ont lutté pied à pied pour se faire leur place 



LA PSYCHOLOGIE DE L'AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 325 

auprès des voyants et chez lesquels l'intensité du vou- 
loir n'a d'égale que sa persévérance? Un psychologue 
allemand n'a-t-il pas été jusqu'à écrire qu'à la volonté 
d'Helen Keller, seule, au xix* siècle, la volonté de 
Napoléon pouvait être comparée ? 

J'en dirai autant de la réflexion personnelle qui 
n'est autre chose que la volonté attachée aux choses 
de la pensée : plus l'aveugle a de mal à connaître le 
monde qui l'enj;oure, plus le désir de se l'assimiler 
doit le pousser à suppléer par le raisonnement aux 
informations sensorielles qui lui manquent ; mais si 
l'effort requis excède ses facultés et surpasse sa curio- 
sité, il pourra la décourager eji l'énerver. Pour la 
pensée comme pour l'action la cécité peut donc être 
un stupéfiant aussi bien qu'un excitant. 

II 

Ces considérations, et beaucoup d'autres, nous 
expliquent que tous les caraôtères, tous les senti- 
ments, tous les goûts de l'humanité ou à peu près se 
retrouvent chez les aveugles. Pour peu qu'on leur 
donne une éducation appropriée, ils sont donc 
appelés, non à se séquestrer à part, mais, au con- 
traire, à se mêler intimement à la vie sociale des 
voyants, à s'adapter aux milieux les plus divers. 

L'aveugle est d'ailleurs, en général, sociable parce 
que ce n'est pas la vue, c'est l'ouïe et la parole qui, 
jetant un pont d'intelligence à intelligence, consti- 
tuent le véritable lien entre les hommes. Il Test 
encore parce que c'est en Conquérant sa place au 
milieu des autres hommes qu'il se relève à ses 
propres yeux de sa déchéance physique. C'est en se 
mêlant à ses semblables, en s'essayant à vivre avec 
eux et à lutter contre eux qu'il s'arrache à l'humilia- 
tion de son infirmité, qu'il prend ou qu'il assure le 
sentiment de sa propre dignité d'homme. 



328 LE MONDE DES AVEUGLES 

chaisier, un vannier, un brossier aveugle ne peuvent 
pas gagner entièrement leur vie. 

Mais, plus dans un métier l'activité intellectuelle 
est importante, plus diminue l'infériorité de laveugle. 
Du même cpup la rémunération augmente, en général, 
avec le capital des connaissances requises, et lui per- 
met de faire plus aisément face à ses dépenses 
spéciales. On doit' donc autant qu'il est possible 
diriger les aveugles vers les professions qui com- 
portent l'exercice des facultés intellectuelles et artis- 
tiques. Et voilà une raison de plus de fortifier leur 
instruction. Pour interpréter une sonate de Beethoven, 
pour donner une consultation juridique, pour.discuter 
et voter une loi, l'aveugle ne le cède en rien à son 
concurrent clairvoyant. Malheureusement la division 
du travail est ainsi faite que le plus souvent l'occupa- 
tion intellectuelle se complète par des formes d'acti- 
vité qui demandent la vue : un professeur, en outre de 
son enseignement, est chargé de la discipline; un 
magistrat est tenu de lire de ses yeux certaines pièces 
déterminées. Que dans bien des cas cette dépen- 
dance des deux fonctions soit contingente et puisse 
être supprimée, c'est ce dont je ne doute pas; mais la 
société n'est pas faite pour les aveugles. Aussi, même 
parmi les professions libérales, il n'en est que peu qui 
leur soient accessibles. Théoriquement, toutes choses 
égales d'ailleurs, elles sont pour eux les plus recom- 
mandables. 

Mais si j'ai dit que la cécité n'entrave pas le déve- 
loppement de l'intelligence jo n'ai pas dit qu'elle crée 
l'intelligence. Tous ne peuvent pas aspirer à ces occu- 
pations où les yeux sont le moins nécessaires. On 
peut se faire une loi de cultiver autant que possible 
les facultés que chaque aveugle détient pour sa part 
de la nature; on ne peut songer à faire de tous des 
artistes ou des écrivains. Gomme chez les voyants 
tous les degrés de l'intelligence humaine sont repré- 



LA PSYCHOLOGIE DE L'AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 329 

sentes chez les aveugles, et, à chaque degré, bien peu 
nombreux sont les emplois accessibles. 

Il est donc clair qu'ils ne pourront pas évoluer du 
bas au haut de l'échelle sociale avec la même agilité 
que les voyants. Us seront fatalement parqués dans 
un petit nombre de métiers. Encore dans l'exercice de 
ces métiers" auront-Us bien souvent à compter avec de 
grandes difficultés. En théorie pourtant le problème 
peut être considéré comme résolu : nombreux sont 
déjà les aveugles qui parviennent à se suffire et à 
élever une famille; ceux-là mêmes qui sont dans les 
conditions les plus désavantageuses (je ne parle que 
de ceux dont la santé est intacte), s'ils ne peuvent 
guère ne devoir qu'à eux-mêmes leur subsistance, goiit 
du moins en état d'en gagner une bonne partie par 
leur travail. Au point de vue moral en particulier 
c'est là déjà un résultat très appréciable. Depuis cent 
ans, les aveugles jadis confinés dans les bas-fonds de 
la société où la mendicité coudoie l'immoralité et où 
se pressent tous les malheureux qui sont incapables 
de s'adapter à lq, vie sociale, se sont infiltrés peu à peu 
dans toutes les classes de la société où ils enseignent 
que l'humanité en eux est entière. * 

IV 

Si dans la pratique les résultats sont encore telle- 
ment au-dessous je ne dis pas de nos désirs mais de 
nos espérances légitimes, c'est que, â cet obstacle qui 
tient à la psychologie de l'aveugle, d'autres viennent 
s'ajouter qui dépendent de causes extérieures. 

C'est d'abord l'insuffisance de notre organisation 
scolaire. Nous avons constaté combien l'éducation de 
l'aveugle est chose compliquée. Or presque toujours 
elle a été abandonnée au hasard des circonstances et 
au caprice des incompétences. 

Si elle est bien comprise, d'une manière générale. 



330 LE MOIVDE DES AVEUGLES 

à l'Institution Nationale de Paris, combien de nos 
écoles de province laissent beaucoup à désirer. 

C'est ensuite l'extrême lenteur avec laquelle recule 
le préjugé de la cécité. Les idées marchent moins vite 
que les faits; elles viennent clopin-clopant très loin 
derrière eux. La révolution opérée par Valentin Haûy 
n'a pas encore pénétré la mentalité publique. Le pré- 
jugé, que nous avons vu se présenter à nous sous tant 
de formes, a des attaches trop profondes dans le cer- 
veau du voyant pour que cent vingt-cinq années aient 
suffi à le déraciner. Tant de mendiants qui en vivent, 
et dont toute l'industrie est de paraître pitoyables, ont 
d'ailleurs eu grand soin de l'entretenir. Il eût fallu 
que les aveugles travailleurs fussent en grand nombre 
pour faire triompher leur cause. Au recensement 
de 1901, on comptait 27.000 aveugles en France, soit 
un aveugle pour i.433 habitants. Sur ce nombre plus 
des deux tiers sont des vieillards qui, pour la très 
grande majorité tard venus à la cécité, ne comptent 
pas au point de vue de la propagande en faveur des 
aveugles. Si je défalque en outre ceux dont la santé 
est délabrée et qu'on classe comme aveugles parce 
que la cécité est la plus apparente de leurs infirmités, 
ceux aussi qui n'ont pas été à même de recevoir l'ins- 
truction ou qui n'en ont reçu qu'une notoirement 
insignifiante, ceux enfin qui, vivant retirés dans des 
couvents ou dans des pensionnats, ne peuvent avoir 
sur l'opinion qu'une influence négligeable, je suis 
certainement au-dessus de la vérité en évaluant à 500 
le nombre des aveugles qui actuellement en France 
sont en âge et en mesure de servir efficacement par 
l'exemple la cause de leurs congénères. Les aveugles 
travailleurs sont en conséquence trop rares : ils sont 
victimes de leur petit nombre. 

Les progrès de la prophylaxie, qui, nous l'avons 
vu, tendent à abaisser le niveau moyen de l'intelli- 
gence chez les aveugles,;empêchent cette proportion 



LA PSYCHOLOGIE DE lVv3UGLE EN SOCIÉTÉ 331 

de devenir plus forte. Tandis qu'en 1901 on comptait 
70 aveugles sur 100.000 habitants, on en comptait 
105 en 1851, soit 50 Q / davantage, et encore le 
recensement de 1851 était-il à. ce point de vue pro- 
bablement plus incomplet que celui de 1901. De 
recensement en recenssment, on voit décroître la 
proportion à mesure que l'hygiène progresse, que des ' 
spécialistes oculistes se forment, que des cliniques 
ophtalmologiques sont fondées dans les grands 
centres. Depuis 1901 les progrès ont sans nul doute 
été beaucoup plus sensibles encore, en particulier en 
ce qui concerne la lutte contre l'ophtalmie des nou- 
veau-nés 1 . Ils apportent assurément le seul remède 
vraiment efficace aux maux que nous combattons, et ils 
n'ont point pour les propager d'apôtres plus ardents 
que les groupements d'aveugles eux-mêmes. Aux incu- 
rables il faut remarquer qu'ils portent un préjudice : 
ils leur enlèvent des champions de leur cause et les 
champions les mieux armés, ceux dont la santé géné- 
rale est solide et chez lesquels l'œil seul est atteint 
puisque ce sont ceux-là que guérissent les oculistes. 
Quelque résistance qu'ils offrent, le préjugé de la 
cécité et l'insuffisance de notre éducation spéciale 
sont à tout prendre des vices contingents. Nous 
sommes en droit d'espérer que le temps en triom- 
phera. Le soulagement pour l'aveugle sera inappré- 
ciable. Toujours cependant, je crois, c'est dans les 
difficultés de son adaptation au milieu social que rési- 
dera pour lui la grande douleur de la cécité. 



La douleur de la cécité n'est pas inhérente au cœur 
de l'aveugle. Il n'est pas fatalement obsédé et torturée 

1. Jo me permets de renvoyer sur ce sujet à mon article paru 
dans la Revue Bleue du 27 mai 1911 : Nouveaux efforts contre 
la cécité. 



332 LE MONDE DES AVEUGLES 

comme on le suppose, du désir de voir la lumière. La 
joie visite son âme ou l'habite autant que l'âme du 
voyant. On a tort de le présenter comme constamment 
opprimé par une pensée trop lourde. D'où lui vien- 
drait cette soif d'un bien qu'il n'a pas connu ? Le com- 
merce des voyants lui enseigne sans doute combien la 
vue est utile, mais rien ne saurait lui faire sentir com- 
bien elle est douce, ni lui en faire soupçonner le goût. 
Les suicides d'aveugles sont rares. Le romancier russe 
Korolenko a donné à son Musicien aveugle des aspira- 
tions ataviques profondément douloureuses vers la 
lumière et la couleur ; il a même bâti sur elfes la psy- 
chologie tout entière de son héros. C'est là une fan- 
taisie d'écrivain qui n'a aucun fondement dans la réa- 
lité. Quand apparaissent de semblables aspirations, 
elles sont le fruit non de l'instinct, mais d'une réflexion 
raffinée, et elles n'ont pas ces pointes acérées que leur 
prête presque malgré elle l'imagination du voyant. 
« Je regrette la vue, disait un aveugle, comme on peut 
envier le don de la divination ou les ailes de l'aigle ». 

Une aveugle nous a conté les savantes stratégies 
dont ses parents avaient circonvenu son enfance pour 
lui dissimuler le plus longtemps possible son infir- 
mité. Ils y avaient si bien réussi que, quand elle mon- 
trait ses poupées aux étrangers, la fillette s'indignait 
qu'ils ne les touchassent point. Peine perdue : la 
vérité n'eût pas fait souffrir cette enfant; à entourer 
cette vérité de mystère, à faire travailler à son sujet une 
petite curiosité de jour en jour plus inquiète, on lui a 
donné une gravité qu'elle n'aurait jamais eue. Les 
parents ne risquent rien à entretenir leur enfant du 
trésor qui lui manque, jamais il n'en comprendra 
tout le prix. Et plus la révélation est différée, plus elle 
risque d'être pénible à Paveugle-né. 

Chez les aveugles tard venus à la cécité il en va 
sans doute autrement. Ceux-là savent ce qu'ils ont 
perdu; ils souffrent parfois amèrement. Pourtant, en 



LA PSYCHOLOGIE DE l'AYEUGLE EN SOCïÉTÉ 333 



général, à mesure qu'il s'éloigne, bien qu'il ne s'ef- 
face pas, le souvenir de la vue devient moins cuisant. 
Après l'inévitable crise on se reprend à la vie, et, 
pour peu qu'on se soit fait une activité satisfaisante, 
on ne sent plus que par intermittences la blessure qui 
progressivement s'est cicatrisée. J'en sais beaucoup, et 
de tous les âges qui, comme Augustin Thierry, ont 
« fait amitié avec les ténèbres ». C'est le cas ordinaire 
pour tous ceux dont la vie active n'était pas com- 
mencée, pour lesquels tout un monde d'espérances 
n'a pas sombré dans la catastrophe. 

On se tromperait en croyant qu'un lourd manteau de 
tristesse est étendu sur nos écoles spéciales. On y 
joue, on y est gai, turbulent, espiègle comme dans les 
écoles de clairvoyants. J'ai fréquenté les unes et les 
autres : je ne saurais dire dans lesquelles nos maîtres 
avaient de nous meilleur compte. Rien ne rappelle 
dans nos Institutions à l'attention de chacun une infir- 
mité que tout le monde partage. Elle n'est pas sentie 
parce qu'elle ne crée une infériorité pojjjr personne. 
Une société d'aveugles ne se soucierait aucunement 
de la vue. Wells nous assure qu'elle traiterait ceux qui 
s'en prétendraient doués comme nous traitons les 
prétendus interprètes de l'archange Gabriel. 

Le seuil de l'école à peine franchi, les amertumes 
commencent. « Je souffre, disait un aveugle dans une 
enquête dont nous reparlerons, je souffre, moi qui 
n'ai que quatre sens, de vivre au milieu de gens qui 
en ont cinq. » La privation d'un sens n'est pas ce qui 
le tourmente, mais bien l'infériorité où elle le place 
vis-à-vis des autres. Il a un mal extrême à marquer 
sa place dang une société qui est faite par des voyants v 
et pour des voyants. Si le voyant échoue dans une 
entreprise, il a toujours ses yeux et ses bras pour en 
recommencer une autre. L'aveugle, qui, àgrand'peine, 
s'est assuré un mode d'activité, est dans l'obligation 
de triompher. Sur l'échiquier social, il n'y a pour tt^i 



334 LE MONDE DES AVEUGLES 

qu'une case; il lui faut vaincre où il est, ou bien 
c'est la torture morale de se sentir une charge 
pour sa famille. Bien plus que cette difficulté sa 
dépendance, une dépendance de tous les instants, 
lui pèse lourdement : en outre des services "courants 
que les hommes en société se doivent les uns aux 
autres, l'aveugle en attend un grand nombre qui 
lui sont particuliers. Même pour s'acquitter de sa 
tâche il a sans cesse besoin d'autrui : un secrétaire lui 
lit les lettres de ses clients; pour se rendre à ses 
leçons, pour se faire dicter un morceau de musique 
qui n'existe pas en Braille, pour faire une démarche 
quelconque, partout il lui faut un aide, et une négli- 
gence ou un simple retard de son aide peuvent 
être pour lui de grave conséquence. Constamment ce 
sont de petites indulgences, de petites complaisances 
sur lesquelles il lui faut compter de la part de son 
entourage. 11 se sent comme enchaîné. Par-dessus 
tout il est le jouet du préjugé : autour de lui il ne 
sent que méjance, qu'incrédulité en ses talents, chez 
ceux qui devraient l'employer. Du moins s'ils le con- 
naissaient! s'ils lui donnaient le moyen de montrer 
ce qu'il est et ce qu'il peut ! Mais non, ils ont sur lui 
une idée arrêtée d'avance. Quoi qu'il sache faire, il 
est aveugle. « Quand on les a convaincus sur un 
point, écrit un de ces travailleurs découragés, vite on 
s'aperçoit que les méfiances renaissent sur un autre. » 
C'est toujours à recommencer. 

Ces obstacles, qui arrêtent l'aveugle à chaque pas, 
qui l'empêchent de mettre en valeur son savoir efcson 
talent, voilà pour les natures volontaires la forme la 
plus aiguë que prend la douleur de la cécité. Elle est 
tout autre chose que le découragement rongeur ou la 
révolte qui saisissent, au fond de leur cabinet où ils 
attendent en vain, le médecin sans clients ou l'avocat 
sans cause : chacun de ces déboires, en effet, est senti 
comme une déchéance; ils enfoncent peu à peu dans 



LA PSYCHOLOGIE DE l'àVEUGLÉ EN SOCIÉTÉ 335 

le cœur ce sentiment poignant que la cécité est une 
infirmité dégradante, une infirmité qui ravale au-des- 
sous des autres, qui fait sa victime incapable de s'ac- 
quitter des devoirs d'un homme, incapable, par suite, 
d'aspirer aux joies de l'homme, aux consolations du 
foyer dont pourtant elle a plus besoin que tout autre. 
Dans une nature où la sensibilité l'emporte sur la 
volonté, l'humiliation sera bien encore le principe de 
. la détresse morale ; elle se manifestera toutefois prin- 
cipalement non plus dans les déceptions de l'activité 
professionnelle, mais dans les rapports sociaux de la 
vie journalière. Les petits services attendus des uns 
et des autres pour celui-là ne sont pas seulement une 
légère entrave; ils le travaillent d'une inquiétude qui 
peut aller jusqu'au supplice, l'inquiétude d'être impor- 
tun à son entourage^ ils représentent aussi de mul- 
tiples dettes de reconnaissance, parfois sans doute très 
douces, mais aussi, suivant les personnes, souvent 
pesantes. Sa liberté d'agir et de parler en est comme 
garrottée. La servitude du guide n'est pas seulement 
une lourde gêne, elle remue en lui d'intimes pudeurs : 
un étranger est de moitié dans sa correspondance, 
s'associe à nombre de ses actes, à ceux-là mêmes qui 
ne veulent pas^de témoins ; à ne supposer même de 
sa part aucune de ces incorrections ou de ces légè- 
retés qu'une imagination ombrageuse est toujours 
prête à grossir, sa seule présence est une offense. 
Pour un épiderme sensible, plus pénibles encore sont 
les blessures du préjugé dans nombre de milieux où 
chaque mot, chaque geste semblent dénoncer à 
l'aveugle qu'on le confond avec. un impotent ou avec 
un faible d'esprit. Je suis très loin de dire,. comme 
on le croit souvent, qu'il faut éviter la moindre allu- 
sion à sa cécité ; on peut fort bien lui en parler, mais 
il faut le faire avec naturel, avec justesse, avec un 
sentiment exact des incapacités qu'elle comporte. Ce 
qui le choque ce sont les apitoiements sans pudeur, 



333 LE MONDE DES AVEUGLES 

les étalages d'une admiration qui n'est pas moins 
pénible parce qu'elle procède de la même, ignorance 
insultante, les offres de service sans mesure pour la 
moindre chaise à transporter ou pour le moindre livre 
à remettre en place. Sur la porte d'une institution 
d'aveugles on a gravé : « Défense aux visiteurs de 
laisser échapper des expressions de pitié. » Le direc- 
teur de cette école était un psychologue. Par réaction 
contre toutes ces exagérations bifen intentionnées, 
l'aveugle devient parfois d'une hyperesthèsie maladive; 
il exagère en retour ce que j'appellerais volontiers son 
préjugé à rebours. Car il y a, avouons-le, un préjugé à 
rebours : toute l'ambition de l'aveugle, toutes les 
aspirations intimes de sa sensibilité vont à égaler le 
voyant, ou tout au moins à l'approcher autant qu'il le 
peut, à faire oublier sa tare. De là à méconnaître par- 
fois les limites du possible et de l'impossible, à perdre 
de vue ses incapacités réelles^ à vouloir plus que ses 
forces, il n'y a souvent qu'un pas. Entre deux états 
d'esprit aussi contraires, dont l'un tend à considérer 
la cécité comme un accident sans importance, et l'autre 
ne va à rien moins qu'à en faire le plus grand des mal- 
heurs qui menacent la vie humaine, les heurts ne peu- 
vent manquer d'être perpétuels. De 14 cette timidité, 
fréquente chez l'aveugle, qui n'est qu'un produit de 
x son amour-propre blessé et surexcité : s'il lui arrive 
de se heurter devant des étrangers, de manquer à 
reconnaître une voix, de commettre quelqu'une de ces 
petites maladresses qui sont la rançon de son état, il 
les grossit en imagination parce qu'il sent que les 
spectateurs y trouvent à tort une confirmation de leur 
préjugé. Même les petits accidents qui sont inévitables 
pour tous, briser un verre, répandre quelques gouttes 
d'eau, tous ces riens auxquels nul n'attache d'impor- 
tance, lui deviennent parfois douloureuxà lui, comme 
s'ils lui étaient moins permis qu'à tout autre. Cette 
préoccupation de l'opinion, exaspérée par le préjugé, 



LA PSYCHOLOGIE BE L'AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 337 

peut aller jusqu'à l'angoisse. La crainte de l'humi- 
liation paralyse ses mouvements et les regards qui le 
fixent semblent se matérialiser et tomber lourds sur 
son visage et sur ses membres. 

Ce n'est pas qu'en revanche il ne rencontre des 
natures d'élite dont la, présence seule, comme par une 
vertu magique, apaise ces troubles de la timidité, 
avec lesquels l'aveugle se sent de plain-pied, , parce 
qu'ils sont de plain-pied avec lui. Une intuition mys- 
térieuse leur révèle ce qu'est, la cécité. Ils savent 
avant qu'on le leur ait dit qu'obliger l'aveugle, ce 
n'est pas agir en toute occasion à sa place, c'est sans 
affectation, l'aider à prendre aussi large que possible 
sa part de l'action commune, de manière à lui laisser 
la satisfaction d'agir avec les autres et comme les 
autres, même pour les autres à son tour. Leur atten- 
tion, quoique vigilante, ne pèse pas, tant elle est 
naturelle, tant elle a aussi de pudeur discrète. Ils 
soupçonnent d'instinct ce qui est difficulté pour 
l'aveugle, ils l'en déchargent sans en parler, presque 
sans y penser. Ils ont immédiatement compris que, 
pour le guider, il faut non le prévenir des accidents 
du chemin, mais les lui faire deviner à leurs mouve- 
ments. Ils lui offrent tout le concours nécessaire et 
rien .que le concours nécessaire. Ils l'entretiennent 
de tout, même de la cécité, sans le plus léger 
embarras. Ils ont cet art merveilleux de divination 
qu'on appelle le tact, mélange mystérieux fait de la 
plus fine intelligence et du cœur le plus délicat. Oh! 
les fleurs exquises de la bonté humaine dont il est 
parfois donné à l'aveugle de savourer le parfum ! 

Elles ont une puissance souveraine pour adoucir 
ses plaies. On a dit que l'aveugle est pessimiste envi- 
ron de la quinzième année à la trentième. C'est là un 
jugement trop sommaire sans doute : beaucoup 
passent insouciants dans la vie. Il en est qui exploi- 
tent le préjugé, loin d'en souffrir. Il est vrai pourtant 



338 LE MONDE DES AVEUGLES 

que souvent l'aveugle qui se heurte à de grosses diffi- 
cultés dans son métier, ou encore celui qui, réussis- 
sant dans ses entreprises, est doué d'une sensibilité 
aiguë, tombe souvent vers l'adolescence dans une 
sorte de pessimisme dont la durée est très variable 
aussi bien que la profondeur. Puis il s'habitue à son 
sort, il endurcit ses nerfs, et l'équilibre revient.' 

J'ai lu récemment une courte nouvelle dont le 
héros, un aveugle de lamille riche, nous est présenté 
au moment où il sort de l'école. Son enfance, au 
milieu de camarades aveugles comme lui, a été enso- 
leillée de bonheur et d'insouciance. Le premier hiver 
qui suit sa libération est encore tout à la joie : l'ani- 
mation de la grande ville ne lui permet pas de se 
replier sur lui-môme. Théâtre, concerts, cafés-chan- 
tants, soirées, danses, relations variées étendent de 
tous côtés son horizon.borné, éveillent à la fois toutes 
les sensations dans cette âme de collégien. C'est un 
enivrement délicieux. Les amies de sa sœur fréquen- 
tent la maison ; les camarades de ses frères lui appor- 
tent des livres, viennent parler devant lui de'femmes, 
de philosophie, d'art. Mais bientôt il se sent comme 
étranger dans cette vie : on le traite en infirme. Il ne 
s'en était point aperçu d'abord. Les jeunes ftlles ont 
avec lui des familiarités qu'elles ne se permettent pas 
avec d'autres jeunes hommes de son âge. Elles lui 
apportent des fleurs : avec un aveugle cela né tire pas 
à conséquence. Les amies de sa mère chuchotent à, 
voix basse en le regardant. Quand il a dû céder à 
leurs prières et jouer un morceau de piano devant 
elles, qu'il ait choisi une valse ou une marche funèbre, 
toujours en le complimentant elles ont des larmes 
dans la voix. C'est que tous travaillent autour de lui ; 
lui seul est inactif. Il étouffe dans cette vie factice où 
tout le blesse. Un jour il se décidç à quitter ses 
parents pour vivre la vraie vie, une vie de travail. 
Personne autour de lui ne le comprend : que luiman- 



i\ 



LA PSYCHOLOGIE DE l'àVEUGLE EN, SOCIÉTÉ 339 

que-t-il donc à la maison? Devient-il fou? Sa mère se 
désespère ; sa sœur assure qu'il aime une de ses amies 
et se reproche de n'avoir pas prévenu une inclination 
aussi déraisonnable; le père hausse les épaules: 
« Qu'il s'amuse à donner quelques leçons, si cela'lui 
fait plaisir, tout en restant parmi nous » ; les frères 
ricanent : « Laissez-le donc essayer, ce ne sera pas 
long, et il n'en goûtera que mieux ensuite les avan- 
tages de la maison. » Il part, presque maudit, s'ins- 
taller avec un camarade, un accordeur aveugle qui 
travaille du matin au soir. Là encore l'inintelligente 
sollicitude de ses parents le suivra : pour l'amener 
plus vite à résipiscence on charge sa propriétaire de 
lui rendre la vie impossible, d'écarter ses clients, de 
payer son» guide pour lui manquer de parole. Ils 
achètent à beaux deniers comptants le malheur de 
leur enfant, ils n'ont pas compris que l'unique 
remède au contraire était de lui faciliter sa 
lâche, que le travail surtout quand une main bien- 
veillante en a supprimé les aspérités trop rudes & 
quand il est couronné de succès, offre à l'aveugle son 
plus sûr refuge parce qu'il diminue sa dépendance et 
parce que seul U peut faire taire le préjugé. 

VI 

Le contact de la société des voyants ne réserve pas 
seulement <Je$ souffrances ô. l'aveugle ; il risque encore 
de le corrompre. 

Entouré d'aveugles conupae lui, non plus que par 
aucune douleur incurable, il ne se distingue des 
autres hommes par aucune défaillance morale parti* 
culière. Ceux qui l'accusent d'avoir un caractère 
ombrageux sont trompés parleurs déductions logiques ; 
ceux qui s'étonnent de lui trouver une, humeur aussi 
facile et enjouée sont encore les dupes de la même 
illusion : ils s'exagèrent ces qualités en lui, parce 



340 LE MONDE DES AVEUGLES 

qu'ils s'attendent à rencontrer les défaut^ contraires. 

Mais dans la société des voyants la cécité est une 
cause d'inégalité. Or toutes les causes d'inégalités pro- 
fondes parmi les hommes engendrent des vices. En 
raison de ses infériorités, l'aveugle est souvent porté 
à se dispenser de certains devoirs et à s'arroger des 
droits particuliers. D'instinct il regarde les autres 
comme tenus à lui rendre des services, et soi-même 
comme déchargé d'obligations envers autrui. Ce sont 
des compensations qui lui sont dues; et plus le pré- 
jugé grossit ses infériorités, plus il grossit du même 
coup les compensations. Si, théoriquement, quand il 
est contenu dans de justes limites, c'est là un prin- 
cipe soutenable, on devine dans la pratique à quels 
abus il peut conduire. Il est un dangereux ferment 
pour l'égoïsme qui sommeille en chacun de nous. 
Cette tendance à abuser d'autrui est souvent fortifiée 
dès le plus bas âge chez l'aveugle par les opinions 
fausses de son entourage. Nombre de parents en 
gâtant leur petit infirme sous prétexte de lui faire 
oublier son mal, en faisant tout pour lui parce qu'ils 
le pensent incapable d'agir par soi-même, l'habituent 
à tout attendre des autres, à tout exiger, et lui prépa- 
rent un caractère in sociable. \ 

Si une éducation vigoureuse n'y met ordre, ils ris- 
quent d'en être les premières victimes, car l'ingra- 
titude estla conséquence inévitable de l'égoïsme. Pour 
des services dus, il n'y a pas de reconnaissance. 
Leurs enfants en souffriront bien plus encore, d'abord 
et surtout parce qu'ils tariront autour d'eux les sym- 
pathies dont l'aveugle a tant besoin, ensuite parce que, 
réclamant des autres beaucoup plus qu'ils ne rece- 
vront, ils s'exposeront à de perpétuels déboires. 

L'égoïsme a pour effet encore de fausser les juge- 
ments que nous portons sur nous-mêmes. La vanité 
— faut-il dire l'orgueil? — est un défaut fréquent 
parmi les aveugles. Tout contribue à la nourrir dans 



LA PSYCHOLOGIE DE L'AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 341 

leurs relations sociales. Imaginez dans son école un 
enfant aveugle de dix à douze ans : il apprend à lire, 
à écrire, à compter, à rempailler des chaises, à jouer 
un peu de piano. Au milieu de ses camarades qui 
travaillent comme lui il sait qu'il ne fait rien là que 
de très ordinaire, et tant qu'il ne causera qu'avec eux 
sa modestie ne court aucun risque particulier. Mais 
voici des étrangers qui visitent l'établissement : on 
fait venir le petit élève, on l'interroge, on s'extasie : 
Est-il donc possible qu'un aveugle parvienne à de 
semblables résultats ! Sans doute quand les visiteurs 
ont tourné les talons, le petit prodige fait avec ses 
camarades des gorges chaudes de tant de naïveté ; le 
poison n'en pénètre pas moins lentement dans son 
cœur. Et cette petite scène se renouvelle souvent, 
tous les huit jours peut-être. Viennent les vacances : 
le théâtre change, mais la scène reste la même. Le 
petit aveugle part pour son pays natal. Les parents, 
les amis sont conviés à venir constater les progrès : 
ils sont émerveillés. Us avaient dit adieu au bambin 
en hochant la tête : à quoi bon l'envoyer au loin, lui 
faire de la peine? il ne peut rien apprendre, il est 
aveugle. Et le voilà qui revient savant comme un 
maître d'école. La surprise et l'admiration délient les 
langues. Notre petit prodige finit par se prendre au 
sérieux : ses camarades d'ailleurs ne sont plus là. 
Peut-être même les tentations sont-elles venues plus 
jeune encore. Dans sa famille peut-être chaque fois 
qu'il acquérait un petit talent, qu'il apprenait à nouer 
ses cordons de souliers ou à plier sa serviette, ses 
parents émus criaient au miracle. Il faudrait une forte 
tête pour résister à tant d'encens. 

De fait, j'avoue avoir rencontré bien des aveugles 
déplaisants par une puérile vanité, et les mêmes bien 
souvent étaient accusés d'ingratitude et .d'égoïsme. 
En général j'ai eu le sentiment très net que leur milieu 
les avait gâtés, que, placés dans des circonstances 



842 LE MONDE DES AVBUGLB8 

différentes, ils n'eussent pas contracté cette déviation 
morale, qu'à tout prendre la cécité en avait été pour 
eux l'occasion plutôt que la cause directe. Aussi n'est- 
elle en aucune façon une Conséquence nécessaire de 
la cécité. Un peu de tie intérieure suffit pour remettre 
les choses au point et balayer tout péril ; or on sait 
que la vie intérieure n'est pas rare chez les aveugles. 
Beaucoup d'entre eux se distinguent par une graftfc 
délicatesse de sentiments, et n'ont pas même été 
effleurés par ces défauts ou par ces vices qu'on a par- 
fois appelés les vices de l'aveugle. Certes n'allons pas 
inversement avec quelques optimistes, que M. Heller 
réprend à juste titré, accorder à l'aveugle une supé- 
riorité morale, nous imaginer qu'il est nécessairement 
doué d'un privilège de juger et d'agir toujours avec 
bon sens; mais si, pas plus que les vices dont nous 
parlons, les qualités de pondération et de jugement 
ne sont aucunement des conséquences fatales de la 
cécité, comme eux, en revanche, elles sont parfois favo- 
risées par la cécité* Or elles tiennent en échec l'inva- 
sion defe mauvais sentiments. C'est par elles qu'une 
élite nombreuse est mise tout à fait à couvert. 

Pour la masse, on doit chercher d'autres préser» 
vatifs. L'enseignement de la morale, dans nos écoles 
spéciales, devrait comporter à tout le moins un cha- 
pitre de plus que celui des voyants : il serait impor- 
tant d'insister auprès des enfants aveugles (ce qu'on 
ne fait nulle part à ma connaissance) sur les incapa- 
cités de la cécité» Sur les limites qu'elle impose fatale»- 
ment à l'activité, sur les devoirs aussi qu'elle entraîne 
envers les autres en raison même de la dépendance 
qu'elle crée. On redoute, en les faisant réfléchir sur 
ees questions, dé briser leur énergie; en ne le faisant 
pas, on laisse libre cours en eux à une sorte d'irréa- 
lisme qui est très préjudiciable aux autres comme à 
eux-mêmes. Mais un enseignement oral n'est jamais 
qu'une digue bien fragile. Le remède . le moins ineffi- 



LA PSYCHOLOGIE DE L'AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 343 

cace peut-être c'est ici encore le travail : en partici- 
pant à la tâche commune, l'aveugle entre en lutte avec 
des concurrents; il apprend, en se comparant avec 
eux, à connaître sa véritable valeur et il touche du 
doigt ses infériorités réelles ; il apprend aussi à estimer 
à son prix le concours qu'il attend d'autrui. La con- 
currence n'est pas prodigue de flatteries. Elle est 
une école de réalisme. Celui qui est guérissable sera 
guéri par elle. 

VII 

Le souci de sa moralité et de son bonheur com- 
mande donc le travail à l'aveugle, autant que le souci 
de sa dignité. Un exemple va nous montrer que, par 
le travail, à de certaines conditions, l'adaptation au 
milieu social se fait d'une manière satisfaisante. Il 
me sera fourni par notre Institution Nationale des 
Jeunes Aveugles, l'école même de Valentin Haûy. 

Vaientin Haûy s'était proposé de faire des aveugles 
des ouvriers manuels. Il leur enseignait le cannage et 
le rempaillage des chaises, la vannerie, la corderie, 
la fabrication des chaussons en lisière, etc. Dans son 
école on donnait sans doute les notions générales 
que tout homme doit posséder ^ on enseignait aussi 
un peu de musique, mais l'effort principal était con- 
centré sur les métiers manuels. J'ai dit déjà les rai- 
sons pour lesquelles l'ouvrier aveug!*e ne peut pas, en 
général, gagner entièrement sa vie. Les obstacles 
devaient grandir encore pour lui au cours du xix e siè- 
cle par suite des progrès du machinisme. Aujourd'hui 
l'ouvrier qui ne peut pas conduire les machines, qui 
n'a pas place à l'usiné, doit le plus souvent se con- 
tenter d'une rémunération infime. 

Aussi, un demi-siècle plus tard, un changement 
radical s'était produit : la musique, qui d'abord 
n'avait été admise qu'à titre de distraction, était pas- 



\ 



344 LE MONDE DBS AVEUGLES 

sée au premier plan et son enseignement se dévelop- 
pait de plus en plus au détriment des métiers ma- 
nuels. Ceux-ci devenaient exclusivement le lot des 
élèves réfractaires à toute culture musicale. On trou- 
vait, en effet, dans les postes d'organiste et de pro- 
fesseur de musique, des débouchés beaucoup plus 
lucratifs. L'alphabet en points saillants, invejité pré- 
cisément dans le même temps par un élève de l'Ins- 
titution, Louis Braille, permit de développer rapide- 
ment et avec beaucoup de succès cet enseignement 
musical. L'enseignement intellectuel étant également 
facilité, les jeunes musiciens purent beaucoup plus 
aisément s'assurer le degré de culture eiigé par leur 
situation nouvelle. 

Peu de temps après, un autre élève de l'école, 
Montai, en dépit des réprimandes de ses maîtres, 
s'ingéniait à démonter un piano en cachette. Il prou- 
vait que les aveugles peuvent accorder parfaitement, 
et il enseignait bientôt l'accord à ses camarades de 
la veille. 

Ainsi, sous la pression du besoin, les aveugles de 
l'Institution Nationale s'étaient ouvert deux chemins 
vers la lumière. Ils s'étaient acquis deux branches 
d'action nouvelles, deux branches dans lesquelles 
l'activité physique était relativement aisée, et qui 
comportaient en revanche un capital de talents et 
de connaissances. Une troisième allait bientôt s'y 
joindre : les plus entreprenants parmi les accordeurs, 
quand ils disposaient de quelques ressources, devaient 
être vite tentés d'acquérir un magasin de pianos, et de 
joindre aux produits de leurs accords ceux d'un petit 
commerce de lutherie et de musique. Là aussi, pour 
peu qu'ils pussent se décharger sur une personne de 
confiance de quelques détails pratiques, ils trouvaient 
l'emploi de facultés intellectuelles que la cécité 
n'avait pas entamées. Un autre débouché était encore 
offert à ces mêmes facultés, alors même qu'elles ne 



LA PSYCHOLOGIE DEL' AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 345 

se doublaient pas d'aptitudes musicales ou commer- 
ciales, dans les postes de professeurs d'aveugles, car, 
dèfc l'origine, la tradition s'était établie de choisir 
parmi les meilleurs élèves les futurs maîtres de 
l'école, non seulement pour la musique mais encore 
pour l'enseignement N intellectuel. Ces postes enviés se 
trouvèrent multipliés vers le milieu du siècle par la 
création de nombreuses écoles spéciales. 

On avait donc été amené à déclasser les élèves : 
presque tous appartiennent en effet aux milieux les 
plus indigents où sévissent particulièrement les causes 
les plus ordinaires de la cécité — accidents, défaut 
d'hygiène, appel trop longuement différé du spécia- 
liste. On avait senti que, pour qu'ils pussent mener 
une vie complète, il fallait, par l'instruction, élever 
tous ceux qui en étaient susceptibles à une classe 
sociale plus haute. 

Enfin une Société de patronage se fondait bientôt 
à l'Institution, qui avait pour mission de rester en 
contact perpétuel avec les anciens élèves de la mai- 
son, de leur venir en •aide au befeoin et de leur créer 
un milieu de sympathie dans les régions où ils étaient 
' placés. Aux trois défauts ordinaires que nous signa- 
lions tout à l'heure, on s'efforçait donc de porter 
remède : on organisait un enseignement profes- 
sionnel adapté aux besoins des aveugles, on s'ef- 
forçait de les seconder dans leurs difficultés particu- 
lières, et on engageait autour d'eux la lutte contre le 
préjugé. 

Les résultats furent appréciables et à ce vigoureux 
effort les élèves die l'Institution Nationale durent une 
prospérité relative. En 1905 la Société de patronage 
était en contact avec 264 pupilles, pour ne parler que 
des hommes 1 . Parmi eux 64, le temps de l'école 

1. Voir le rapport de M. Mahaut dans le Compte rendu de la 
Société de placement et de secours en faveur des élèves sortis de 
l'Institution Nationale des Jeunes Aveugles (1905). En ce qui 



346 LE MONDE DES AVEUGLES 

achevé, sont rentrés dans leurs familles. Ce pont les 
moins vaillants; pour la plupnrt ils ne se sont pas 
senti l'énergie nécessaire pour tenter l'aventure d'une 
vie indépendante. Une trentaine sont des malades ou 
des incapables; les autres contribuent par leur tra- 
vail aux dépenses communes de la famille, mais sur 
ce nombre sept ou huit seulement seraient en état de 
se suffire entièrement. Un second groupe est formé 
par 94 célibataires qui se sont constitué une vie 
indépendante. En moyenne ils subviennent un peu 
juste à leurs besoins, mais ils y subviennent; quel- 
ques-uns, en petit nombre, demandent des secours 
de temps à autre, mais quelques-uns aussi, en revan- 
che, jouissent d'une petite aisance. Enfin, 106 4 , soit 
40 °/ , ont pu assumer la charge de fonder une petite 
famille et de conquérir de haute lutte les joies du 
foyer avec le sentiment d'une vie pleinement nor- 
male. Il est vrai que 16 d'entre eux n'arrivent pas à 
boucler leur budget : ils se sont mariés prématuré- 
ment, ou bien les enfants sont venus trop nombreux. 
18 autres font appel de loin en loin aux secours de la 
Société; mais 72 vivent indépendants, une tren- 
taine même sont dans une bonne situation. Au total 
85 °/ sont au-dessus de leurs affaires. Tous ou 
presque tous ont dû être aidés au début, puis leur 
position s'est progressivement améliorée. 

L'an dernier une enquête intéressante a été faite 
parmi tous ces anciens élèves de l'Institution Natio- 
nale, qui vivent isolés les uns des autres, dispersés 

concerne les femmes, on peut avoir le rapport de M 116 Boulay 
dans le Compte rendu de la môme Société pour Tannée 1909. 
On y constatera qu'à cette date la Société était en relations avec 
434 anciennes élèves. Si Ton supprime de ce nombre 26 malade* 
ou incapables, 10 retraitées et 2 débutantes non encore pourvue! 
de postes, on a un reste de 96 femmes aveugles qui toutes, 
gagnaient intégralement leur vie, à savoir 75 dans des pen- 
sionnats et 21 à titre de professeurs privées. 
1. Leur nombre est aujourd'hui porté à 120. 



LA PSYCHOLOGIE DE Y/avEUGL* FN SOCIÉTÉ 347 

à travers la France entière. Il s'agissait de savoir dans 
quel esprit ils acceptent la fcécité. On leur a demandé 
de dire, en se comparant aux -membres voyants de 
leur famille, comment ils apprécient leur propre 
situation. 

Leurs réponses confirment avec unanimité ce que 
nous disions tout à l'heure : personne parmi eux ne 
souffre de ne pas voir la lumière ou les beautés de la 
nature. Ils se plaignent presque tous des inconvé- 
nients qu'entraîne la cécité, non de la cécité elle- 
même. 

Une seconde constatation qu'on y peut faire, c'est 
qu'en général ils sont satisfaits de leur sort. Je sais 
bien qu'au fond de leur satisfaction il y. a une illusion 
dont pour la plupart ils sont les dupes : ils se féli- 
citent beaucoup de la culture intellectuelle et artis- 
tique qui leur a été donnée, des jouissances qu'ils 
en retirent, et ils plaignant leurs pères et leurs frères 
de n'avoir pas reçu la pareille, ils se louent que la 
cécité leur ait ainsi permis de gravir quelques gradins 
de l'échelle sociale. Ils ne se disent pas que ces 
joies du travail intellectuel et artistique dont ils font 
tant de cas ne manquent pas à leurs pères et à leurs 
frères qui n'en ont nulle expérience* et qu'inversement 
leurs pères et leurs frères ont des joies qu'eux-mêmes 
ne soupçonnent pas. Toute comparaison leur est donc 
impossible entre ce qu'ils sont et ce qu'ils seraient. 
Il n'en est pas moins très caractéristique de leur état 
d'esprit de penser que pour eux un équilibre s'éta- 
blit entre la perte qu'ils ont faite et le bénéfice qui 
en est résulté. 

Le véritable point de comparaison doit être cher- 
ché non chez les parents mais chez les concurrents. 
Cette éducation, qui les sépare des premiers, est à 
tout prendre un accident : elle ne supposait pas 
nécessairement la cécité, et la cécité ne la supposait 
pas nécessairement; la vue seule les distingue des 



348 LE MONDE DES AVEUGLES 

seconds. C'est donc quand ils se confrontent avec les 
seconds qu'ils jugent leur cécité. Sur ce terrain 
certes les plaintes sont plus amères. On souffre par- 
fois durement dans son amour-propre d'aveugle et 
dans ses espérances déçues de se sentir dépassé par 
des rivaux qui n'ont sur vous d'autre avantage que 
celui des yeux. Mais quand le travail est satisfaisant, 
il est notable que bien vite on oublie la servitude 
du guide et les injustices de l'opinion, ou toiit au 
moins les souffrances s'émoussent grandement dans 
le sentiment d'une activité qui réhabilite. Or le tra- 
vail est souvent satisfaisant dans ce petit monde. 

Ma situation, écrit un débutant, s'est développée d'une 
manière incroyable depuis un an. Parti de très bonne 
heure je ne rentre chez moi que le soir vers neuf ou dix 
heures. Je déjeune toujours en courant, là où je suis. J'ai 
trente-cinq heures de leçons par semaine ici, et quatorze 
heures à Saint-Jean, en tout une cinquantaine d'heures. Je 
n'ai plus ni fêtes ni dimanches. Je comble mes rares vides 
par des accords : j'en fais en moyenne six par semaine ; je 
tiens toujours l'orgue à Notre-Dame; je joue dans les soi- 
rées; je m'occupe de la vente et de la réparation des 
pianos ; bref, je n'ai pas une minute à perdre. D'après tout 
ceci, inutile d'ajouter que la cécité m'a ouvert une carrière 
beaucoup plus avantageuse que celle que j'étais en droit 
d'attendre de mon origine. 

Un autre nous dira : 

J'ai dû commencer ma carrière avec des dettes ; aujour- 
d'hui, à part le courant de mes échéances commerciales, 
je ne dois plus rien à personne. J'ai un mobilier d'une 
valeur de 10.000 francs, 15 pianos, 1.000 francs de lutherie et 
2.000 francs de crédit commercial. J'ai fait, en 1911, à peu 
près 10.500 francs d'affaires, dont 6.000 francs de travail, et 
le reste en vente et locations ; cela fait 7.500 francs de béné- 
fice net. Combien je suis envié par mon frère et ma sœur ! 

Chez ceux qui sont parvenus à ces résultats l'adap- 
tation au milieu social ne comporte plus de heurts 



\ 



■X 



LA PSYCHOLOGIE DE L'AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 349 

en général que de loin en loin. Leur entourage s'habi- 
tue à les considérer peu à peu comme des êtres nor- 
maux, et là est le remède essentiel aux douleurs comme 
aux défauts de la cécité. Les entraves inévitables subsis- 
tent seules, dont on prend plus aisément son parti et 
qu'une organisation de jour en jour meilleure s'ef- 
force d'atténuer progressivement. Les mots de 
* accident heureux » ou de « catastrophe providen- 
tielle » parfois échappent, je ne dis pas sans doute 
aux natures les plus fines, mais aux plus, simples, qui 
nous laissent comprendre ainsi la cure merveilleuse 
que peuvent effectuer dans une âme d'aveugle une 
instruction appropriée, féconde en satisfactions 
intimes comme en résultats matériels, et un patronage 
intelligent. 

VIIï 

Un succès aussi encourageant indique clairement 
la voie à suivre. 

L'adaptation de l'aveugle au milieu social ne s'est 
pas faite partout suivant ce type. Souvent, sans 
doute, on s'est contenté de copier plus ou moins 
adroitement l'exemple de Paris, mais dans plusieurs 
pays l'œuvre de Haûy a été marquée d'une empreinte 
originale. Nous avons vu dt'jà que l'Allemagne a 
apporté son esprit de méthode minutieuse dans 
l'élaboration d'une éducation rationnelle des sens, 
tandis que l'Angleterre et l'Amérique s'attachaient 
surtout au développement physique, et que la France 
concentrait son principal effort sur la culture artis- 
tique. Comme dans la pédagogie, la variété des 
caractères nafronaux se retrouve dans les places 
diverses qui ont été faites aux aveugles parmi les 
clairvoyants. 

L'Allemagne semble s'en être tenue à \d concep- 
tion de llaiiy, mais elle a eu le mérite de l'exploiter 



350 LE MONDE DES AVE f G LES 

méthodiquement et d'en tirer un parti inespéré. 
Là, l'idéal des directeurs d'écoles semble être do faire 
de tous les aveugles des ouvriers, de les enrégimen- 
ter à la prussienne dans des ateliers-asiles, et, & la 
fois par l'internat et par une majoration artificielle 
des salaires, de les mettre à l'abri des difficultés 4e 
la vie. Plus en Allemagne on étouffe l'initiative indi- 
viduelle, plus en Amérique et en Angleterre 09 
s'efforce de la stimuler. Les directeurs américain! 
reprochent aux Allemands de former les aveugles à 
se contenter de leur triste sort plutôt que de les 
inciter à l'améliorer. Le but pour eux est do déve- 
lopper en chacun ses qualités naturelles, afin de 
mettre chacun dans les meilleures conditions pour 
courir la grande aventure de la vie. 

Ces diverses méthodes ont leurs mérites et leurs 
défauts. L'une compte peut-être trop peu sur l'in- 
dividu, et l'autre trop. Nous rêvons en France d'une 
assistance qui pourrait suivre l'aveugle de sa nais- 
sance à sa mort, et dont les liens d'une extrême 
souplesse, selon les besoins, se resserreraient ou se 
détendraient de manière à unir le maximum de 
liberté aru maximum de sécurité. Les méthodes étran- 
gères pourtant, à condition d'en corriger les excès, 
peuvent nous aider à améliorer la nôtre. A vrai dire, 
elles ne devraient pas s'exclure les unes les autres 
elles se complètent : l'atelier allemand, ou une orgar 
nisation analogue, comme celle qu'on a introduite de- 
puis une vingtaine d'années à l'école Braille de Sainte 
Mandé, s'impose peut-être pour les plus maladroits; 
la témérité anglo-saxonne est peut-être favorable 
aux plus vaillants, et c'est sans doute par ce que nous 
avons appelé la méthode française qu'on en conduit 
le plus grand nombre à réaliser plus ou moins com- 
plètement le rêve d'indépendance que tous portent 
au fond de leur cœur. 

Le progrès viendra d'une meilleure appropriation 






LA PSYCHOLOGIE DE L*AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 851 

aux besoins individuels de ces diverses conceptions 
qui sont issues de l'expérience. J'ai dit ailleurs, et 
ne puis redire ici sans m'éloigner de mon sujet, 
comment me semble devoir se poursuivre demain 
l'adaptation de 4'aveugle au milieu social. Les deux 
tâches essentielles qui s'imposent d'abord sont la 
réorganisation de notre enseignement spécial des 
aveugles et le perfectionnement de notre système 
de patronage. L'Etat seul peut nous donner cette 
réorganisation de l'enseignement dont j'ai essayé de 
marquer les principes. Le patronage est exercé 
principalement, chez nous, depuis vingt-cinq ans, 
par une œuvre magnifique, création d'un aveugle, 
M. Maurice de la Sizeranne, V Association Valentin 
jffaùy pour le bien des aveugles; elle a donné déjà 
des résultats admirables en développant l'instruction, 
en subvenant aux besoins individuels, en luttant 
contre le préjugé, surtout en organisant le petit 
monde spécial des aveugles pour faire face à leurs 
besoins matériels et moraux (bibliothèques, construc- 
truction d'appareils spéciaux de tout genre, publica- 
tions en points saillants, groupement des aveugles et 
de typlhophiles en vue d'une action commune, etc.). 
Aidée d'œuvres similaires qui la secondent, elle pour- 
suivra l'exécution de son large programme; elle 
viendra, plus efficacement encore que par le passé, 
en aide aux accordeurs et aux musiciens actuellement 
en période de crise, aux ouvriers surtout en suscitant 
la création d'ateliers qui chez nous sont beaucoup 
moins nombreux et moins bien organisés qu'en Alle- 
magne ou en Angleterre; elle s'efforcera de trouver 
des débouchés nouveaux à l'activité de l'aveugle et de 
faire prospérer ceux qui chez nous viennent de 
s'ouvrir : matelasserie, cordonnerie, enseignement 
des langues, surtout le massage. 

Héritière de la pensée de Valentin Haûy et de Louis 
Braille, elle n'oubliera pas que seule, pour l'aveugle, 



352 LE MONDE DES AVEUGLES 

l'assistance par le travail est efficace, parce que seul 
le travail rémunérateur assure son adaptation au 
milieu social. Le but auquel doivent tendre tous les 
efforts, aussi bien du patronage que de renseigne- 
ment réorganisé, c'est de permettre au plus grand 
nombre possible d'aveugles de se suffire par leur 
travail. 



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TABLE DES MATIERES 



PREMIÈRE PARTIE 

L'INTELLIGENCE 

Pages 

Chapitre I. — Les faculté! intellectuelles • . 1 

I. — L'intelligence de V aveugle et V opinion 1 

II. — Les notions inaccessibles à Vaveugle 5 

III. — V acquisition des idées , 7 

IV. — Les enseignements de V expérience 13 

V. — Particularités intellectuelles 16 

Chipitre II. — La culture intellectuelle et l'alphabet 

Braille 23 

I. — La psychologie de la lecture tactile 23 

II. — Les avantages de V alphabet Braille 30 

III. — Les conquêtes et les applications de Valphabet 

Braille 35 

IV. — La mise en valeur de Valphabet Braille et la ' 

bibliothèque des aveugles 38 

Chapitre III. — Le travail intellectuel : une expérience. 43 

I. — Le travail d'érudition est accessible aux aveugles. 

La préparation 44 

II. — V exécution 47 



DEUXIÈME PARTIE 

LA SUPPLÉANCE DES SENS ET L'ACTIVITÉ 

DE L'AVEUGLE 

Chapitre IV. — La suppléance des sens. Sa nature et 

son mécanisme ' 56 



I. — La suppléance et la légende 5G 

II. — Influence de la perte d'un sens sur les autres 

sens 61 

III. — La suppléance est d'ordre purement psycholo- 

gique 66 

IV. — Rôle de Vattention dans le développement du 

toucher 70 



354 TABLE DES MATIÈRES 

Êages 

V. — Rôle des associations, 75 

VI. — Rôle de la mémoire sensorielle 78 

VIL — Conclusion 80 

Chapitre V. — Le sens des obstacles 84 

I. — Il ne s'agit pas d'un sixième sens 84 

II. — Les sensations d'obstacles sont dues principale- 
ment à des impressions auditives. ...... 86 

III. — Leur localisation 93 

Chapitre VI. — La faculté d'orientation 100 

I. — Les faits et leur explication • • . 10'.' 

II. — Rôle du sens des obstaàles i' 

III. — Rôle de l'ouïe, de V odorat et du toucher 104 

IV. — Rôle de la mémoire musculaire 106 

V. — Les difficultés 110 

Chapitre VII. — La gymnastique et les jeux 112 

I. — La gymnastique et son utilité pour V aveugle ♦ . 112 

II. — Les exercices en plein air et les jeux athlétiques, llfi 
III. — Importance des années d'enfance 123 

Chapitre VIII. — Indications sur l'activité physique de 

l'aveugle 128 

I. — Projet oVune étude méthodique de la suppléance 

des sens 128 

II. — Le matériel de la vie courante, • . . • ... . 130 

III. — L'action dans la maison 137 

IV. — L'aveugle en voyage 143 

V. — Exemples de formes d'activité exceptionnelles : 

un aveugle électricien 145 

VI. — Un aveugle ébéniste et facteur de pianos, . . . 149 

VII. — Conclusion 153 

TROISIÈME PARTIE 

LA SUPPLÉANCE DES IMAGES ET LE MOBILIER 

DE L'ESPRIT 

Chapitre IX. — Les images spatiales issues du toucher. 156 

I. — Opinion de Diderot sur les images spatiales de 

l'aveugle 156 

II. — Les données de l'expérience : comparaison de la 

sensation tactile et de V image tactile 160 

III. — La transformation de la sensation analytique en 

image synthétique 164 

Chapitre X. — L'espace tactile et l'espace visuel . . . 168 

I. — Le sens commun n'établit pas de distinction entre 

l'espace tactile et l'espace visuel 168 



TABLE DES MATIÈRES 355 

Pagei 

II. — Le temps substitut pour Vaveugle de V espace des 

voyants : observation de Platiner 174 

III. — Théorie de M. Dunan qui accorde à l'aveugle un 

espace différent de celui des voyants .... ; 176 

IV. — Conclusion 182 

Chapitre' XL — Valeur des images spatiales issues du 

toucher. • . . . 185 

I. — Dans quelle mesure elles peuvent suppléer les 

images visuelles .*.........•... 185 

IL — Propriétés qui les disposent à ce rôle 189 

III. — Utilité pour V exercice de la pensée 192 

IV. •— Utilité pour l'action : dans la pratiquera la sen- 

sation tactile trop lente à construire se subs- 
titue, le plus souvent, un groupe d'images revi- 
viscences . • . . . . • . • • » . •»••••• 1V4 
V. .— L'imagination de V espace concret et son râle, . 197 

Chapitre XII. — La conquête des représentations spa- 
tiales 201 

I. — Difficultés de cette conquête 201 

IL — La main comme organe du toucher 204 

III. — Analyse de la palpation par la main 206 

IV. — La psychologie du toucher dans les limites de 

V espace manuel 210 

V. — La psychologie du toucher et la palpation des 

objets de grandes dimensions. ........ 214 

VI. — Détermination de la position des objets éloignés. 218 

VIL — Rôle capital de f audition 222 

VIII. — Le toucher et la vue • . . . 226 

IX. — L'éducation du toucher et de Vouïe* ...... 229 



QUATRIÈME PARTIE 
INDICATIONS SUR LA VIE AFFECTIVE 

Chapitre XIII. — Les personnes et les choses 233 

1. — Les qualités affectives des sensations et des 
images visuelles; leurs substituts dans la con- 
science de Vaveugle 233 

II. — Sensations et images qui individualisent : la 

voix y la pression de la main, les parfums. . . 235 

III. — Valeur affective de ces impressions 238 

IV. — Synthèse de ces impressions 244 

V. — Les choses : la maison ••• 245 

Chapitre XIV. — La Nature et les voyages 248 

I. — Les sensations et images 248 

II. — Leur valeur affective. 252 



356 TABLE DBS MATIÈRES 

Pages 

III. — Le beau objectif dan* la nature 258 

IV. — Les voyages • . . • 259 

Chapitre XV. — L'art 265 

I. — La musique 265 

II. — Le toucher et le sentiment esthétique 270 

III. — La suppléance du toucher dans les arts de la vue 

et ses limites 275 

IV. — La sculpture 282 

V. — Varchitecture •• • 287 

VI. — Supériorité des aveugles qui ont conservé des 

souvenirs visuels . 290 

Chapitre XVI. — La poésie 293 

I. — Le problème. V imagination et les aveugles. . . 293 

II. — La musique des vers et les poètes aveugles. . . 295 
III. — Suppléance des éléments visuels par les images 

spatiales tactiles et musculaires 298 

iV. — Suppléance par des équivalents 303 

V. — Suppléance par des associations de sentiments . 307 

VI. — Les résultats 311 

VII. — 315 



CINQUIÈME PARTIE 
PSYCHOLOGIE DE L'AVEUGLE |EN SOCIÉTÉ 

Chapitre XVII. — Conditions de l'adaptation au milieu 

social. La grande douleur de la cécité 317 

I. — Les aveugles ne constituent pas une classe (con- 
clusion des quatre parties précédentes). . . . 317 
II. — La sociabilité de V aveugle 325 

III. — Obstacles oui proviennent de son infériorité dans 

Vactivite physique 327 

IV. — Autres obstacles 329 

V. — La grande douleur de la cécité réside dans ces 

difficultés d'adaptation 331 

VI. — Les dangers moraux qu'elles comportent .... 339 
VII. — Une expérience concluante : le rendement de Vins- 

titution Nationale de Paris 343 

VIII. — La tâche de demain 349 



1836-8-18 — PARIS. — IMF. HEMMERLÉ II C\ 



Bibliothèque clo Philosophie ««tient ifi<i ne (mite) 



V PSVCH0L06IE ET PHILOSOPHIE 



UENEL (Vicomte Georges d'). Le Nivelle- 
ment des Jouissances. 

BALDENSPERGER (F.), chargé de cours à la 
Sorbonne. La Littérature. 

BELLET (Daniel), professeur à l'Ecole libre des 
Science» politiques. Le Mépris des lois et 
ses conséquences sociales. 

BERGSON, POINCARÉ, Ch. GIDE, Etc., Le Maté- 
rialisme setuel (8* mille). 

BINET (A.)* directeur de Laboratoire a la Sor- 
bonne. L'Ame et le Corps ^10 mille). 

BINET (A.). Les Idées modernes sur les 
enfants (14* mille). 

BOHN (0' G.). La Naissance de l'intel- 
ligence (40 ligures» <6* mille). 

BOUTROUX (E.), de ilnsiitut. Science et 
Religion (18* "ùUe,. 

C0LS0N(C.), de l'Institut. Organisme écono- 
mique et Désordre social >.;V m:iM. 

GRUET (J.), avocat à la c r d'appel. La Vie du 
Droit et l'impuissance des Lois v 5* m. ». 

OAUZAT (Alberto docteur es lettres. La Phi- 
losophie du Langage ('i* mille). 

DRONARD (D r G.*>. Le Rêve et l'Action. 

DUfiAS (L.)> "grt'Ré 'i<: l > :. ; :v^wi:e. La Mé- 
moire et l'Oubli. 

DWELSHAUVERS (Georges., ,-: •; :. . ;IV.. 
versilé de Bruxelles L 'Inconscient, 

GUIGNEBERT (C.\ i-bar^ a- ...,; .i-s .. . . Nr- 
bonne. L'Evolution des Dogmes :!' 

HACHET-SOUPLET {P... J.:^:.. ..• J* i'h^i. ! .u 
Psychologie. La Gcmèse de.-; !n»i*i.«:i*. 

HANOTA'JX (Gscrie «.- . >:«.', ,••::.■■ ■:.. ;•..>* 
Ls Démocratie ei ic f> avait. 

JAMES (Vb'iiln.-n., .h- 
de l'Expérience • 



JANES(Williim).La Volonté de Croire i6«s ) 

JANET (D r Pierre), de l'Insuiui, proie»stur au 
Collège de France. Les Névroses -:8 e m.). 

LE BON (D r Gustiwa). Psychologie de l'Édu- 
cation (23* mille). 

LE BON (D r Gustive). La Psychologie poli- 
tique (li* mille). 

LE BON 'D' Gustive). Les Opinions et le» 
Croyances (12* mille). 

LE BON <.D r Gustive). La Vie des Vérités 

(9« mille). 

LE BON (D r Gustive). Enseignements Psy- 
chologiques de la Guerre :U*!i:i!l«;>. 

LE BON iD r Gustave}. Premières Consé 
quences de la Guerre "« <i.i>> 

LE BON (D r Gustave-. Hier et Demain 
Pensées brèves (10* m .'m; 

LE DAN1EC. Savoir! •.«.«' m..:-, 

LF DAN TEC. L'Athéisme l.V :«'.!> ". 

LE CANfLC. Science et Conscience^ a ) 

LE 3AN?fcC L'Egoisme .ipin.i:--. 

LE DANTEC. La Science de la Vie ï>> m.). 

LEGRAND (D' M. -A.;. La Longévité. 

L0MBR0S0. Hypnotisme et Spiritisme 

(8* mille). 

MACH. La Connaissant t, et : Ln-eur : Va. 

MAXWELL, i * ;'•»:•!..' ti !* Société b» i:. 

P'CAAl) '.Fj^-n- • Lt Di oit pur » • !.. - . 

' \'-T\ : .M'iV!.-'..'-'!- r '• -. •i-'» îî^ 1 -)-.:.' 
.*—. '■".M >;jt.'»n de •*» Mémoire "■ 



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JAMES -VYii'.im;. Le h. agTstivTie ?• r.< • 



la Ph >i .^« a 3pme moderne i • r-..tr . 
ty.iuvj\ .",.-. i € Sommeil et .'efr Rêve» 
ri:it»..»p,ije j ;_-,• r.i : . 

2 ■■■'.-. i.ç Vont** ties Aveuglée ,'i 



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r 



Bibliothèque de Philosophie scientifique 

DIRIGÉE PAR LE D r GUSTAVE LE BON 

I e SCIENCES PHYSIQUES ET NATURELLES 



BACHELIER (Louis), Doueur è» sciences. Le 
Jeu, la Chance et le Hasard (4* mille). 
BELLE1 (Dinie», prof a l'École de* Sciences 
politique». L'Évolution de l'Industrie. 
BERGE T (A.), pro tenseur a l'iuatttut océanogra- 
phique. La Vie et la Mort du Globe (?•■.). 
BERGET (A.). Les problèmes de l'Atmos- 
phère {27 liguiea;. 

BERTIN (L.-E.j, de l'Institut. La Marine 
moderne (66 figure»; v 5* mille:. 

BlGOUROAN, de l'Institut. L'Astronomie 

(50 ligures) ^6* milie.. 

BLARiNGHEN iL.>. Les Transformations 
brusques des êtres vivants (49 ligures;. 
(5* nulle;. 

B01NE1 (0'„ prof de Clinique médicale. Les 
Doctrines médicales •;?• mille,.. 
BONNiER (Gaston), de l'Institut. Le Monde 
végétal (230 liguies; il* mille;. 

BONNIER ;O r Pierre;, Défense organique 
et Centres nerveux. 
BOUTY (E.), de l'Institut. La Vérité scien- 
tifique, sa poursuite .5* mille.. 
BOUVIER. E.-l. . m-iui>ii> .kilnsuiu. La Vie 
Psychique des Insectes. 
BRuNKfcS (B.). pnle»seur de physique. La 
Dégradation de l'Energie (8* mille.. 
BURNET t'O r Etunitt. de l'institut Pasteur. 
Microbes et Toxines .71 ng.) «g* miliei. 
CAULLERY •. SSau'îCî.-. j«: Meneur h !h Sorh^nne. 
Les Problèmes de la Sexualité. 4* m.) 
COLSON (A!Nn>, \,:»'->>^.n<. h llùoS? h„>- 
te<*hfi:qi:e. L'Essor de ia Chimie ••.;• a.*., 
COMBAKIEU (J.ï, i*hai(ré .le .--■».!*. i-î i\ Ii^e 
d* rVh-: * L» Musique 12* mille. 
OAS'.Ri C' A. x .. Je l'Institut, protVhseîir a la 
>orl.o::ïîf La Vie et la Mort '.l(i* mil.e 

ïiLii-L *. . .ir i, *!ii.i; r; GCLDSIIIli ;« ). 
Le* Théories de l'Evolution i7* mine}. 
Cf. A3' Y . .j.> :«•;<:,:.;•. et GCLCSHITH (■.), 
La Parthénogenèse. 

r.' m : P. . ii-..'.-«i-'.i- h ! i V* !•• M •»«• :::•• 
. .• -..a Sm-iice et la Réalité •'■' •*• " 
•;;.■"•" " " . ' . "i.-î. Le* Tr.«ri»for- 

••• •'. Ma *lu MoiiA« an'ina: '• .i- 
>•'..:'. m. Le*» Concepts :t»-u5a 
.••»t*r»ti».:;. ** \h Sc""ïi'.*e 
. ••.:•. •:. . : û Biotaftitt nu-'na'ne '** •:.'.. 
'*'• i.«s ^ar^'les mor-v- •»•»••!•••? 

* ' •' • .. ex s ; ».v -•.•- f- •.:* : 



(«"'S (D ' J) * *-*"****«• ««"■•rne 

HÈRICOURT ,0'j.,. Les Maladies des 
sociétés» 

HOUSSAY (F.), professeur i la Sorbonne. 

Hature et Sciences naturelles >T milieu 

JOUBIN (Dr L.), professeur au Muséum. La 

Vie dans les Océans (45 figures . (6* mille) 

LAUNAt (L. di), de l'Institut L'Histoire de 

la Terre (12* mille). 

LAUNAY (L. des de l'Institut. La Conquête 

minérale (5* mille). 

LE BON (O'Qustavei. L'Évolution de la 

Matière, avec 63 figures <33 a mille;. 

LE BON (0' Gustive:. L'Évolution des 

Forces (42 figures; (19' mule,. 

LECLERC OU SABLON («Y.. Les incertitudes 

de la Biologie 24 n>nrea (4* mille). 

LbCORNU (Léon), membre de l'Institut. La 

Mécanique. 

LE OANTEC (F.). Les Influences Ances- 

traies (13 a mi!ie). 

LE OANIEG (FA La Lutte universelle (10* ■) 
LE OANTEC [fx De l'Homme à la Science 

(8* mille). 

MARTEL, directeur de La Nature. L'Évolu- 
tion souterraine (80 ligures) (6* mille). 
IEUNIER i.S... professeur au Muséum. Les 
Convulsions de la Terre '35flg.)(5*m.) 
MEUNIER (S.)- j-roiessiuir au Muséum. His- 
toire géologique de la Mer. 
DSTWALOiW. .L'Evolution d'une Solenee, 
la Chimie x 8* mille'. 

PEHRlER>Edm.:-.ir.'}iiib. de l'Institut, direct, du 
Maiéum. ATraversie Monde vivant.(5'a.) 
PICARD (Émili... le iliismut. professeur i la 
Sorbonue. La Science moderne (12* mille). 
POINCARÉ'H.), i» . 'nstiiuï. prof à la Sorbonne. 
La Science et l'Hypothèse (28* mille). 
POINCARE h.. La Valeur de la Science 

•#'_• i, -s',, , 

••aXGARr ». Science et Méthode <15< s.). 
•MîfcCARt-r. Dernières Pensées (10* m.) 
?G : V„Anr '.jc:»-. . ••.' m: M M de l' Instruction 
!>-.b:.-;'.iv. La Physique moderne (18* m.). 
•'JM'W .,£.•■ .L'Électricité (14* mille). 
•■."-?.?,-& L'Aéronautique (68 figures) 



' I" m.. ■ ^ ■* • 



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■ Vol mécanique. Les 

:! •"v ,, -'S.. 
s ^ . !ï • -.-.!".•• s l'Ecole de Gri- 
A.gr.culifre moderne (6* m.). 



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WHtV.OFMICM. 
USRARY 



UNIVERSITY OF MCHtQAN 



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